JAZZ CAMPUS EN CLUNISOIS, final…
Voici les derniers jours de l’été et la chaleur revient, à quelques jours des vendanges et de la fin du festival. Jazz Campus brille sous la lumière d’août finissant, de ses derniers feux. Et la musique est bonne…
Jeudi 22 août : SMOKING MOUSE
Tour du farinier, 19h.
Un des moments attendus du festival est le concert dans la tour du Farinier de l’abbaye de Cluny dont l’architecture exceptionnelle (voûte carénée et délicats chapiteaux historiés)
réclame des concerts intimistes, des duos acoustiques comme celui de Smoking Mouse. Le titre curieux de ce groupe ne révèle rien du moment de grâce que le public, à l’unanimité, a vécu, en compagnie de l’accordéoniste Christophe Girard et du tromboniste, trompettiste et joueur d’euphonium Anthony Caillet.
Un moment fort, intense que l’on aurait aimé pouvoir prolonger.
Leur instrumentarium des plus originaux produit une musique irrésistible tant cet alliage inusité, voire improbable, réussit l’accord parfait : le velouté de l’euphonium (famille des tubas, registre contrebasse), le voluptueux flugabone, instrument des premiers “marching bands” (hybride entre le pavillon du trombone et la perce conique du bugle).
Dans ce dialogue subtil, ces échanges malicieux, ces réparties virevoltantes, les partitions de l’accordéoniste, du sur mesure, mettent en valeur la tessiture des instruments de son partenaire. C’est tout l’art de la fugue et du contrepoint avec la difficulté de passer de l’ euphonium au flugabone. Ce qui nécessite une sacrée gymnastique de lèvres, d’une souplesse à toute épreuve, une tension continue de celui qui joue “sur le fil” à chaque instant.
Ces deux solistes de haut vol, bardés de diplômes, venant du classique, naviguent volontiers entre toutes les musiques, tant ils se sont affranchis des frontières stylistiques. Lyriques, les compositions de l’accordéoniste racontent des historiettes souvent mélancoliques. Ces deux là savent nous attendrir, mais ils nous plaisent aussi quand ils s’amusent, les doigts virtuoses et l’esprit joueur. Le soufflant ardéchois “coeur fidèle” et l’accordéoniste morvandiau (qui a joué à Couches (71) chez Franck Tortiller, aussi naturellement qu’à D’Jazz Nevers) nous entraînent avec les compositions de leur deuxième album Terracotta, dans un nuancier de couleurs et de sensations, du bleu cendré au corail. On est surpris de l’agencement de ces petites pièces, de la finesse de détail de ces bibelots sonores qui modulent style, ambiance, couleurs musicales. Le résultat est un sans faute!
BLAST X COLINE LLOBET ; Drifting.
Théâtre de CLUNY, 21h.
Le trio Blast (dont le nom est inspiré de la BD de Manu Larcenet) aime les concerts dessinés improvisés. Quand ce n’est pas Benjamin Flao, c’est Coline Llobet qui s’y colle. Avec du talent et une certaine radicalité.
Assurément, voilà une expérience interdisciplinaire où chacun joue avec les instruments qui lui sont propres. Dos au public, les yeux rivés sur l’écran, le trio de la claviériste Anne Quillier (Pierre Horcksmans aux clarinettes et Guillaume Bertrand à la batterie) s’inspire du travail de la dessinatrice / graphiste qui, elle même improvise sur la musique qui joue. Tout va très vite, et ainsi, jaillit en quelques traits une forme qui se colore à la plume et à l’aquarelle, se transformant comme par enchantement. Une planche par composition. Le rythme est donné.
