Jazz Brugge. Bruges, Belgique, 05 & 06/10.
Jazz Brugge. Bruges, Belgique, 05 & 06/10.
Il est toujours rageant de devoir prendre en cours (pour des raisons d’obligations bassement matérielles) un festival qui ne dure que quelques jours, et encore plus si pour les mêmes motifs on doit le quitter avant la fin. Mais à Jazz Brugge, surtout quand on le fréquente depuis quelques années, on se sent d’emblée chez soi et prêt, dès la descente du train, à assister au premier concert.
Le duo Hans Lüdemann (p, claviers)/Sébastien Boisseau (b), en l’occurrence, dans la Kamermuzieksaal (salle de musique de chambre) du magnifique Concertgebouw, à l’orée de la Bruges historique. On adhère ou pas au procédé qui permet au pianiste d’ajouter aux notes de son instrument acoustique des timbres modifiés par ordinateur via ses claviers (notes distordues telles que pourrait en produire une guitare ou sons carrément étrangers à la gamme tempérée, bref tout ce qu’il inclut dans la notion de « piano virtuel »). Ces manipulations, qu’on peut trouver visuellement dérangeantes en concert, ont en tout cas le mérite de créer une atmosphère parfaitement originale et souvent envoutante à laquelle la basse de Boisseau apporte le complément de son timbre boisé et de son impeccable placement rythmique. Tous deux sont d’indéniables virtuoses et les passages purement acoustiques de leur répertoire le montrent clairement, que ce soit en tempos vivaces ou sur les thèmes d’inspiration plus romantiques. Quant aux distorsions sonores, s’y faire est sans doute une question d’habitude car elles fonctionnent de toute évidence non comme un gimmick mais comme une recherche sonore.
La recherche sonore, on la retrouve évidemment au sein du projet « A Trace of Grace » de Michel Godard autour de l’œuvre de Monteverdi. Débutant par un duo du leader au serpent avec l’incroyable voix d’arrière-gorge de Gavino Murgia qui fonctionne tantôt comme ligne de chant tantôt comme ligne de basse, ce concert mit dès les premières minutes le public en état de… grâce. L’ajout d’un théorbe (Bruno Helstroffer) et d‘une chalémie, sorte de hautbois pré-baroque, (Katarina Baüml) — Murgia passant de son côté au saxophone soprano et Godard à la basse électrique — prolongea la magie avant que la voix magnifique de Guillemette Laurens ne rejoigne ses comparses. En pays flamand — qui participa tant au renouveau de la musique baroque via les frères Kuijken, Philippe Herreweghe ou René Jacobs — il est particulièrement intéressant d’être témoin de l’accueil chaleureux que reçoit la tentative de « fusion » de Michel Godard, qui laisse assez indifférents les milieux du classique et du jazz en France. Un désintérêt peu compréhensible, à moins de l’imputer au cloisonnement des mentalités et des oreilles. Outre la simple beauté des arrangements et des sonorités, la compatibilité des deux univers est évidente et donne, sous la direction d’un leader qui a toujours aimé franchir les barrières, une incroyable palette de couleurs et de nuances et des trouvailles remarquables : un théorbe qui phrase jazz, une basse électrique (étrange dans ce contexte acoustique et chambriste) qui soutient une soprano baroque, un tuba qui dialogue avec une chalémie qui improvise, une voix d’outre-tombe venue du folklore sarde qui ajoute son grain de sel terrien à l’ensemble… La magie, vous dit-on !
Autre mélange celui qu’a voulu créer, sous l’appellation d’Aka Balkan Moon le trio Aka Moon — Fabrizio Cassol (as), Michel Hatzigeorgiou (elb), Stéphane Galland (dm) augmenté du pianiste Fabian Biondini — et cinq musiciens bulgares (kaval — la flûte locale —, violon, voix, sax soprano et percussions). J’avoue être moins sensible aux mélopées d’Europe centrale qu’aux mélodies de Monteverdi, et dans le cas des premières leur prééminence dans le mélange fait que le jazz est en quelque sorte au service d’un folklore plus ou moins clos sur ses rythmes et ses modes auquel il superpose son langage harmonique et ses codes d’improvisation sans que l’osmose se fasse vraiment. Le Lendemain midi, c’est le duo de Pierre Favre (dm) et Samuel Blaser (tb) qui inaugure une journée pluvieuse sous les voûtes boisées de l’ancien Hôpital St. Jean. Un duo qu’on ne voit guère en France pour des raisons que je renonce d’avance à explorer et qui réunit deux musiciens que séparent plusieurs décennies mais que tout rapproche sur le plan musical. Blaser fait d’ailleurs partie de divers groupes dirigés par le batteur qui, pour ce duo, a réduit son kit à des proportions minimales au regard du nombre de cymbales, de gongs et de fûts qu’on l’a vu déployer jadis. C’est donc un dialogue très jazz qui s’établit entre le trombone fluide et virtuose de l’un — dont la coulisse semble recéler toute l’histoire de l’instrument — et les baguettes et balais de l’autre, foisonnants de rythmes et de sons allant du friselis de cymbales au groove de toms le plus touffu. Une belle rencontre qui, plaçant l’échange et l’écoute au plus haut niveau, s’aventure sur des terres vierges pour conter de pittoresques et brèves histoires ancrées chacune à sa façon dans la chair vibrante du son.
