Jazz et Garonne: Des musiques en couleurs au pays de la tomate
Discussions en coulisses au Comédia. Thomas Bramerie demande son âge à Grégory Privat « 35 ans… » Entendant la réponse Stéphane Guillaume calé dans son fauteuil place en confidence « J’ai juste 10 ans de plus…aujourd’hui ! » La précision fait tilt dans le backstage. Tout le monde vient embrasser le lauréat. Une chorale improvisée entonne un happy birthday collectif. Bramerie trouve une bougie, l’allume et offre une part de tarte au saxophoniste ébahi contraint de souffler la chandelle. Olivier Ker Ourio accouru reprend le refrain sur son harmonica. Célébration joyeuse, chaleureuse, improvisée au hasard d’un avant scène festivalier. Happy jazz live.
Jean Marie Machado (p), Didier Ithursarry (acco)
Éric Seva (ts, ss), Kevin Reveyrand (elb), Jean-Luc Di Fraya (dm, cajón, voc)
Jazz et Garonne, Comedia, Marmande (47200), 11 octobre
Invité à un partage de sons, quand on entre dans la musique du duo on perçoit tout de suite des effluves d’intimité. C’est drôle, singulier même : on a directement affaire ici, sous la main des musiciens à une addition de claviers. Trois au total lorsque une série de touches, posées verticales ou horizontales dessinent les lignes, imposent la cadence. Acordeón ou piano, seule la nature des sonorités crée le distingo. Car c’est bien de mariage (musical) réussi qu’il s’agit. En croisement de lignes et d’accords, en effusions autour de la mélodie (Aspirer la lumière) Il peut aussi intervenir des moments de séparation telle cette longue introduction en solo (Didier Ithursarry) ciselée très fine avant que le couple ne se retrouve dans un échange d’unissons, moment d’émotion intense dédié à la mémoire de l’ami batteur Jacques Mahieux.
Puis une touche de notes bleu-nuit très senties surgissent au détour de l’evocation d’un fado née de la voix sombre d’Amalia Rodriguez. Dans ces allers et retours d’une imbrication piano/accordéon « Vuelta » se gorge de breaks, de coupures, de reprises comme autant de phrases lâchées en accéléré, dissonantes et volontairement trébuchantes. Vient l’interpretation adaptée d’une « Nocturne no 1 » de Chopin en mode d’appaisement, histoire de respirer un coup, de répondre à un besoin d’air doux en autant de notes claires du piano inspiré, expert de Jean-Marie Machado. Pour finir sur « Broussailles » morceau dédié à la mode du maintien d’un environnement safe et sain, occasion d’un choc de souffles et d’accords. Piano et accordéon ainsi servis chauds en live, Machado/Ithursarry, « on dirait le sud… » comme disait un chanteur…
Le trio Triple Roots c’est d’abord l’occasion d’écouter, d’entendre, de redécouvrir Éric Seva jouant du sax ténor « Sur les derniers projets j’avais mis en avant le baryton. Du coup pour ce trio j’ai eu envie de renouer avec le ténor » Sonorité ferme, puissante mais naturellement sujette à la nuance selon la nature des thèmes composés. Cet instrument donne à son jeu une grosse présence, fruit de l’assise forte du son du ténor (« Luz de Port Coton ») Dans cette géométrie du triangle instrumental Éric Seva joue avec l’espace, recherche l’échange, pousse vers l’ouverture « Je le conçois comme un terrain de jeu favorable à l’expression de la liberté de chacun. Idéal pour la bonne circulation de la musique » La colonne d’air du ténor alterne entre un son velouté et l’injection d’aspérités aptes à corser le discours, renforcer le sens de la phrase (« Les roots d’Alicante »)
La surface du trio ainsi constitué vaut bien sûr également par l’apport conjugué basse (électrique) et batterie « Il s’agit plus que d’une simple rythmique. Plutôt une force collective capable de cultiver l’interplay en mode de conversation à trois » À ce titre le rôle d’Eric Di Fraya, musicien spectaculaire au sens littéral du terme, s’affirme décisif. Dans le domaine du visuel déjà. L’expression part du visage, animation yeux, lèvres, mimiques accompagnant chacun de ces gestes d’action/création sur la batterie. Dans l’application/implication sur l’instrument ensuite: nature des frappes, pose des accents, travail particulier en couleurs fortes sur les petites cloches, les cymbales. Et puis en bonus comment ne pas noter la force de ses contrechants, voix perchée dans l’aigu en soulignement judicieux des mélodies sculptées au sax ténor (Moka Maka) Éric Seva justement insiste sur le travail de composition effectué spécifiquement pour cette formule du trio. Le concert -en attendant du disque qui devrait venir l’an prochain- révèle une architecture musicale bâtie pour un jeu très libre d’inspiration « C’est du 50/50 entre écrit et improvisé. Je veux que nous prenions chacun autant de plaisir à jouer en collectif ce jazz en mode ouvert »