Préparant certains fonds à l’avance car cette exécution en direct est d’une redoutable efficacité. Cette gauchère qui manie les couleurs avec grande dextérité, trace des paysages d’apocalypse, crée des figures inquiétantes. Ainsi s’élabore une oeuvre éphémère, des premières touches au recouvrement final, souvent rageur jusqu’ à la destruction du motif. On comprend vite ce qui sous-tend ce travail, le désespoir d’une génération (les jeunes apprécient visiblement) devant un futur plus qu’angoissant. Aucune lueur d’espoir entre les déchets toxiques, le blast nucléaire, la disparition des espèces animales et la nature assassinée avec soin par des industries inconscientes, ne recherchant que le profit; les humains ne rachètent rien à l’affaire, urbains désorientés, zombies menaçants dans des décors proches de Total Recall ou Blade Runner, films visionnaires en leur temps. Sans oublier le précurseur Soleil vert.
La musique très rock du trio n’est pas en reste, une déferlante de la batterie et des sons trafiqués de clarinette basse, du fender avec moogs dans un environnement de lumières stridentes, néons et feux clignotants. Heureusement avons nous échappé aux fumées prévues à l’origine , disparues à la balance, car nous n’aurions rien aperçu du “work in progress”…
Intéressant concept de gratuité de l’oeuvre picturale achevée et détruite.
Toutes proportions gardées, et de loin, il y aurait un écho au formidable Mystère Picasso que révélait Clouzot : mais, à l’époque, sans aucune affre, le peintre s’amusait à montrer les dessous de la création, l’envers même pour être juste. Ce soir, aucune jubilation ne résulte de cette “exécution”
Par boutade, j avais envie de crier, en sortant : Où est la (rivière) Grosne que je m’y jette ? Mais en écrivant ces lignes , je songe qu’ avec le réchauffement climatique et le violent déficit hydrique, il n’ y a même plus assez d’eau pour s’y noyer….
Jeudi 23 Août :
POSSIBLE(S) QUARTET
Jardins du haras, 12h30.
Pique nique sous le tilleul dans les jardins du haras de Cluny qui, depuis le désengagement de l’état, est devenu Equivallée.
C’est l’un des autres temps forts du festival, un moment convivial, de partage. Si chacun apporte son déjeuner, l’association offre la musique et aujourdhui, un concert champêtre et chambriste avec le Possible(s) quartet sur un programme Songs from Bowie.
Nous avions pu apprécier ici même, il y a trois ans, le jazz chambré à l’alambic de ces quatre souffleurs dans leur Orchestique. Ces musiciens “improfreesateurs”, rompus à la pratique de l’écriture contrapuntique et à l’improvisation font toujours preuve de la même virtuosité formelle.
Cette formation régionale au sens large a été créée en 2012 par Rémi Gaudillat ( tp, bugle) qui a tourné avec Bruno Tocanne ( trio Résistances, I-Over Drive trio ). Ayant reçu commande du festival Rhino jazz à St Chamond (42), orchestrée par le contrebassiste Daniel Yvinek, ils s’attaquent aux chansons de la pop star.
David Bowie était un artiste complet, un caméléon qui a su se mettre en scène avec talent jusqu’à son dernier album, Blackstar, et sa fin en janvier 2016 . Ses chansons ont façonné l’imaginaire collectif de plusieurs générations. Il est heureux que de sacrés arrangeurs et improvisateurs du jazz les reprennent à leur compte. Après tout, Bowie partit du jazz, fracassé par Coltrane, pour s’en aller résolument ailleurs, en devançant les modes.
Si on ne reconnaît pas toujours aisément la ligne mélodique des chansons de Bowie, à l’exception de “The Man Who Sold The World”, de “Life on Mars” et aussi de “Where are we now?” d’un de des derniers albums en 2013, The Next Day, c’est que le quartet s’empare en conquérant de ces thèmes, avec un engagement et une vitalité de tous les instants, une parfaite écoute mutuelle. Dense et chaleureuse, leur polyphonie laisse chaque voix s’épanouir sans rompre l’harmonie chambriste. Ce qui me rappelle Prophetic Attitude, l’album du Concert impromptu (L’empreinte digitale, 1997) un quintet à vent classique de la région lyonnaise qui avait repris du Zappa avec une instrumentaion originale dans une variation qui ne pouvait que souligner le raffinement de cette écriture.