Le pianiste Kris Defoort est clairement l’enfant du pays et, non content d’être né à Bruges, il a abondamment enregistré sur le label WERF dont les responsables sont également les initiateurs de Jazz Brugge. En solo, il attire un public nombreux dans la Kamermuzieksaal, que les fauteuils qui jalonnent sa configuration en colimaçon rectangulaire ont du mal à accueillir tous. Une version habilement déstructurée de « Caravan » débute le récital et évolue vers une méditation lente et sinueuse sur les harmonies du standard de Juan Tizol qui y gagne en romantisme ce qu’il perd en clichés. Suivra une réflexion sur le « Lonely Woman » d’Ornette puis sur un thème de Monk, accordant toutes deux autant de place au silence et laissant transparaître des influences classiques dans un mode de jeu sophistiqué qui privilégie les traits de virtuosité par rapport au swing. Une approche très « européenne » du piano à laquelle on pourra reprocher un certain intellectualisme et un lyrisme excessivement contrôlé.
Rien de tel avec le Tinissima Quartet de Francesco Bearzatti (ts, cl) et son nouveau programme « Monk ‘n’ roll » consacré à la musique de Thelonious Monk et au rock ‘n’ roll. « Misterioso » en ouverture, débouchant sur un « Bemsha Swing » binaire et rugueux sur lequel les deux principaux solistes rivalisent de créativité expressionniste. Giovanni Falzone (tp) et Bearzatti avec leur look de bad boyz, à mi-chemin entre les blues brothers et un duo punk, et leur inventivité proprement jazz constituent une front line de choc admirablement soutenue par la puissance de Danilo Gallo (elb) et Zeno de Rossi (dm). « Trinkle Tinkle », « I Mean You », « ‘Round Midnight » (revu et corrigé à la Sting)… se verront ainsi traités tour à tour avec une imagination et une énergie qui ravivent la verve mélodique de Monk tout en la respectant et qui habillent ses thèmes de couleurs inédites. Clarinette, ténor et pédales, trompette, effets et diversité de sourdines, sifflets, voix : le Tinissima Quartet fait feu de tout bois au point qu’on oublie parfois qu’ils ne sont que quatre, ose tisser des ponts entre Monk et Hendrix (par exemple) e
t enthousiasme le public. Qui d’ailleurs pourrait résister à une telle tornade de pur plaisir de jouer… et de donner du plaisir.
Un hommage chasse l’autre, mais celui d’Aldo Romano à Don Cherry a du mal à convaincre après celui de Tinissima à Monk. D’abord parce que l’un projetait l’œuvre du pianiste/compositeur dans un monde ludique et coloré qui le prolongeait alors que l’autre réduit la dimension ludique et folklorique des opus du cornettiste à une sorte de trame post bop jouée sans grande fantaisie. Ensuite parce que dans la classique et sempiternelle forme thème/solos/thème qu’adopte cet hommage à Don Cherry on ne retrouve pas grand chose de ce qui faisait la spécificité de la musique du dédicataire (quelle que soit par ailleurs la virtuosité des jeunes souffleurs — Géraldine Laurent (as), Fabrizio Bosso (tp) —, qui aimeraient parfois se libérer de ce carcan, semble-t-il), et pas — en tout cas — cette « communion » qu’il a fréquemment suscitée autour de sa personne. Un hommage bien raide, donc, par un quartet dont on comprend mal pourquoi il a choisi ce prétexte plutôt que de se consacrer à un répertoire original.
Quant au groupe belgo-batave Electric Barbarian, qui terminait la soirée dans le hall d’entrée du Concertgebouw, j’avoue que son volume sonore m’a dissuadé d’écouter assez longtemps pour pouvoir en parler son mélange de cordes, de trompette, de claviers, de platines et de batterie censé évoquer le « fantôme de Langston Hughes ».
Soit — même si je n’en vis qu’une moitié — une nouvelle édition de Jazz Brugge ouverte et éclectique qui permit entre autres, comme chaque fois, d’entendre des groupes que le manque de curiosité des programmateurs français empêche de voir dans l’Hexagone.
