Jazz live
Publié le 14 Août 2018

Jazz em Agosto : Mathieu Amalric, Jumalatteret et The Hermetic Organ

29 juillet

“John Zorn (2016-2018)” (film de Mathieu Amalric)

Un premier film, vu par une poignée de spectateurs parisiens, abordait la période 2010-2017. Le comédien-réalisateur continue de suivre Zorn dans ses pérégrinations, en coulisses et en répétitions, d’où ce « 2e mouvement », projeté ici pour la première fois. Il couvre deux ans d’activité du compositeur, laps de temps à peine croyable donné la profusion de projets qui défilent à l’écran. Chemin faisant, des sujets profonds sont abordés, spontanément et avec humour. Pas de commentaires, seulement des images, du son (direct, choix cohérent et assumé), des échanges sur le vif et surtout la musique en train de se faire. On voit Zorn au travail, tantôt par bribes tantôt lors de séquences développées, telles le filage de la pièce Necronomicon par le JACK Quartet (violons, alto, violoncelle), Zorn crayon à la main et nez sur la partition, félicitant le groupe avant de faire des remarques détaillées sur les améliorations à apporter. Si l’amitié entre celui qui tient la caméra et son sujet est perceptible, le créateur y est présenté sans fard, avec ses contradictions : exigeant, généreux, passionné, réservé, drôle, concentré, irritant, excité comme une puce devant les grandes orgues… Le film atteint souvent à l’émotion. Zorn s’y livre par petites touches, via des citations incrustées à l’image. Une éclairante succession de « scènes » quasi-volées, parfois dotées d’angles de vue étonnants, et un copieux travail de montage, font du métrage un précieux document. Une spectatrice bondit de joie pendant le générique de fin (durant lequel résonne Little Bittern, titre galvanisant extrait de l’album « O’o »), partageant son enthousiasme à la ronde avant de courir au guichet se renseigner sur les places disponibles pour la suite.

Jumalatteret

Barbara Hannigan (voc, perc), Stephen Gosling (p)

Émotion encore lors de cette création contemporaine inédite, d’une petite trentaine de minutes. Une suite sans pause, combinant puissance et fragilité, rehaussée par la splendeur du grand auditorium dont le mur vitré met en valeur un pan de végétation extérieure, d’où des palmipèdes prennent leur envol. Si l’œuvre « inclut des textes de magie et incantations à la gloire des déesses païennes nordiques » selon son auteur (cf. entretien paru dans notre numéro de juillet), et si c’est bien un monde elfique qui s’impose à l’imagination, l’interprétation touchait également à quelque chose relevant de la condition humaine. La partition requérait en effet de Barbara Hannigan qu’elle passe de la fêlure et de l’impuissance à l’ardeur et la véhémence. Par l’étendue de ses techniques vocales, son jeu de scène et son implication physique, et soutenue par un pianiste accompli, elle a captivé l’auditoire, et la performance vit ma voisine de gauche pleurer à chaudes larmes. L’un des points culminants du festival. De nouveau la salle se dresse, et Zorn présente et embrasse chaleureusement le duo.

The Hermetic Organ

John Zorn (org), Ikue Mori (elec)

Même salle, dispositif différent. Un orgue complet à la physionomie étonnante s’est élevé depuis le sous-sol. Quelques heures auparavant, l’artiste admirait le triptyque de Jérôme Bosch, « La tentation de saint Antoine » au Musée national d’art antique. Un tableau fourmillant de détails cauchemardesques. Toujours entre le ciel et l’enfer, Zorn est sensible à cette vision, qui lui a déjà inspiré plusieurs œuvres (« The Painted Bird » et « The Last Judgment » y font explicitement référence). C’est la première fois que « The Hermetic Organ » n’est pas un solo, puisque Ikue Mori (laptop) rejoint ici l’entreprise expérimentale.

La dimension visuelle explose les mirettes, avec des éclairages hyperboliques, les artistes apparaissant dans des cadres et l’ensemble présentant un aspect irréel. Dos au public, Zorn fait grand cas de manivelles placées des deux côtés de l’instrument, fait peser des objets sur les touches (dont une petite reproduction métallique d’un inquiétant oiseau de Bosch), joue parfois des seules pédales. L’amplitude sonore est là, mais peut-être parce qu’il s’agit d’un duo et qu’Ikue Mori y a sa place, une certaine retenue est de mise. Immobile, Mori répond, complète, et prolonge les propositions de Zorn par des sonorités cristallines, aquatiques, qui nous arrivent selon une diffusion spatialisée. On s’achemine vers un bref crescendo final après diverses manières d’explorations, extrapolations et improvisations qui, bien que s’écoutant avec curiosité, ne nous ont pas toujours convaincues, venant après la beauté farouche du duo précédent. Il n’empêche : ma voisine de droite laisse échapper un rire d’approbation, et c’est un nouveau succès public. David Cristol

Photos : Gulbenkian Música / Petra Cvelbar