Jazz en Comminges. De Bojan Z à The Amazing Keystone Big Band
Cette dix-septième édition s’est achevée le samedi 1er juin – du moins pour ce qui est du festival « In », le « Off » fermant pour sa part ses portes le lendemain avec la prestation de Nicolas Gardel et ses Headbangers. Un final en apothéose. Thomas Dutronc at joué à guichets fermés, devant une salle du Parc des Exposions archicomble. The Amazing Keystone Big Band lui a emboîté le pas. Et la veille avait, elle aussi, réservé de bons moments.
Bojan Z Trio
Bojan Z (p, Fender Rhodes), Thomas Bramerie (b), Martijn Vink (dm)
Saint-Gaudens, Parc des Expositions, 31 mai
Dire que pianiste occupe, dans le paysage du jazz, une place singulière relève de l’évidence. D’abord parce que sa culture musicale, précocement acquise, mêle Bach et Debussy, les Beatles et Ravel. Sans compter le folklore de son pays natal. De quoi nourrir une inspiration qui s’appuie sur une solide technique pianistique, comme ont pu en juger les spectateurs venus en nombre au Parc des Expositions. Etabli chez nous depuis 1988, le Serbe, qui fut, à New York, l’élève de Clare Fischer, a mis ses qualités de compositeur et d’interprète au service de nombre de musiciens de premier plan. Au point de devenir lui-même une figure de proue de cette musique en pleine évolution qui transcende tous les courants pour tracer sa propre voie.
De tout cela, son concert fournit une illustration éloquente. Soutenu par Thomas Bramerie, infatigable gardien du tempo dont l’éloge n’est plus à faire, et par le batteur néerlandais Martjin Vink, qui fut le partenaire de Maria Schneider et de Philip Catherine, il déploie une musique chatoyante dont il serait malaisé de définir les contours. Si la vitalité, voire l’énergie, la caractérise souvent (Débâcle, composé, ainsi qu’il le dévoile, dans des circonstances savoureuses), elle sait aussi se faire parfois méditative. L’usage du « xénophone », cet étrange instrument qu’il a trafiqué à son propre usage à partir du Fender Rhodes, ajoute à sa palette une couleur singulière. D’autant plus savoureuse que l’humour et une forme de bonhomie président à la présentation de chacun des morceaux. La confirmation, pour une partie du public, que la place occupée par Bojan Z n’a rien d’usurpé. Pour d’autres, une découverte. Et la démonstration que le parti pris de l’éclectisme peut réserver d’heureuses surprises.
Joshua Redman & Reis/Demuth/Wiltgen Trio
Josha Redman (ts), Michel Reis (p), Mark Demuth (b), Paul Wilygen (cdm).
Saint-Gaudens, Parc des Expositions, 31 mai.
Si le trio luxembourgeois, formé en 1998, est relativement peu connu chez nous, il connaît ailleurs la célébrité dans d’autres pays européens, et aussi en Amérique et en Asie jusqu’à séduire Joshua Redman, friand de leurs compositions au point d’en inscrire plusieurs à son répertoire. La réputation des trois musiciens se révèle parfaitement justifiée : aisance technique, cohésion, et une manière indéfinissable de faire vivre des thèmes originaux magnifiés par la brillance de l’interprétation. Michel Reis, en particulier, se met en évidence dans des soli construits avec une impeccable logique. Il est la cheville ouvrière d’un trio qui fournit aux improvisations du saxophoniste un écrin digne de son talent.
Joshua Redman n’a rien perdu des qualités qui ont fait de lui, dès les années 90, le digne successeur de John Coltrane et autres maîtres de son instrument de prédilection, le sax ténor. Nourri, lui aussi, d’une vaste culture qui allie le classique au funk en passant par tous les courants de la musique noire, il conjugue virtuosité et lyrisme. Sa sonorité, à la fois ample et profonde, héritée des grands saxophonistes du jazz classique, proche, dans les ballades, du son feutré d’un Ben Webster, mais marquée aussi par des influences plus récentes, le rend reconnaissable dès les premières mesures. Il vit intensément sa musique. Ses improvisations se traduisent dans ses gestes, ses attitudes. Par ailleurs, il demeure impassible, se montre peu soucieux d’établir le moindre contact avec le public. Contraste étonnant. Peu familier des arcanes de la psychologie, fût-elle des profondeurs, je me garderai de risquer le moindre diagnostic sur une attitude qui, toutes proportions gardées, pourrait faire penser à celle de Tom Harrell. Pour s’en tenir au seul plan musical, la prestation de ce soir a parfois atteint les sommets. Nul doute que le rôle de catalyseur joué par le saxophoniste, rôle paradoxal en apparence, y est pour beaucoup. On ne saurait trop s’en féliciter.
Thomas Dutronc & Les Esprits Manouches
Thomas Dutronc (voc, g), Rocky Gresset (g), Jérôme Ciosi (g), Pierre Blanchard (vln), David Chiron (b), Maxime Zampieri (dm).