Thierry Quénum
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Jazz Brugge. Bruges, Belgique, 05 & 06/10.
Il est toujours rageant de devoir prendre en cours (pour des raisons d’obligations bassement matérielles) un festival qui ne dure que quelques jours, et encore plus si pour les mêmes motifs on doit le quitter avant la fin. Mais à Jazz Brugge, surtout quand on le fréquente depuis quelques années, on se sent d’emblée chez soi et prêt, dès la descente du train, à assister au premier concert.
Le duo Hans Lüdemann (p, claviers)/Sébastien Boisseau (b), en l’occurrence, dans la Kamermuzieksaal (salle de musique de chambre) du magnifique Concertgebouw, à l’orée de la Bruges historique. On adhère ou pas au procédé qui permet au pianiste d’ajouter aux notes de son instrument acoustique des timbres modifiés par ordinateur via ses claviers (notes distordues telles que pourrait en produire une guitare ou sons carrément étrangers à la gamme tempérée, bref tout ce qu’il inclut dans la notion de « piano virtuel »). Ces manipulations, qu’on peut trouver visuellement dérangeantes en concert, ont en tout cas le mérite de créer une atmosphère parfaitement originale et souvent envoutante à laquelle la basse de Boisseau apporte le complément de son timbre boisé et de son impeccable placement rythmique. Tous deux sont d’indéniables virtuoses et les passages purement acoustiques de leur répertoire le montrent clairement, que ce soit en tempos vivaces ou sur les thèmes d’inspiration plus romantiques. Quant aux distorsions sonores, s’y faire est sans doute une question d’habitude car elles fonctionnent de toute évidence non comme un gimmick mais comme une recherche sonore.
La recherche sonore, on la retrouve évidemment au sein du projet « A Trace of Grace » de Michel Godard autour de l’œuvre de Monteverdi. Débutant par un duo du leader au serpent avec l’incroyable voix d’arrière-gorge de Gavino Murgia qui fonctionne tantôt comme ligne de chant tantôt comme ligne de basse, ce concert mit dès les premières minutes le public en état de… grâce. L’ajout d’un théorbe (Bruno Helstroffer) et d‘une chalémie, sorte de hautbois pré-baroque, (Katarina Baüml) — Murgia passant de son côté au saxophone soprano et Godard à la basse électrique — prolongea la magie avant que la voix magnifique de Guillemette Laurens ne rejoigne ses comparses. En pays flamand — qui participa tant au renouveau de la musique baroque via les frères Kuijken, Philippe Herreweghe ou René Jacobs — il est particulièrement intéressant d’être témoin de l’accueil chaleureux que reçoit la tentative de « fusion » de Michel Godard, qui laisse assez indifférents les milieux du classique et du jazz en France. Un désintérêt peu compréhensible, à moins de l’imputer au cloisonnement des mentalités et des oreilles. Outre la simple beauté des arrangements et des sonorités, la compatibilité des deux univers est évidente et donne, sous la direction d’un leader qui a toujours aimé franchir les barrières, une incroyable palette de couleurs et de nuances et des trouvailles remarquables : un théorbe qui phrase jazz, une basse électrique (étrange dans ce contexte acoustique et chambriste) qui soutient une soprano baroque, un tuba qui dialogue avec une chalémie qui improvise, une voix d’outre-tombe venue du folklore sarde qui ajoute son grain de sel terrien à l’ensemble… La magie, vous dit-on !
Autre mélange celui qu’a voulu créer, sous l’appellation d’Aka Balkan Moon le trio Aka Moon — Fabrizio Cassol (as), Michel Hatzigeorgiou (elb), Stéphane Galland (dm) augmenté du pianiste Fabian Biondini — et cinq musiciens bulgares (kaval — la flûte locale —, violon, voix, sax soprano et percussions). J’avoue être moins sensible aux mélopées d’Europe centrale qu’aux mélodies de Monteverdi, et dans le cas des premières leur prééminence dans le mélange fait que le jazz est en quelque sorte au service d’un folklore plus ou moins clos sur ses rythmes et ses modes auquel il superpose son langage harmonique et ses codes d’improvisation sans que l’osmose se fasse vraiment. Le Lendemain midi, c’est le duo de Pierre Favre (dm) et Samuel Blaser (tb) qui inaugure une journée pluvieuse sous les voûtes boisées de l’ancien Hôpital St. Jean. Un duo qu’on ne voit guère en France pour des raisons que je renonce d’avance à explorer et qui réunit deux musiciens que séparent plusieurs décennies mais que tout rapproche sur le plan musical. Blaser fait d’ailleurs partie de divers groupes dirigés par le batteur qui, pour ce duo, a réduit son kit à des proportions minimales au regard du nombre de cymbales, de gongs et de fûts qu’on l’a vu déployer jadis. C’est donc un dialogue très jazz qui s’établit entre le trombone fluide et virtuose de l’un — dont la coulisse semble recéler toute l’histoire de l’instrument — et les baguettes et balais de l’autre, foisonnants de rythmes et de sons allant du friselis de cymbales au groove de toms le plus touffu. Une belle rencontre qui, plaçant l’échange et l’écoute au plus haut niveau, s’aventure sur des terres vierges pour conter de pittoresques et brèves histoires ancrées chacune à sa façon dans la chair vibrante du son.