Rémy Gaudillat me confirme que le souhait de ce quartet de souffleurs atypique (sans saxophone) (deux trompette/bugle, une clarinette basse et un trombone ) est de sonner comme un orchestre de chambre, non à cordes mais à vent. Une fanfare de chambre poétique…
S’il n’ y a volontairement aucune reprise des iconiques chansons d’Aladdin Sane ni de Ziggy Stardust, les reprises de “Space oddity”, “Heroes”, “Ashes to ashes”, habilement déconstruites, témoignent de l’énergie créatrice de cette pop qui se laisse transformer en une voluptueuse dynamique sous le souffle de ce quartet qui ouvre décidément le champ des possibles.
STEPHANE KERECKI FRENCH TOUCH
Théâtre de CLUNY, 21h.
Le contrebassiste a découvert le jazz en même temps que ces musiques électroniques au mitan des années 90: des musiques qui n’ont rien en commun a priori, sauf de vouloir s’affranchir des styles préexistants, dans un désir libertaire. Une cohérence réelle et une continuité conceptuelle existent avec son projet précédent Nouvelle Vague, la French Touch française ayant été surnommée “la Nouvelle vague de la musique électronique”.
Il lui a fallu choisir dans ce répertoire vaste, des mélodies où ce matériau insolite, excluant a priori le instruments traditionnels acoustiques du jazz, pouvait convenir et se prêter à une adaptation. Ce n’est pas que j’éprouve de “la rage envers les machines” mais quelle merveilleuse idée de revisiter ces thèmes, souvent popularisés au cinéma, avec l’instrumentation d’un quartet de jazz : “un retour vers le futur” en quelque sorte . C’est que le jazz ose et peut tout faire.Nous qui en écoutons depuis longtemps, savons que cette musique se nourrit à des sources parfois très distantes et sait intégrer tous ces apports. Notre quartet joue avec et se joue de la French Touch.
Le contrebassiste voulait retrouver l’esprit de son album précédent avec Fabrice Moreau et Emile Parisien, transcender l’héritage du pianiste John Taylor dont la disparition, lors d’un des concerts de Nouvelle Vague, l’a fort affecté. Or, Jozef Dumoulin qui fut l’un des élèves du pianiste, depuis qu’il est dans l’aventure, contribue à créer un univers bien à lui, avec sa maîtrise du fender. Mais chacun apporte sa marque en effet, recherchant l’inattendu au sein de formats précis, venant des compositions des Daft Punk “Robot rock”, “Harder, better, faster, stronger”, de “All I need” ( Air) de la B.O culte du Virgin Suicides de Sofia Coppola Dans le film Drive du Danois Nicolas Winding Refn , les nappes électriques enveloppantes de “Night Call” (l’un des Daft Punk et Kavinsky) produisent pareil envoûtement.
Si “Versailles” de Christophe Chasssol et “Wait ”de M83, jouées en rappel, ne déparent pas la cohérence du programme, le titre plus marquant pour moi est “Genesis” de Justice où le sax de Julien Lourau fait merveille. Dans un répertoire fort différent de celui de son album The Rise (Label Bleu,2001). Introspectif, passionné, âpre et sensuel, en moins douloureusement enflammé qu’Emile Parisien peut-être, qu’il remplace depuis les cinq derniers concerts, il a su prendre sa place dans le quartet d’autant qu’avec Jozef Dumoulin, ils aiment bidouiller leurs machines, trafiquer le son, tripoter les boutons de leurs consoles et jouer des divers effets de l’électronique. Tout à fait dans le groove de leurs modèles.
