Jazz Campus continue sur sa lancée : The Source et l’Arbre Rouge, 21et 22 août.
Depuis lundi, une nouvelle semaine a commencé avec de beaux projets à écouter cette fois en direct du Théâtre de Cluny.
The Source, Arnault Cuisinier Quartet.
Lundi 21 Août, Théâtre les Arts, Cluny, 20h.30
Didier Levallet présente le concert du soir, heureux de retrouver le théâtre de Cluny et d’accueillir ce groupe de musiciens poètes.Il s’agit d’une re-création: initialement joué à Vézelay il y a deux ans, le covid en empêcha la course et c’est donc ce soir que la source coule à nouveau.
Les musiciens sont arrivés la veille pour de sérieuses répétitions. A la balance, on a pris son temps pour régler les divers ajustements, la position idéale de chacun. Un ampli défaillant a dû être remplacé, sinon nous aurions été privés d’un solo bruitiste , avec effet stéréo garanti grâce aux deux amplis du guitariste Paul Jarret que l’on est heureux de retrouver ici.
Ce quartet révèle des personnalités musicales et des tempéraments très différents qui se complètent, une combinaison idéale de talents pour une musique éminemment collective, dépouillée et sophistiquée.
Une certaine logique commerciale ne supporte pas le désordre des genres. Sans que les styles et genres s’additionnent, ils s’accordent ici avec des voix qui savent chanter et construire un discours grave et éloquent. La musique respire et circule en effet entre ces quatre musiciens, résultant d’une écriture minimaliste du contrebassiste Arnault Cuisinier.
Prix du meilleur soliste au Tremplin Jazz d’Avignon en 1999, le contrebassiste avoue être venu en stage à Cluny en1992 devant un public où les stagiaires deplus en plus nombreux sont près de cent cette année. Le bouche à oreille fonctionne. Si le jazz est présent à Cluny depuis 1977, l’inititative en revient à Didier Levallet, musicien, compositeur, directeur artistique bénévole de cette semaine de musique vive.
Mon premier souvenir du contrebassiste remonte au trio de Benjamin Moussay avec Luc Issenman. Devenu leader avec Fervent, Arnault Cuisinier s’engage dans une voie toujours plus intime, croisant des influences diverses, artistiques, littéraires et cinématographiques. Il a appris la musique indienne d’où sans doute cet intérêt pour le poète philosophe Rabindranath Tagore qui soutint aux côtés de Gandhi le mouvement pour l’indépendance de l’Inde . Ce Bengali, prix Nobel en 1913, a inspiré le cinéaste indien, le grand Satyajit Ray dans nombre de ses films comme “Charulata” ou “La Maison et le Monde” centrés sur des personnages féminins qui tentent de s’affirmer dans une société étouffante.
Poésie, musique, esprit des mots.
Elise Caron aime le jazz chambré quand les acteurs se font lecteurs ou liseurs. Lors de ma première saison à Cluny, en 2003, je l’entendis au Farinier dans une lecture-concert du texte de Jacques Rebotier Sur le dos de la langue avec Jean-Rémy Guédon, découvrant son plaisir gourmand à malaxer mots et sons.
Artiste complète qui joue de la flûte, chante en soprano, écrit, imagine des histoires souvent sous la forme de conte et joue la comédie, elle s’est toujours donnée une certaine liberté pour créer à sa guise. Eprise d’ouverture, adepte de l’improvisation qui fait se rejoindre influences musicales et théâtre, elle dit devoir parcourir longtemps ces terres inconnues avant de se les faire siennes, et de rendre leur rôle d’alliés substantiels sur une frontière commune aux mots et aux sons. De l’ONJ de Denis Badault (disparu il y a peu) à Jean-Rémy Guédon et son Archimusic ( on se souvient de leur insolent Sade Songs), de Roberto Negro (Loving Suite for Birdy), à John Greaves et son Verlaine sans oublier Edward Perraud, complice de longue date jusqu’à un périlleux voyage en Iran pour le film No Land’s Song sorti en 2014.