Le pianiste Kris Defoort est clairement l’enfant du pays et, non content d’être né à Bruges, il a abondamment enregistré sur le label WERF dont les responsables sont également les initiateurs de Jazz Brugge. En solo, il attire un public nombreux dans la Kamermuzieksaal, que les fauteuils qui jalonnent sa configuration en colimaçon rectangulaire ont du mal à accueillir tous. Une version habilement déstructurée de « Caravan » débute le récital et évolue vers une méditation lente et sinueuse sur les harmonies du standard de Juan Tizol qui y gagne en romantisme ce qu’il perd en clichés. Suivra une réflexion sur le « Lonely Woman » d’Ornette puis sur un thème de Monk, accordant toutes deux autant de place au silence et laissant transparaître des influences classiques dans un mode de jeu sophistiqué qui privilégie les traits de virtuosité par rapport au swing. Une approche très « européenne » du piano à laquelle on pourra reprocher un certain intellectualisme et un lyrisme excessivement contrôlé.
Rien de tel avec le Tinissima Quartet de Francesco Bearzatti (ts, cl) et son nouveau programme « Monk ‘n’ roll » consacré à la musique de Thelonious Monk et au rock ‘n’ roll. « Misterioso » en ouverture, débouchant sur un « Bemsha Swing » binaire et rugueux sur lequel les deux principaux solistes rivalisent de créativité expressionniste. Giovanni Falzone (tp) et Bearzatti avec leur look de bad boyz, à mi-chemin entre les blues brothers et un duo punk, et leur inventivité proprement jazz constituent une front line de choc admirablement soutenue par la puissance de Danilo Gallo (elb) et Zeno de Rossi (dm). « Trinkle Tinkle », « I Mean You », « ‘Round Midnight » (revu et corrigé à la Sting)… se verront ainsi traités tour à tour avec une imagination et une énergie qui ravivent la verve mélodique de Monk tout en la respectant et qui habillent ses thèmes de couleurs inédites. Clarinette, ténor et pédales, trompette, effets et diversité de sourdines, sifflets, voix : le Tinissima Quartet fait feu de tout bois au point qu’on oublie parfois qu’ils ne sont que quatre, ose tisser des ponts entre Monk et Hendrix (par exemple) e
t enthousiasme le public. Qui d’ailleurs pourrait résister à une telle tornade de pur plaisir de jouer… et de donner du plaisir.
Un hommage chasse l’autre, mais celui d’Aldo Romano à Don Cherry a du mal à convaincre après celui de Tinissima à Monk. D’abord parce que l’un projetait l’œuvre du pianiste/compositeur dans un monde ludique et coloré qui le prolongeait alors que l’autre réduit la dimension ludique et folklorique des opus du cornettiste à une sorte de trame post bop jouée sans grande fantaisie. Ensuite parce que dans la classique et sempiternelle forme thème/solos/thème qu’adopte cet hommage à Don Cherry on ne retrouve pas grand chose de ce qui faisait la spécificité de la musique du dédicataire (quelle que soit par ailleurs la virtuosité des jeunes souffleurs — Géraldine Laurent (as), Fabrizio Bosso (tp) —, qui aimeraient parfois se libérer de ce carcan, semble-t-il), et pas — en tout cas — cette « communion » qu’il a fréquemment suscitée autour de sa personne. Un hommage bien raide, donc, par un quartet dont on comprend mal pourquoi il a choisi ce prétexte plutôt que de se consacrer à un répertoire original.
Quant au groupe belgo-batave Electric Barbarian, qui terminait la soirée dans le hall d’entrée du Concertgebouw, j’avoue que son volume sonore m’a dissuadé d’écouter assez longtemps pour pouvoir en parler son mélange de cordes, de trompette, de claviers, de platines et de batterie censé évoquer le « fantôme de Langston Hughes ».
Soit — même si je n’en vis qu’une moitié — une nouvelle édition de Jazz Brugge ouverte et éclectique qui permit entre autres, comme chaque fois, d’entendre des groupes que le manque de curiosité des programmateurs français empêche de voir dans l’Hexagone.
