Jazz in Ajacciu (2) : Parfum de femmes
Une soirée de jazz essentiellement conjugué au féminin. Précision: Rhoda Scott dans ses milliers de pélerinages à trimballer son Hammond B3 (son orgue) sur tous les continents, pieds nus ou non, n’avait jamais foulé le sol corse. Autant dire qu’elle était attendue, son nom, son image ayant franchi les frontières fictives du jazz et ce bras de la Méditerranée.
Rhoda Scott (org), Sophie Alour (ts), Lisa Cat-Berro (as), Julie Saury (dm)
Jazz in Ajacciu, Ajaccio (20000), 28 juin
Le set démarre par le groove soutenu de City of The risIng sun boosté par des relances d’accords «churchy», les riffs punchy de deux sax réunis sur les mêmes formules avant d’aborder des desserts cuivrés en solo de chacune des deux souffleuses. Bref pour le public venu nombreux enfin dans l’enceinte du Casone toujours sous l’imposante figure de bronze napoléonien, il ne pouvait subvenir meilleure accroche. La Valse à Charlotte interprétée en continuum, autre type de sujet à danser, donnait libre cours aux développements du ténor puis de l’alto, colonnes d’air mis en mouvement, maîtrisées pourtant avec un feeling de touche bien féminine.
Pour qui l’a déjà vue et entendue sur scène, Rhoda Scott ne ménage pas spécialement de surprise. Elle affiche la caractéristique soul de son instrument, gros son chaud et swing permanent quel que soit le clavier utilisé, des mains ou du pied sur le pédalier. Ainsi posés ses fondamentaux, une ses compositions phares, R&R, représente par exemple une tête de gondole de sa production musicale. Rhoda imprime le thème de sa main droite, enrichi en puissance et dynamique, par le riff caractéristiUe des deux sax. De quoi instiller sous ses doigts un groove immédiatement identifiable. Soutenu, pérenne dans son mode d’expression comme dans ce qu’elle transmet à ses musiciennes. Même process, même effet avec cet autre titre iconique du jazz soul, le Moaning de Horace Silver, occasion là encore d’un challenge entre Sophie Alour et Lisa Cat-Berro, un dit «chase», challenge livré entre sax ténor et sax alto. Comme sur ce thème signé de la première citée, I wanna moove, offrant une couleur très tradition «Memphis soul» Laquelle colle parfaitement à la longue histoire personnelle et instrumentale de Rhoda Scott avec le jazz, son langage dé toujours.
Youn Sun Nah (voc, boîte à musique), Bojan Z (p, clav)
28 juin
Souvenir d’une confidence de Youn Sun Nah recueillie l’an passé à l’occasion d’un concert donné en Béarn « Mon prochain album, Elles, a été produit pour une formulation en duo avec un pianiste américain, John Cowherd. On l’a enregistré à New York, je dois y retourner pour du mixage notamment. Après je ne sais pas ce que cela pourra donner sur une scène, en live…» Elle paraissait quelque peu interrogative alors la chanteuse d’origine sud coréenne. Plus tard, lors de la parution de l’album au printemps dernier, elle se produisit en duo avec différents pianistes, Tony Peelman ou Éric Legnini par exemple. Mais le déclic eut lieu avec Bojan Z. D’oú cette tournée programmée avec lui. Et cette halte sur la scène de Jazz in Ajacciu.
Le concert débute justement sur la,chanson Feeling good qui ouvre l’album Elles. La manière de poser sa voix sur un fond instrumental plutôt dépouillé fait que l’on retrouve la personnalité, le naturel du chant de Youn Sun Nah. Ainsi prend-elle le thème suivant (Cocoon, titre de Bjork pris tel un chant rentré, couleur nostalgie affleurante -Youn Sun Nah vient de perdre un être de sa famille très proche) Naturelle aussi dans son art d’un chant qui ose: témoin sa version du Libertango de Piazzola rebaptisée I’ve seen that face before au cours de laquelle on verse direct à la mutation du mode tango en musique ouverte, en mélodie libérée, en scat improvisé, en mots passés de l’anglais au français et. question volume, dans le jaillissement d’une voix poussée jusque au cri. Dans ce cadre on se trouve pris au départ dans une douceur de voix. Puis en continuum sur la grille rythmique signée Astor Piazzola la voix mute vers une scansion de syllabes à l’unisson des basses du piano pour s’échapper ensuite vers des pointes suraiguës. La voix de Youn est un voyage. Derrière ce bouleversement dans les contenus on retrouve Bojan Z, le pianiste, l’arrangeur surtout, le musicien metteur en scène qui a drivé Michel Portal des années durant. Avec Bojan façon Capitaine Nemo, You Sun Nah trouve dans la profondeur un univers de sons autant que de couleurs totalement en accord avec (l’esprit de) son chant. Bojan, fidèle à sa philosophie de plongées directes et d’expérimentation dans les mondes du jazz abonde dans les nuances, fait en sorte de tirer les bonnes cartes. Celle du seul piano électrique par exemple afin de distiller au plus juste des pastels sonores ( Sometimes I feel like à motherless child) Ou de pianos conjugués, accoustique plus électrique, un clavier pour chaque main en simultané histoire de produire accords et mélodies renversés. Et même frappant bientôt sur la tablature du piano histoire de coller au rythme d’un hit de Johnny Cash laissant ainsi la chanteuse charger sa voix dans l’épaisseur. Le pianiste natif de Belgrade, dans un tel contexte se meut en top accompagnateur, dessinant à dessein le phrasé qui convient, la bonne variation d’intensité, les accents à pointer sur les syllabes, les mots de Youn Sun Nah.
Un confort certain pour une chanteuse. Laquelle ne révolutionne pas pour autant son mode de chant pluriel mais profite de l’espace ouvert par la formule du duo. Ce qui ne l’empêche pas de se lächer le moment venu seule à derouler le ruban de sa boîte à musique mécanique sur le socle de ce standard éternel de l’Américan Song Book « Killing me softly » La voix revient alors, légère, au naturel. Voix d’une chanteuse de jazz.
29 juillet
Restait à Goran Bregović élu (mot un peu étrange convenons-en à la veille d’un scrutin avec toutes les questions qui vont avec et qui fait beaucoup parler bien sûr ici aussi en Corse) avec son groupe au drôle de patronyme Orchestre des Mariages et dès Enterrements à conclure cette édition de Jazz in Ajacciu. Il l’a fait plus de deux heures durant faisant danser, non stop sur ce même laps de temps, en pas, sauts et pogos, des fans ajacciens visiblement venus pour ça. Et pour rien d’autre. À grand renfort de cuivres soufflants à cet effet drus et en cadence de métronome. En sa statue, entouré de ses deux aigles, toujours muet dans cette nuit «hot», Napoléon Buonaparte n’a pas bronché.
Robert Latxague
(Photos Robert Latxague)