Le format«chanson» paraît le plus adapté à ce spectacle complet : collection de perles sonores, ces fragments méditatifs, scandés avec lyrisme sont issus du long recueil Gitanjali ( l’Offrande lyrique). Comme si le texte devenait musique quand il n’en peut plus d’être dit et la musique, texte quand elle s’épuise à n’être que musique. L’écoute s’abandonne alors entre texte et musique ainsi tressés. Unis par leurs limites mais aussi leurs connivences sonores, les textes sont innervés par le jeu des mots qui sont aussi jeux de sons. Les paroles que lance Elise Caron, avec une énonciation parfaite et une certaine exaltation collent aux mélodies du contrebassiste qui la soutient par son chant choral, exhaussant la voix d’Elise Caron. Le sens reste toujours “lisible”.
Si la plupart des textes sont du poète bengali, se glisse avec à propos pour commencer le concert “I didn’t die”, un poème de 1932 de Mary Elizabeth Frye, en parfaite résonance avec les mots de Tagore : “Do not stand at my grave and cry, I’m not there, I do not sleep… I didn’t die” un cri impressionnant qui s’achève en petits rires sardoniques, inquiétants d’un
un fantôme qui surplomberait le monde des humains. Le chant est agrémenté de toute une série de bruits percussifs, accompagné d’une guitare discrète et de la contrebasse jouée à l’archet.
La vie continue, le fil n’est pas rompu, on entendra encore un “Without chains”, une mélopée incantatoire d’un chef Lakota qui s’accorde à la thématique d’ensemble.
S’appuyant sur la mélodie qui court obsessionnellement au piano, Elise Caron s’empare de la composition suivante, déclamée en français avec quelque emphase : “ fleuve de vie qui court à travers mes veines nuit et jour, qui court à travers le monde et danse…c’est cette même vie que balance flux et reflux dans l’océan, berceau de la naissance et de la mort, ce battement de la vie, c’est dans mon sang qu’il danse » avant de terminer à la flûte accompagnée de délicats tintements de baguettes sur les cymbales, du friselis de guitare dans une délicieuse atmosphère pop seventies.
L’imagination musicale de la chanteuse se développe au gré de surprises sonores, humoristiques, percussives, des envolées et sursauts d’Edward Perraud, idéal pour endosser la responsabilité du rythme, batteur formidablement coloriste qui choisit ses accessoires comme dans un magasin de jouets. On sent une grande complicité avec Edward depuis leurs duos oxymoriques de Bitter Sweet ou Happy Collapse cultivant les timbres inattendus et subtils.
Le quatrième larron est le jeune guitariste franco-suédois Paul Jarret dont on se souvient de l’émouvant portrait d’Emma, sa grand mère migrant aux Etats Unis avant de revenir en Suède; il continue d’animer depuis treize ans son groupe PJ5 , participe au trio Sweet Dog avec Ariel Tessier et Julien Soro. En 2021 sortit Ghost Songs aux côtés du formidable batteur Jim Black qu’il a découvert dans Alas no Axis.
D’un éclectisme sûr, il est aussi parfaitement à sa place dans un tel projet. Si ses premières écoutes vont vers le grunge (Nirvana,) vers Radiohead, le rock et le blues, il sait aussi travailler les standards comme le be bop, pourrait se situer entre Kenny Burrell et Marc Ducret pour faire très vite. Il intervient subtilement, ménageant des transitions souples, la continuité entre les compositions du contrebassiste. Un tissu continu, un paysage sonore où s’ajustent en une harmonie secrète ces derniers éclats de vie que célèbre la chanteuse. “Le soleil me dira son dernier adieu, avec les bergers à l’ombre des figuiers, les troupeaux sur les pentes de la rivière … mes jours passeront dans la nuit”.