Stéphane Huchard (dm), Stéphane Guillaume (ts, ss), Thomas Bramerie (b) + invité: Noé Huchard (p)
Olivier Ker Ourio (hca), Grégory Privat (p, elp), Gino Chantoiseau (elb), Arnaud Dolmen (dm), Inor Sotolongo (perc)
Jazz et Garonne, Comedia, Marmande (47200), 12 octobre
« Avec ce trio j’ai voulu célébrer le 20e anniversaire de mon premier album. Et puis comme mon fils Noé fait aussi ces vingt ans cette année je me suis dit que chiffre pour chiffre, ce serait bien de l’inviter ici pour ce concert du coup un peu spécial » Stephane Huchard, en habitué du festival et « vieux pote » d’Eric Seva justifie sa démarche auprès du public de Marmande. Avant de faire défiler des compositions puisées dans le répertoire des dites « chansons de Broadway » Soit autant de standards du jazz. Là encore il est question de sonorité. Du cousu main chez Stéphane Guillaume. Beau son de ténor avec ce qu’il faut de grain, de nuance et de contraste dans le volume (Just in Time) Bon, cela peut paraître fortuit voire inutile, mais on pense à la manière ( une référence !) d’un Ernie Watts…Le trio, on le sait, c’est une question d’entente, d’échange, d’équilibre à trouver enfin (à vérifier si besoin était sur le CD Off-Off Broadway / Jazz Eleven, L’autre Distribution) Reste que dans ce cas précis de concert à Marmande le piano ne dérange en rien cet ordonnancement. Peut-être car ce piano là se trouve entre les mains de Huchard fils. Noé, 20 ans, jeune pianiste de son état (encore dans le giron du CNSM) fait le boulot avec brio, soutien harmonique, développements des mélodies, toujours dans le bon ton de l’environnement musical idoine (Tant Jean Marie Machado que Gregory Privat ont approuvé en connaissance de cause…)
Stéphane Guillaume á son habitude, phrases coulées, tonalité moelleuse dans les séquences au soprano. Thomas Bramerie (il vient lui aussi d’enregistrer en trio, á suivre donc) solide, précis en action collective comme en solo. Plus cette envie de montrer des tambours qui roulent, d’incruster des échos d’Afrique en fête de la part de Stéphane Huchard histoire de rendre hommage par l’exemple á Art Blakey. Bref au total ce trio muté pour l’occasion en quartet laisse la trace d’un jazz de reliefs, riche dans ce qu’il génère comme musiques. Attentif aux épisodes de son histoire mais pas seulement récitatif pour autant. Généreux dans le passage á l’action sur scène. Actif dans la réalisation.
Déjà peut-on noter que tirer un orchestre de jazz dans le seul souffle un peu ténu d’un harmonica représente un pari singulier. Constater ensuite, pour prendre une comparaison avec le cinéma, que paradoxalement si l’on prend le dit orchestre au plan visuel stricto sensu la musique produite se projette naturellement en version noir et blanc. Reste qu’á l’évidence le tissus de ce jazz là, pluriel de nature comme de confection, s’éclaire de couleurs fortes “ Sur ce projet, j’ai voulu célébrer l’insularité au travers de la musique” À cet effet Olivier Ker Ourio, lui même natif de La Réunion a choisi des musiciens venus d’autres îles: Guadeloupe, Martinique, Maurice, Cuba. Autant de personnalités affirmées aptes á porter des éclairages en peintures naïves(?) ou savantes aux mélodies tracées par ses soins, son inspiration très personnelles (Payenké) Sans compter bien sur la qualité de chacun d’entr’eux à mettre en scène les rythmes qui vont bien avec “Dans ce travail en particulier j’ai fait en sorte qu’il y soit beaucoup question de rythmes “ affiirme sur scène le leader harmoniciste. Volubilité, puissance de feu pour Arnaud Dolmen á son aise, libre dans tous les contextes. Percussions douces chez Inor Sotolongo, cubain de La Havane.
L’appel du rythme, le tissage des mélodies, Grégory Privat, piano électrique ou acoustique, s’y engouffre avec brio. Y mets sa patte (Singular Insularity) tandis que le bassiste mauricien installé à Paris, Gino Chantoiseau fait le lien. Au fil des compositions pensées pour cette formule, cette dimension d’orchestre l’écriture ouverte d’Olivier Ker Ourio situe, pointe les scénarii des histoires á raconter. Les solistes, un par un, voir á deux ou trois comme pour renforcer l’interaction, font le saut de la surprise, accentuent l’émotion. L’impro aussi bien sur, génère un surplus de couleur. La boucle est bouclée.
“ Offrir du spectacle vivant” Au travers d’une telle palette de couleurs vives le leitmotiv du festival scandé par Éric Séva, son mentor, s’en trouve ainsi pleinement honoré.
Photo ouverture : dans la famille Seva organisation à prendre le père (Éric), la mère (Myriam), la fille (Noa), le fils (Pablo), tous au boulot festivalier !
Á suivre
Robert Latxague