Thierry Quénum
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Jazz Brugge. Bruges, Belgique, 05 & 06/10.
Il est toujours rageant de devoir prendre en cours (pour des raisons d’obligations bassement matérielles) un festival qui ne dure que quelques jours, et encore plus si pour les mêmes motifs on doit le quitter avant la fin. Mais à Jazz Brugge, surtout quand on le fréquente depuis quelques années, on se sent d’emblée chez soi et prêt, dès la descente du train, à assister au premier concert.
Le duo Hans Lüdemann (p, claviers)/Sébastien Boisseau (b), en l’occurrence, dans la Kamermuzieksaal (salle de musique de chambre) du magnifique Concertgebouw, à l’orée de la Bruges historique. On adhère ou pas au procédé qui permet au pianiste d’ajouter aux notes de son instrument acoustique des timbres modifiés par ordinateur via ses claviers (notes distordues telles que pourrait en produire une guitare ou sons carrément étrangers à la gamme tempérée, bref tout ce qu’il inclut dans la notion de « piano virtuel »). Ces manipulations, qu’on peut trouver visuellement dérangeantes en concert, ont en tout cas le mérite de créer une atmosphère parfaitement originale et souvent envoutante à laquelle la basse de Boisseau apporte le complément de son timbre boisé et de son impeccable placement rythmique. Tous deux sont d’indéniables virtuoses et les passages purement acoustiques de leur répertoire le montrent clairement, que ce soit en tempos vivaces ou sur les thèmes d’inspiration plus romantiques. Quant aux distorsions sonores, s’y faire est sans doute une question d’habitude car elles fonctionnent de toute évidence non comme un gimmick mais comme une recherche sonore.
La recherche sonore, on la retrouve évidemment au sein du projet « A Trace of Grace » de Michel Godard autour de l’œuvre de Monteverdi. Débutant par un duo du leader au serpent avec l’incroyable voix d’arrière-gorge de Gavino Murgia qui fonctionne tantôt comme ligne de chant tantôt comme ligne de basse, ce concert mit dès les premières minutes le public en état de… grâce. L’ajout d’un théorbe (Bruno Helstroffer) et d‘une chalémie, sorte de hautbois pré-baroque, (Katarina Baüml) — Murgia passant de son côté au saxophone soprano et Godard à la basse électrique — prolongea la magie avant que la voix magnifique de Guillemette Laurens ne rejoigne ses comparses. En pays flamand — qui participa tant au renouveau de la musique baroque via les frères Kuijken, Philippe Herreweghe ou René Jacobs — il est particulièrement intéressant d’être témoin de l’accueil chaleureux que reçoit la tentative de « fusion » de Michel Godard, qui laisse assez indifférents les milieux du classique et du jazz en France. Un désintérêt peu compréhensible, à moins de l’imputer au cloisonnement des mentalités et des oreilles. Outre la simple beauté des arrangements et des sonorités, la compatibilité des deux univers est évidente et donne, sous la direction d’un leader qui a toujours aimé franchir les barrières, une incroyable palette de couleurs et de nuances et des trouvailles remarquables : un théorbe qui phrase jazz, une basse électrique (étrange dans ce contexte acoustique et chambriste) qui soutient une soprano baroque, un tuba qui dialogue avec une chalémie qui improvise, une voix d’outre-tombe venue du folklore sarde qui ajoute son grain de sel terrien à l’ensemble… La magie, vous dit-on !
Autre mélange celui qu’a voulu créer, sous l’appellation d’Aka Balkan Moon le trio Aka Moon — Fabrizio Cassol (as), Michel Hatzigeorgiou (elb), Stéphane Galland (dm) augmenté du pianiste Fabian Biondini — et cinq musiciens bulgares (kaval — la flûte locale —, violon, voix, sax soprano et percussions). J’avoue être moins sensible aux mélopées d’Europe centrale qu’aux mélodies de Monteverdi, et dans le cas des premières leur prééminence dans le mélange fait que le jazz est en quelque sorte au service d’un folklore plus ou moins clos sur ses rythmes et ses modes auquel il superpose son langage harmonique et ses codes d’improvisation sans que l’osmose se fasse vraiment. Le Lendemain midi, c’est le duo de Pierre Favre (dm) et Samuel Blaser (tb) qui inaugure une journée pluvieuse sous les voûtes boisées de l’ancien Hôpital St. Jean. Un duo qu’on ne voit guère en France pour des raisons que je renonce d’avance à explorer et qui réunit deux musiciens que séparent plusieurs décennies mais que tout rapproche sur le plan musical. Blaser fait d’ailleurs partie de divers groupes dirigés par le batteur qui, pour ce duo, a réduit son kit à des proportions minimales au regard du nombre de cymbales, de gongs et de fûts qu’on l’a vu déployer jadis. C’est donc un dialogue très jazz qui s’établit entre le trombone fluide et virtuose de l’un — dont la coulisse semble recéler toute l’histoire de l’instrument — et les baguettes et balais de l’autre, foisonnants de rythmes et de sons allant du friselis de cymbales au groove de toms le plus touffu. Une belle rencontre qui, plaçant l’échange et l’écoute au plus haut niveau, s’aventure sur des terres vierges pour conter de pittoresques et brèves histoires ancrées chacune à sa façon dans la chair vibrante du son.