SaintGaudens, Parc des Expositions, 1er juin.
Thomas Dutronc ne souffre, pour sa part, d’aucune difficulté relationnelle. Celui qui est devenu comme un Manouche (mais avec guitare), si l’on se réfère à sa chanson fétiche), possède à l’inverse, et au plus haut degré, l’art de créer d’entrée de jeu le contact avec le public. Cette connivence cultivée avec un soin tout professionnel lui vaut les faveurs d’une foule venue avant tout pour le voir et l’entendre. Elle bat ce soir tous les records d’affluence et la soirée se joue à guichets fermés.
Il est vrai que grande est sa popularité auprès de toutes les tranches d’âge. Justifiée, assurément. L’homme possède un réel talent de chanteur, de compositeur-parolier, d’interprète et d’instrumentiste. Il a fait ses classes auprès des plus éminents représentants du style hérité de Django, tel Biréli Lagrène au sein du Gipsy Project, avant de voler de ses propres ailes et d’opter pour le rôle d’artiste de variétés. Comme ses parents, mais avec des atouts différents. Il cultive, du reste, et jusqu’à l’excès, la ressemblance avec son père – lunettes noires, désinvolture, humour. Un amuseur qui maîtrise toutes les roueries du métier, sait créer une atmosphère de fête, y associer le public. Mission parfaitement accomplie.
Dire toutefois que les amateurs de jazz ont été tout à fait conquis serait excessif. Un groupe certes composé d’excellents musiciens, dont Pierre Blanchard, auteur de quelques chorus étincelants. Un leader qui assume son rôle tant à la guitare rythmique qu’en solo, doublé d’un chanteur qui connaît les vertus du swing, revisite les standards (Lil’ Datlin’), voilà de quoi satisfaire ceux qui apprécient le musicien plus que l’entertainer. Du reste, sa prestation suscite l’enthousiasme. Preuve que le but est atteint.
The. Amazing Keystone Big Band & China Moses, Sarah McKenzie, Celia Kameni
Vincent Labarre, Thierry Seneau, Félicien Bouchot, David Enhco (tp), Loïc Bachevilier, Bastien Ballaz, Sylvain Thomas, Aloïs Benoît (tb), Kenny Jeanney, Pierre Desassis, Jon Boutellier, Eric Prost, Ghyslain Regard (saxes), Fred Nardin (p), Thibaut François (g), Patrick Maradan (b), Romain Sarron (dm), China Moses (voc), Sarah McKenzie (p, voc), Celia Kameni (voc).
Saint-Gaudens, Parc des Expositions, 1er juin.
Pour cet ultime concert du festival, Pierre Jammes et ses complices du CLAP avaient convié le big band qui fut couronné Groupe de l’année aux Victoires du Jazz 2018. Une valeur sûre dont le succès ne se dément pas depuis sa création, il y a une dizaine d’années, par Fred Nardin, David Enhco, Jon Boutellier et Bastien Ballaz. Une formation sans rivale à l’heure actuelle, conjuguant les vertus du swing dans la grande tradition avec les innovations et les enrichissements du jazz actuel. Bref, un big band qui accumule à juste titre les succès et qui rend ce soir, avec l’appoint de trois vocalistes de talent, un hommage à celle qu’ils ont déjà célébrée dans un disque remarquable, la grande Ella Fitzgerald.
Occasion de ressusciter les grands succès d’Ella, de Stompin’ At The Savoy avec Chick Webb à Moonlight In Vermont dont elle a donné, avec Louis Armstrong, une version mémorable, jusqu’à How High The Moon, en passant par A Tisket A Tasket et autre Blues In The Night, maintes fois interprété depuis sa création en 1941 par Harold Arlen et Johnny Mercer. Sans oublier Ain’t Necessarily So, extrait de Porgy And Bess, ou encore Saint Louis Blues dont Celia Kameni donne une version pleine de sensibilité.
Chacune des vocalistes invitées à poser leurs pas dans ceux de « the first Lady of song » possède sa personnalité propre. Si bien que, loin de se limiter à de pâles copies, les interprétations qu’elles livrent de morceaux devenus des standards se trouvent repeintes à neuf. D’autant pus séduisantes que les arrangements, somptueux, les solistes, brillants, le son d’ensemble du big band, son swing, l’enthousiasme de musiciens heureux, à l’évidence, de participer à une telle entreprise, tout cela contribuait à la réussite d’un concert qui reste, à mon sens, le meilleur de cette dix-septième édition.
La coda est un peu moins réjouissante et, pour tout dire, décevante, surtout pour de tels musiciens : des applaudissements polis, sans plus. Une salle qui se vide progressivement au fur et à mesure que se déroule le concert. Pas le moindre rappel, quand Thomas Dutronc les avait enchaînés. Faut-il en rire ou en pleurer ? A chacun d’en décider…
Jacques Aboucaya