JAZZ IN ARLES : PHILIPPE MOURATOGLOU TRIO
Jour de grève SNCF, comme souvent ces temps-ci, et s’il y avait bien un TGV jusqu’en Avignon, par prudence l’indispensable Nathalie Basson m’a cueilli en gare TGV, sur le chemin qui la conduisait au studio de la Buissonne (Pernes-les-Fontaines) pour embarquer le guitariste et le batteur, qui venaient d’y faire escale.
Du très agréable hôtel de l’Amphithéâtre jusqu’à la chapelle du Méjan, mon regard accroche, au détour d’une rue, le souvenir de Robert Doisneau, que je croisais souvent naguère, dans un bistrot ami de Montmartre, avec son pote Bob Giraud.
J’arrive à la Chapelle du Méjan, pour assister à la balance, qui est aussi une répétition : le trio n’a pas rejoué depuis l’enregistrement, en novembre dernier, du disque tout récemment publié («Univers-Solitude», Vision Fugitive / l’autre distribution). Pendant que les musiciens s’installent, je visite, dans la chapelle où se déroule le concert, et dans la salle qui la surplombe, l’exposition du peintre coréen Kim Tschang-Yeul : comme des gouttes d’eau jetée dans un univers mis en abyme.
PHILIPPE MOURATOGLOU TRIO
Philippe Mouratoglou (guitares acoustiques), Bruno Chevillon (contrebasse), Ramon Lopez (batterie, percussions)
Arles, Chapelle du Méjan, 24 mai 2018, 20h30
Les guitares sont au centre du jeu. D’une composition à l’autre, ou presque, il faut changer l’accordage. La musique requiert ce soin, les partenaires et le public comprennent ce beau souci. Le programme du concert sera majoritairement celui du disque récemment paru, avec aussi deux blues issus du disque «Steady Rollin’ Man, Echoes of Robert Johnson» (Vision Fugitive) que Philippe Mouratoglou avait enregistré en 2012, en compagnie de Jean-Marc Foltz et Bruno Chevillon.
Le concert commence avec le titre qui ouvre le disque : Univers-Solitude. Plus encore que sur le CD (et c’est là tout l’attrait du concert), on chemine de l’individuel au collectif, de l’expression personnelle à l’univers partagé. C’est comme s’il y avait plusieurs mouvements, une dramaturgie intime qui conduit de l’un à l’autre, mais à l’intérieur d’un tout qui serait l’expression idéale d’un groupe. Et quand survient la coda, par les percussions seules, on a l’impression que l’on nous cache encore une part du mystère. Le thème suivant Eris (Rêverie) ne dévoile heureusement pas cette part d’inconnu qui nous tient en haleine. Puis L’échelle de l’évasion nous entraîne encore ailleurs, avec tout un jeu sur les harmoniques et le son de la guitare, avant que le collectif ne reprenne ses droits. Avec Voiles, c’est encore une autre couleur, folky, mais qui réserve aussi des développement plus vifs. Suivra une sorte d’interlude, en solo, de Ramon Lopez, avant Porte-Nuage, l’hommage du guitariste au chanteur états-unien Scott Walker, qui avait choisi l’Angleterre et qui, trop méconnu, fut pourtant un jalon de la pop exigeante, tout en reprenant Brel comme (presque) personne. Ce titre va se conclure sur une atmosphère plus rock, avant un duo du guitariste (qui va se faire aussi chanteur) avec la contrebasse autour des blues de Robert Johnson. Seul d’abord, Philippe Mouratoglou chante Malted Milk, conservant dans l’accompagnement les accords du blues, mais considérablement altérés. Bruno Chevillon le rejoint et Preaching Blues est chanté avec cette véhémence qui rappelle les protest singers des années 30 à 60 qui avaient épousé la cause de la lutte pour l’intégration. Le guitariste et le bassiste se livrent à des unissons d’équilibristes avant que la contrebasse ne s’évade en solo, jusqu’au retour de la voix. Grand guitariste, Philippe Mouratoglou possède aussi un indiscutable talent de chanteur, expressif et charismatique. Retour au trio, avec cette fois des improvisations en quête de sonorités extrêmes, des dialogues croisés puis une impro collective qui va se résoudre, sereinement, en une sorte de marche écossaise…. Et dans la conclusion (provisoire) du concert, après un jeu sur les harmoniques, on entre dans un dialogue autour de la mélodie, entre contrechant et contrepoint ; c’est comme un voyage immobile : l’ailleurs n’est pas dans l’exotisme, mais dans les dérives de notre esprit animé, une âme en quelque sorte. Rappelés avec chaleur, les musiciens vont conclure, cette fois définitivement, par un jeu de ruptures, de sonorités acides, sur tempo vif, et en se dirigeant vers l’impro la plus libre. Puis vient un rythme obstiné, ponctué d’une coda volontairement abrupte : fin de partie, qui nous laisse dans la surprise, mais sans frustration. Beau moment de musique.
Xavier Prévost