Le pianiste Kris Defoort est clairement l’enfant du pays et, non content d’être né à Bruges, il a abondamment enregistré sur le label WERF dont les responsables sont également les initiateurs de Jazz Brugge. En solo, il attire un public nombreux dans la Kamermuzieksaal, que les fauteuils qui jalonnent sa configuration en colimaçon rectangulaire ont du mal à accueillir tous. Une version habilement déstructurée de « Caravan » débute le récital et évolue vers une méditation lente et sinueuse sur les harmonies du standard de Juan Tizol qui y gagne en romantisme ce qu’il perd en clichés. Suivra une réflexion sur le « Lonely Woman » d’Ornette puis sur un thème de Monk, accordant toutes deux autant de place au silence et laissant transparaître des influences classiques dans un mode de jeu sophistiqué qui privilégie les traits de virtuosité par rapport au swing. Une approche très « européenne » du piano à laquelle on pourra reprocher un certain intellectualisme et un lyrisme excessivement contrôlé.
Rien de tel avec le Tinissima Quartet de Francesco Bearzatti (ts, cl) et son nouveau programme « Monk ‘n’ roll » consacré à la musique de Thelonious Monk et au rock ‘n’ roll. « Misterioso » en ouverture, débouchant sur un « Bemsha Swing » binaire et rugueux sur lequel les deux principaux solistes rivalisent de créativité expressionniste. Giovanni Falzone (tp) et Bearzatti avec leur look de bad boyz, à mi-chemin entre les blues brothers et un duo punk, et leur inventivité proprement jazz constituent une front line de choc admirablement soutenue par la puissance de Danilo Gallo (elb) et Zeno de Rossi (dm). « Trinkle Tinkle », « I Mean You », « ‘Round Midnight » (revu et corrigé à la Sting)… se verront ainsi traités tour à tour avec une imagination et une énergie qui ravivent la verve mélodique de Monk tout en la respectant et qui habillent ses thèmes de couleurs inédites. Clarinette, ténor et pédales, trompette, effets et diversité de sourdines, sifflets, voix : le Tinissima Quartet fait feu de tout bois au point qu’on oublie parfois qu’ils ne sont que quatre, ose tisser des ponts entre Monk et Hendrix (par exemple) e
t enthousiasme le public. Qui d’ailleurs pourrait résister à une telle tornade de pur plaisir de jouer… et de donner du plaisir.
Un hommage chasse l’autre, mais celui d’Aldo Romano à Don Cherry a du mal à convaincre après celui de Tinissima à Monk. D’abord parce que l’un projetait l’œuvre du pianiste/compositeur dans un monde ludique et coloré qui le prolongeait alors que l’autre réduit la dimension ludique et folklorique des opus du cornettiste à une sorte de trame post bop jouée sans grande fantaisie. Ensuite parce que dans la classique et sempiternelle forme thème/solos/thème qu’adopte cet hommage à Don Cherry on ne retrouve pas grand chose de ce qui faisait la spécificité de la musique du dédicataire (quelle que soit par ailleurs la virtuosité des jeunes souffleurs — Géraldine Laurent (as), Fabrizio Bosso (tp) —, qui aimeraient parfois se libérer de ce carcan, semble-t-il), et pas — en tout cas — cette « communion » qu’il a fréquemment suscitée autour de sa personne. Un hommage bien raide, donc, par un quartet dont on comprend mal pourquoi il a choisi ce prétexte plutôt que de se consacrer à un répertoire original.
Quant au groupe belgo-batave Electric Barbarian, qui terminait la soirée dans le hall d’entrée du Concertgebouw, j’avoue que son volume sonore m’a dissuadé d’écouter assez longtemps pour pouvoir en parler son mélange de cordes, de trompette, de claviers, de platines et de batterie censé évoquer le « fantôme de Langston Hughes ».
Soit — même si je n’en vis qu’une moitié — une nouvelle édition de Jazz Brugge ouverte et éclectique qui permit entre autres, comme chaque fois, d’entendre des groupes que le manque de curiosité des programmateurs français empêche de voir dans l’Hexagone.