Les graves profonds de la basse, les accents sourds de la guitare, les légers coups de gong, de crotale de la batterie renforcent une élégie qui n’a rien d’accablant ni d’oppressant. Pourquoi cette terre m’a pris dans ses bras? Avant de partir …dussé-je m’attarder sur un dernier refrain pour en achever la mélodie.
Le final reprend la chanson des débuts “I didn’ t die” qu’Elise Caron envoie avec force comme une ultime provocation. Avec cette aisance acquise au fur et à mesure du concert, Elise Caron joue avec le suspense et la dramatisation comme dans tout bon scénario et on peut lui faire confiance pour mettre en situation. On apprécie cette fois encore l’exercice : ce spectacle ne demande qu’à être peaufiné, donc programmé.
L’Arbre Rouge
Mardi 22 Août, Théâtre Les Arts, Cluny, 20h30
Hugues Mayot, composition, saxophone et clarinette
, Sophie Bernado, basson
, Clément Janinet, violon,
Bruno Ducret,violoncelle,
Joachim Florent, contrebasse
.
Existe-t-il une cohérence dans le programme de ces deux dernières soirées, réunies arbitrairement dans ce compte-rendu? On aimerait en trouver une, la « conceptual continuity” chère à Zappa. Ces projets tout neufs qui se créent pratiquement sous nos yeux répondent parfaitement aux thématiques du festival de Didier Levallet : la pensée est présente, l’engagement collectif de ces musiciens-chercheurs est évident, la générosité de leur musique est à la hauteur du plaisir procuré au public qui répond avec enthousiasme. 228 personnes (sur les 280 de la jauge) pour un jour de semaine , un mardi soir à Cluny, alors que la chaleur redouble.
Didier Levallet précise dans son introduction qu’il ne s’agit pas de l’album déjà paru en 2019 chez BMC, L’Arbre Rouge mais d’une saison 2 en quelque sorte, auquel il aura quelque peu contribué avec le festival, par une lettre de recommendation pour l’obtention des indispensables subventions.
Un titre insolite comme l’instrumentation de ce quintet composé de cordes ( violon, violoncelle, contrebasse ) et de vents (saxophone, clarinette et basson). Mais des vents de la famille des bois, donc on se trouve en forêt, en total raccord avec la forte connexion du leader Hugues Mayot avec l’Afrique et le voyage . Quant à l’arbre, s’agit- il de l’ Arbre de vie? D’une sève rouge sang? Ou plutôt d’un arbre qui saigne.
On peut aussi filer la métaphore du règne végétal : de la germination à l’efflorescence sans oublier le parcours souterrain en rhizome. Partir dans la canopée, mais là, on retrouve l’un des talentueux complices du groupe, le violoniste Clément Janinet et son trio spirituel de La Litanie des Cimes ( découvert ici en 2021). Dont le blues introductif était signé par un compagnon de route… Hugues Mayot.
Tous les membres du groupe ont un solide background, venant des courants les plus intéressants de ces dernières années ( Radiation X que j’ai découvert ici , Coax, l’ONJ d’Olivier Benoît et bien sûr Ikui Dori). Ils avancent de front dans les motifs d’une écriture au cordeau qui s’autorise des écarts, des pas de côté propices aux improvisations. Se dresse sous nos yeux un paysage fantasmé, un éventail de climats contrastés, une arborescence de motifs répétitifs dans un esprit minimaliste, de fragments qui se rejouent sans cesse plongeant dans une transe statique comme dans “A certain Path” qui finit sur une évocation concertante, très médiévale.
Hugues Mayot a l’imagination voyageuse, son exploration de la planète le conduit de l’Afrique à l’Indonésie ( “Volcano’s peace” pour un gardien de volcan sans gamelan) autour de cérémonies plus ou moins secrètes, de rituels de toutes sortes, profanes ou non dont il ne s’agit pas de reproduire servilement les thèmes et les sons. Il ne s’agit pas non plus, dans un esprit de recherche ethnologique, de remonter à la source, d’ étudier in situ comme Leila Martial les pratiques musicales des Pygmées.
