Jazz Magazine inaugure les jeudis du Bal Blomet avec les Biguine Reflections d’Alain Jean-Marie
Désormais, chaque dernier jeudi du mois, c’est Jazz Magazine qui composera l’affiche de l’historique Bal nègre rebaptisé Bal Blomet. Et c’est très symboliquement à Alain Jean-Marie, ses complices Eric Vinceno et Jean-Claude Montredon, et à leur répertoire ancré en terre de biguine qu’il revenait hier d’inaugurer cette programmation.
C’est en 1920 qu’Alexandre et Jeanne Jouve, originaires du Cantal, ouvrent leur commerce de vins et tabac au 33 de la rue Blomet (Paris XVe). Lucien Lariche dans son annuaire Les Jetons de bal, 1830-1940, lieux de danse célèbres et petits bals de quartier (Association des collectionneurs de jetons-monnaie, 2006), n’en signale aucun jeton de bal, mais reproduit un ticket d’entrée d’un montant de 300fr, au nom du Bal Nègre. André Warnod, dans Les Bals de Paris (Les Editions G. Crès & Cie, 1925) qui signale l’avènement du jazz band et la mode des danses nouvelles (tango, fox trot, shimmy) ignore encore tout de la biguine et du Bal nègre, et je ne me souviens pas d’en avoir lu le nom chez Francis Carco. Laurent Cugny dans Une histoire du jazz en France, Tome 1, du milieu du XIXe siècle à 1929 (Outre mesure, 2014) cite cependant un ouvrage plus tardif d’André Warnod (Fils de Montmartre, Arthème Fayard, 1955). On y lit que le bal de la rue Blomet « existait depuis longtemps, sans que personne parlât de lui. C’était un musette fréquenté uniquement par des Noirs. Les sous-officiers et les soldats d’infanterie et d’artillerie coloniale venaient y danser avec des femmes de chambre antillaises, alors très nombreuses à Paris. Un Blanc s’y faisait remarquer. »
L’homme d’affaires Martiniquais Jean Rézard-Desvouves y organisait-il déjà ses réunions électorales ? On sait qu’il fut candidat aux élections législatives de 1924 et, qu’ayant plus d’arguments au piano qu’à l’oral, il y forma un orchestre. On prit l’habitude de venir y danser le week-end, puis également les mardis, jeudis et dimanches sous l’enseigne du Bal colonial. Attirant d’abord les Antillais de Paris, ainsi que les soldats de l’Ecole militaire toute proche, il fut bientôt découvert par l’intelligentsia parisienne, Robert Desnos en tête qui y attira les surréalistes.
Alors que curieusement, l’élite intellectuelle et artistique préférait l’entre-soi du Bœuf sur le toit aux boîtes de “Harlem in Montmartre” où elle aurait pu découvrir le “vrai jazz” (de Louis Mitchell à Sidney Bechet), elle s’enticha du Bal colonial bientôt rebaptisé le Bal nègre, alors que l’on commençait au tournant des années 1930 à trouver à l’affiche les stars de la biguine venues d’Outre-Atlantique tels Ernest Léardée et Alexandre Stellio. Robert Desnos habitant la maison voisine, on y croisait Jean Cocteau, Paul Morand, André Gide, Zadkine, mais aussi Henry Miller, Scott Fitzgerald et Man Ray. Le peintre Foujita s’y exhiba entièrement nu, le corps peint en bleu. Dans La Force de l’âge, Simone de Bauvoir s’y moque des Blanches s’essayant maladroitement à danser la biguine : « le dimanche soir, on délaissait les amères élégances du scepticisme, on s’exaltait sur la splendide animalité des Noirs de la rue Blomet. […] A cette époque, très peu de Blanches se mêlaient à la foule noire ; moins encore se risquaient sur la piste : face aux souples Africains, aux Antillais frémissants, leur raideur était affligeante. » Où l’on comprend le malaise qui a pu saisir récemment certaines sensibilités plus ou moins manipulées, à l’annonce de la réouverture du « Bal nègre », lieu d’encanaillement exotique pour les uns, mais aussi lieu d’histoire et de fierté pour les autres, en un temps où le mot “nègre” n’était pas encore péjoratif. Souvenons nous de Jim Europe qui rêvait il y a 100 ans de créer un Negro Symphony Orchestra ou, plus récemment, de L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache.