Thierry Quénum
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Jazz Brugge. Bruges, Belgique, 05 & 06/10.
Il est toujours rageant de devoir prendre en cours (pour des raisons d’obligations bassement matérielles) un festival qui ne dure que quelques jours, et encore plus si pour les mêmes motifs on doit le quitter avant la fin. Mais à Jazz Brugge, surtout quand on le fréquente depuis quelques années, on se sent d’emblée chez soi et prêt, dès la descente du train, à assister au premier concert.
Le duo Hans Lüdemann (p, claviers)/Sébastien Boisseau (b), en l’occurrence, dans la Kamermuzieksaal (salle de musique de chambre) du magnifique Concertgebouw, à l’orée de la Bruges historique. On adhère ou pas au procédé qui permet au pianiste d’ajouter aux notes de son instrument acoustique des timbres modifiés par ordinateur via ses claviers (notes distordues telles que pourrait en produire une guitare ou sons carrément étrangers à la gamme tempérée, bref tout ce qu’il inclut dans la notion de « piano virtuel »). Ces manipulations, qu’on peut trouver visuellement dérangeantes en concert, ont en tout cas le mérite de créer une atmosphère parfaitement originale et souvent envoutante à laquelle la basse de Boisseau apporte le complément de son timbre boisé et de son impeccable placement rythmique. Tous deux sont d’indéniables virtuoses et les passages purement acoustiques de leur répertoire le montrent clairement, que ce soit en tempos vivaces ou sur les thèmes d’inspiration plus romantiques. Quant aux distorsions sonores, s’y faire est sans doute une question d’habitude car elles fonctionnent de toute évidence non comme un gimmick mais comme une recherche sonore.
La recherche sonore, on la retrouve évidemment au sein du projet « A Trace of Grace » de Michel Godard autour de l’œuvre de Monteverdi. Débutant par un duo du leader au serpent avec l’incroyable voix d’arrière-gorge de Gavino Murgia qui fonctionne tantôt comme ligne de chant tantôt comme ligne de basse, ce concert mit dès les premières minutes le public en état de… grâce. L’ajout d’un théorbe (Bruno Helstroffer) et d‘une chalémie, sorte de hautbois pré-baroque, (Katarina Baüml) — Murgia passant de son côté au saxophone soprano et Godard à la basse électrique — prolongea la magie avant que la voix magnifique de Guillemette Laurens ne rejoigne ses comparses. En pays flamand — qui participa tant au renouveau de la musique baroque via les frères Kuijken, Philippe Herreweghe ou René Jacobs — il est particulièrement intéressant d’être témoin de l’accueil chaleureux que reçoit la tentative de « fusion » de Michel Godard, qui laisse assez indifférents les milieux du classique et du jazz en France. Un désintérêt peu compréhensible, à moins de l’imputer au cloisonnement des mentalités et des oreilles. Outre la simple beauté des arrangements et des sonorités, la compatibilité des deux univers est évidente et donne, sous la direction d’un leader qui a toujours aimé franchir les barrières, une incroyable palette de couleurs et de nuances et des trouvailles remarquables : un théorbe qui phrase jazz, une basse électrique (étrange dans ce contexte acoustique et chambriste) qui soutient une soprano baroque, un tuba qui dialogue avec une chalémie qui improvise, une voix d’outre-tombe venue du folklore sarde qui ajoute son grain de sel terrien à l’ensemble… La magie, vous dit-on !
Autre mélange celui qu’a voulu créer, sous l’appellation d’Aka Balkan Moon le trio Aka Moon — Fabrizio Cassol (as), Michel Hatzigeorgiou (elb), Stéphane Galland (dm) augmenté du pianiste Fabian Biondini — et cinq musiciens bulgares (kaval — la flûte locale —, violon, voix, sax soprano et percussions). J’avoue être moins sensible aux mélopées d’Europe centrale qu’aux mélodies de Monteverdi, et dans le cas des premières leur prééminence dans le mélange fait que le jazz est en quelque sorte au service d’un folklore plus ou moins clos sur ses rythmes et ses modes auquel il superpose son langage harmonique et ses codes d’improvisation sans que l’osmose se fasse vraiment. Le Lendemain midi, c’est le duo de Pierre Favre (dm) et Samuel Blaser (tb) qui inaugure une journée pluvieuse sous les voûtes boisées de l’ancien Hôpital St. Jean. Un duo qu’on ne voit guère en France pour des raisons que je renonce d’avance à explorer et qui réunit deux musiciens que séparent plusieurs décennies mais que tout rapproche sur le plan musical. Blaser fait d’ailleurs partie de divers groupes dirigés par le batteur qui, pour ce duo, a réduit son kit à des proportions minimales au regard du nombre de cymbales, de gongs et de fûts qu’on l’a vu déployer jadis. C’est donc un dialogue très jazz qui s’établit entre le trombone fluide et virtuose de l’un — dont la coulisse semble recéler toute l’histoire de l’instrument — et les baguettes et balais de l’autre, foisonnants de rythmes et de sons allant du friselis de cymbales au groove de toms le plus touffu. Une belle rencontre qui, plaçant l’échange et l’écoute au plus haut niveau, s’aventure sur des terres vierges pour conter de pittoresques et brèves histoires ancrées chacune à sa façon dans la chair vibrante du son.
