Jazz in Marciac : Jour 3
Pour son troisième jour de festival, Jazz in Marciac avait programmé le retour de Brad Mehldau en première partie du Sound Prints de Dave Douglas et Joe Lovano, un pari osé !
Jazz in Marciac
Dimanche 29 juillet 2018, Marciac (34), Grand chapiteau, 21h
Brad Mehldau Trio
Brad Mehldau (p), Larry Grenadier (cb), Jeff Ballard (dr).
Il n’aura fallu que cinq minutes à Brad Mehldau et son trio pour décoller vers le firmament. Et dix de plus pour que l’ingénieur du son en façade dompte les médiums graves de la sono. Après ce For David Crosby, un simple blues mais qui rappelle à tous combien le titre donné à son second album en leader était justifié : The Art of Trio. Ce blues fut en effet une démonstration de jouer avec l’art et la manière le blues sans en exprimer absolument la grille tout en ne la perdant jamais de vue. Larry Grenadier fit des merveilles, en soliste autant qu’en accompagnateur, et Brad Mehldau esquissa même d’infimes mouvements de bras dansés pendant le solo de Jeff Ballard, en une attitude monkienne d’exprimer le plaisir d’entendre son groupe jouer aussi bien. Vint ensuite une version de Ode (tiré de l’album éponyme) durant laquelle je cherchais à saisir la combinaison d’éléments qui autorise la fascination exercée par Mehldau. Parmi ceux-ci, la limpidité conférée à quelque ligne mélodique que ce soit, simple ou complexe ; un tempo inébranlable autorisant la réalisation de rythmes raffinés, Mehldau entraînant son auditeur vers des abîmes où la pulsation semble à jamais perdue jusqu’à ce que, tel un phénix, elle renaisse pour la plus grande joie de l’auditoire ; la parfaite gestion d’une arche temporelle narrative formée au fur et à mesure de l’avancée de la pièce, ce qui donne tout le sel à l’action musicale ; la cohérence des improvisations qui, précisément, permet une perception aisée de la grande arche narrative de la pièce dans son ensemble ; et bien sûr le niveau d’interaction, de compréhension mutuelle, un des musiciens complétant l’autre, lui répondant avant de faire des propositions reprises au bond ou non. I Concentrate You, la pièce suivante, m’apporta un autre élément de réponse : une sensualité envoûtante, fruit de la capacité du trio à susciter le désir par la mise en circuit fermée d’un enchaînement harmonique à l’issue de la réexposition du thème. Dès lors, on souhaite que l’instant dure encore et pour toujours. Après une pièce construite sur un ostinato en 5/8 (2+3 croches), le trio interpréta I Should Care en ballade, le pianiste développant la coda en solo. Malgré la présence de milliers de personnes, on aurait pu entendre une mouche voler. Le set se referma avec une reprise de Highway Rider dont la partie finale remplit de joie tous les auditeurs présents. Après un bis, Mehldau, Grenadier et Ballard quittèrent la scène sous les vivats de la foule.
Jazz in Marciac
Dimanche 29 juillet 2018, Marciac (34), Grand chapiteau, 22h30
Sound Prints
Dave Douglas (tp), Joe Lovano (ts), Lawrence Fields (p), Yashuki Nakamura (cb), Joey Baron (dr).
Pari osé, donc, que de faire passer Sound Prints après Brad Mehldau. D’autant que les deux soufflants avaient décidé de débuter leur concert avec une pièce pour le moins abstraite, basée – pour ce qui m’en a semblé – sur le principe « apparition/dissolution » (du tempo, de la grille, des fonctions instrumentales traditionnelles, etc.). Le deuxième thème, Fall Moon de Joe Lovano, très post-Ornette, n’arrêta pas l’hémorragie de départ des auditeurs, au contraire. Le hard bop libre (c’est-à-dire ni free, ni seconde modalité) perdura ensuite avec un arrangement du Ju-Ju de Wayne Shorter par Lovano qui me fit songer à l’atmosphère que ce dernier développe sur “Universal Language”, un album pas d’évidence immédiate sorti en 1992. La moitié du public partie au bout de 2 ou 3 morceaux aurait dû rester. Ceux qui fréquentent régulièrement les concerts savent bien qu’il arrive souvent qu’un concert décolle tardivement. Ce fut le cas au bout du quatrième morceau du concert, Ups and Downs de Dave Douglas, que l’on pourrait qualifier de « ballade héroïque », l’expression aigre-douce imprimée par les intervenants bousculant les conventions interprétations du tempo lent jazz. Après une pièce aux saveurs latines, la seconde ballade donnée par le groupe se révéla de nouveau un moment fort de leur concert, Lawrence Fields mettant en valeur son toucher infinitésimal et sa puissance expressive au cours d’une magnifique introduction en solo. L’écoute impliquée qui accompagna sa prestation ne fut alors perturbée par aucun toussotement, comme pour Mehldau ! Une dernière pièce, enlevée, acheva le concert, les musiciens ayant sans doute senti que la mayonnaise ne prenait pas absolument avec un public désormais clairsemé – au grand désarroi des présents, au final séduits, et qui auraient bien continué de les écouter.
Ludovic Florin