Fabrice Moreau est un rythmicien hors pair qui tient les rênes de l’attelage, ne négligeant pas de temps à autre de faire cliqueter ces baguettes, qui peuvent aussi faire des claquettes. Le leader enfin, toujours sensible et attentif, laisse à chacun toute liberté, ne prenant que peu de solos vifs, ronds, charnus. Loin des samples qui ont façonné toutes ces mélodies, au demeurant addictives, dont on aurait presque envie d’écouter les originaux. Pour voir le chemin parcouru et l’assimilation décontractée.
Samedi 24 Août : Journée à MATOUR
Restitution des ateliers et repas champêtre.
Jazz à Cluny devenu Jazz Campus en Clunisois il y a plus de 10 ans, a connu des bouleversements importants mais son directeur Didier Levallet n’a jamais voulu interrompre la pratique des ateliers et abandonner la dimension d’apprentissage, qui lui est chère, depuis les débuts du festival. Aussi, dès 2008, c’est la commune de Matour qui a accueilli dans l’urgence les stagiaires du festival, mettant à leur disposition équipements et hébergements. Cette délocalisation réussie fonctionne toujours aujourd’hui. Les stagiaires reviennent pour beaucoup et font partie de la famille de Jazz Campus.
A Matour, ces rencontres studieuses leur donnent la possibilité de travailler, selon la vision de musiciens chevronnés, dans les multiples champs de l’improvisation. Citons ainsi Sophie Agnel qui a pratiqué ces mêmes ateliers (comme la trompettiste Airelle Besson): elle entame un cycle de trois ans avec le thème “Ce qui nous déplace” alors que Jean Philippe Viret finit cette année avec “Jouer bien ou bien…jouer?” Parmi les enseignants figurent encore Guillaume Orti, David Chevallier, Géraldine Keller, Fidel Fourneyron, sans oublier les ateliers jeune public et la fanfare.
Matour a,de plus, une Maison du Patrimoine que la mairie a achetée en 1999. C’est dans le parc ombragé que les Amis du Manoir nous accueillent pour un repas champêtre avant les concerts de restitution des stagiaires. Car le maire a choisi de favoriser le volet culturel pour maintenir la vie au pays. Et il reconnaît volontiers que Jazz Campus est l’un des temps forts de l’été: la manifestation contribue à augmenter la notoriété de la commune, à renforcer la dynamique associative, procurant des retombées économiques non négligeables pendant cette semaine aoûtienne. Et cela est bien…
Le concert du soir est déjà complet depuis longtemps, il s’agit du sextet SAND WOMAN du contrebassiste Henri Texier. Le mélodiste y rejoue autrement des compositions déjà anciennes, avec un autre de ses “orchestres” dans une nouvelle dramaturgie, une autre alchimie de timbres. Reprendre pour transformer, chercher d’autres variations, n’est-ce pas l’une des constantes du jazz? Le thème est venu du constat accablant que 80% des plages ont déjà disparu, pour récupérer le sable, ressource naturelle des plus précieuses. Sujet d’une brûlante actualité puisque des faits divers récents relatent d’importants trafics, la deuxième ressource naturelle mondiale s’épuisant, pour répondre à de multiples usages industriels. En Inde, un journaliste qui enquêtait d’un peu trop près avec détermination l’a payé de sa vie, assassiné par le chef de la police locale et ses adjoints. En Sardaigne, les touristes sont mis à l’amende et priés de ne pas voler le sable des plages.
C’est pour moi la fin du festival, l’heure du retour, les derniers feux de mon été. Il y avait, dans cette cuvée 2019, du jazz décliné sous toutes ses formes, des musiques moins élitistes qu’il y paraît, pour un public ravi qui en redemande et remplit les 280 places du Théâtre. Que de moments partagés musicaux et amicaux avec la vaillante équipe de bénévoles, supervisée par Hélène Jarry, qui prend du temps pour accueillir son public, de la meilleure façon. Que l’aventure de ce festival à taille humaine continue encore longtemps…
Sophie Chambon