Le pianiste Kris Defoort est clairement l’enfant du pays et, non content d’être né à Bruges, il a abondamment enregistré sur le label WERF dont les responsables sont également les initiateurs de Jazz Brugge. En solo, il attire un public nombreux dans la Kamermuzieksaal, que les fauteuils qui jalonnent sa configuration en colimaçon rectangulaire ont du mal à accueillir tous. Une version habilement déstructurée de « Caravan » débute le récital et évolue vers une méditation lente et sinueuse sur les harmonies du standard de Juan Tizol qui y gagne en romantisme ce qu’il perd en clichés. Suivra une réflexion sur le « Lonely Woman » d’Ornette puis sur un thème de Monk, accordant toutes deux autant de place au silence et laissant transparaître des influences classiques dans un mode de jeu sophistiqué qui privilégie les traits de virtuosité par rapport au swing. Une approche très « européenne » du piano à laquelle on pourra reprocher un certain intellectualisme et un lyrisme excessivement contrôlé.
Rien de tel avec le Tinissima Quartet de Francesco Bearzatti (ts, cl) et son nouveau programme « Monk ‘n’ roll » consacré à la musique de Thelonious Monk et au rock ‘n’ roll. « Misterioso » en ouverture, débouchant sur un « Bemsha Swing » binaire et rugueux sur lequel les deux principaux solistes rivalisent de créativité expressionniste. Giovanni Falzone (tp) et Bearzatti avec leur look de bad boyz, à mi-chemin entre les blues brothers et un duo punk, et leur inventivité proprement jazz constituent une front line de choc admirablement soutenue par la puissance de Danilo Gallo (elb) et Zeno de Rossi (dm). « Trinkle Tinkle », « I Mean You », « ‘Round Midnight » (revu et corrigé à la Sting)… se verront ainsi traités tour à tour avec une imagination et une énergie qui ravivent la verve mélodique de Monk tout en la respectant et qui habillent ses thèmes de couleurs inédites. Clarinette, ténor et pédales, trompette, effets et diversité de sourdines, sifflets, voix : le Tinissima Quartet fait feu de tout bois au point qu’on oublie parfois qu’ils ne sont que quatre, ose tisser des ponts entre Monk et Hendrix (par exemple) e
t enthousiasme le public. Qui d’ailleurs pourrait résister à une telle tornade de pur plaisir de jouer… et de donner du plaisir.
Un hommage chasse l’autre, mais celui d’Aldo Romano à Don Cherry a du mal à convaincre après celui de Tinissima à Monk. D’abord parce que l’un projetait l’œuvre du pianiste/compositeur dans un monde ludique et coloré qui le prolongeait alors que l’autre réduit la dimension ludique et folklorique des opus du cornettiste à une sorte de trame post bop jouée sans grande fantaisie. Ensuite parce que dans la classique et sempiternelle forme thème/solos/thème qu’adopte cet hommage à Don Cherry on ne retrouve pas grand chose de ce qui faisait la spécificité de la musique du dédicataire (quelle que soit par ailleurs la virtuosité des jeunes souffleurs — Géraldine Laurent (as), Fabrizio Bosso (tp) —, qui aimeraient parfois se libérer de ce carcan, semble-t-il), et pas — en tout cas — cette « communion » qu’il a fréquemment suscitée autour de sa personne. Un hommage bien raide, donc, par un quartet dont on comprend mal pourquoi il a choisi ce prétexte plutôt que de se consacrer à un répertoire original.
Quant au groupe belgo-batave Electric Barbarian, qui terminait la soirée dans le hall d’entrée du Concertgebouw, j’avoue que son volume sonore m’a dissuadé d’écouter assez longtemps pour pouvoir en parler son mélange de cordes, de trompette, de claviers, de platines et de batterie censé évoquer le « fantôme de Langston Hughes ».
Soit — même si je n’en vis qu’une moitié — une nouvelle édition de Jazz Brugge ouverte et éclectique qui permit entre autres, comme chaque fois, d’entendre des groupes que le manque de curiosité des programmateurs français empêche de voir dans l’Hexagone.
Thierry Quénum