Dans une démarche liée à l’essence même du jazz, avec ces variations qui laissent libre cours à l’improvisation, on navigue de la musique de chambre au jazz, des musiques « trad » du monde (on se croit en Mongolie à un moment avec des joueurs de vielle à cheval ) à une certaine forme d’abstraction contemporaine. Jusqu’aux racines de la musique répétitive (Reich et les Pygmées?).
Le résultat est surprenant, une musique vibrante créée dans un véritable esprit de groupe, une écoute complice.
Chaque séquence prend le temps de se développer. Si on peut reconnaître une suite dans les trois premiers titres (“Apparition”,“Refuge”,“Séquence”), “L’Heure de Bacchus” qui suit entraîne une fascination hypnotique. Des unissons splendides exaltent les textures, les timbres s’imbriquent, les cordes faisant front commun, de l’aigu au grave, pincées, titillées. Sans la torture de l’électrification qui ne répondrait pas à la recherche d’une évidente organicité. Chacun pratique à son tour couleurs et effets percussifs, remplaçant avantageusement la batterie, à grands traits d’archet, de pizz…Mais il reste aussi en mémoire des solos enthousiasmants, ceux du saxophoniste ténor, intime avec le basson, qui résiste face aux cordes. Hugues Mayot aime Wayne Shorter évidemment, Chris Speed (entre autre) et il montre une virtuosité “rétro”. Le qualificatif peut surprendre, mais à sa façon, le guitariste Paul Jarret le confirme en disant à Hugues Mayot qu’il aime son jeu et ses cheminements vraiment “jazz”.
S’il ne peut s’empêcher d’accélérer le tempo dans une “Ataraxie” trompeuse, le ténor délivre un moment de grâce dans une “Rêverie” toute debussyste. La belle musique de chambre française du siècle dernier.
Je finirai par une mention particulière du solo au faggot* d’une douceur exquise de Sophie Bernado dans le rappel “Remembering old times” où font aussi retour les musiques trad des Balkans. Peut-être une composition à faire remonter en meilleure place dans le montage toujours compliqué de la set list. Hugues Mayot précise d’ailleurs que le final serait plutôt “My Sweet Blue Lullaby” qui se voudrait une berceuse ( conçue sans doute pour les deux filles du couple) mais alors très vivement troussée.
Le public exulte et en redemande alors que tous suffoquent, la chaleur intense est à la limite du supportable dans le Théâtre et les musiciens sont obligés de se réaccorder à chaque séquence. On aimera néanmoins en des temps meilleurs se retrouver au pied de cet arbre rouge.
Sophie Chambon
* Précisons que le basson français différait du faggot allemand tant par la technique que par la sonorité. Le style allemand a fini par l’emporter et on entend aujourd’hui le basson dans les mélodies du début du siècle de Ravel, Debussy jouées dans les instruments d’époque. Donc Sophie Bernado joue du faggot, à la perce plus évasée, au son plus rond, ample.
En coulisse, Sophie Bernado évoque la “non-visibilité” du faggot dans l’univers du jazz. Avec le hautbois, ces instruments magnifiques se sentent isolés, vraiment à part dans les musiques actuelles. Et pourtant cette jeune femme enthousiaste a de sacrés projets : après un solo Lila Bazooka mettant en valeur l’instrument avec une experte en son, elle se concentre sur un énorme projet, à l’image de son sujet, les baleines à bosse ( celle de Melville au large de Nantucket) qu’elle a pu observer quand elles viennent mettre bas dans les eaux de l’océan indien. Et même leurrer par le son du faggot qui s’apparente à celui des baleines. Dans une démarche scientifique, elle aimerait constituer un « catalogue »musical de cet animal.
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