Fermé en 1939, le Bal nègre connut quelques essais de réouverture – je me souviens d’y avoir entendu le saxophoniste et chanteur Marc Thomas vers la fin des années 1980. Mais c’est à Guillaume Cornut que l’on doit sa résurrection sous le nom politiquement correct de Bal Blomet, après de monumentaux travaux, consistant à reproduire l’ancienne arrière-salle et sa mezzanine, mais en la faisant descendre de plusieurs mètres, ce qui autorise l’ouverture d’un restaurant sur deux niveaux, à la place de l’ancien bar des époux Jouve. Un pari architectural sans faute pour ce que l’on pouvait en juger hier, du point de vue tant de l’acoustique que de la convivialité du lieu (1).
C’est ce qui a séduit notre directeur de publication Edouard Rencker qui a décidé d’en faire une fois par mois une vitrine pour Jazz Magazine sous la forme d’une programmation tous les derniers jeudis du mois, la prestation de la tête d’affiche étant précédée hier par un orchestre d’étudiants de l’IMEP – Paris College of Music emmené par la chanteuse Jémina Bréchoire.
Lui succéda Alain Jean-Marie, en pleine forme, plus disert qu’à l’ordinaire, commentant longuement sa musique avec l’humour pince sans rire qu’on lui connaît. Retenu à l’extérieur par une interview pour France Ô et n’ayant entendu qu’une partie du concert, je m’en tiendrai à quelques généralités qui doublonneront probablement à mes propos télévisés. Pourquoi Alain Jean-Marie au Bal Blomet ? Pourquoi Alain Jean-Marie pour cette première soirée Jazz Magazine ? Alain Jean-Marie a grandi en Guadeloupe dans l’amour du jazz, mais dans un environnement musical qui voyait le langage de la biguine se moderniser. “Biguine Reflections”, le nom de son trio, est une façon de revenir sur ces racines, sans rien céder de son amour du jazz, le mot “Reflections” étant emprunté au fameux morceau de Thelonious Monk. Monk, Duke Ellington et Bud Powell, ce sont les trois modèles qui ont guidé Alain Jean-Marie. « Et Bill Evans… » me soufflera-t-il à l’issue du concert. Bud pour cette ivresse folle de l’improvisation, cette faculté d’évasion qu’Alain Jean-Marie a connu dans les clubs parisiens auprès de Chet Baker, Johnny Griffin, Barney Wilen, Lee Konitz et beaucoup d’autres, Monk et Ellington pour l’écriture, l’angularité et l’imagination formelle qui permet à Alain Jean-Marie de revisiter le vocabulaire de la biguine. Bill Evans pour la porte harmonique qu’il ouvrit en grand sur le piano européen que peu de pianistes de jazz ignorent. Plus le doux crépitement polyrythmique des tambours sacrés – plus directement hérité d’Afrique que ne le furent le chabada et les rudiments du swing – dont la basse d’Eric Vinceno et Jean-Claude Montredon entretiennent la mémoire lointaine et dont les savants entrelacs rythmiques ont gracieusement contaminé les mazurkas et quadrilles des colons. Sur le chemin de la gare à mon domicile, mes hanches et mes pieds s’en souvenaient encore qui firent peut-être rire un geai insomniaque à mon passage.
Le 25 mai prochain, sur cette même scène, sous le patronage de Jazz Magazine, ce sont le pianiste martiniquais Mario Canonge et son mythique group Kann, avec les frères Fanfant et le percussionniste Bago qui réveilleront les souvenirs caribéens des dernières pierres de l’antique Bal nègre ayant survécu à sa réfection.
(1) Je n’ai pour ma part constaté qu’un seul bémol : la porte s’ouvrant vers l’intérieur des WC hommes directement sur une pissotière, que j’ai ouverte en bousculant un brave monsieur dans cette attitude qui nous rend plusieurs fois par jour singulièrement vulnérables. Un détail.
|Désormais, chaque dernier jeudi du mois, c’est Jazz Magazine qui composera l’affiche de l’historique Bal nègre rebaptisé Bal Blomet. Et c’est très symboliquement à Alain Jean-Marie, ses complices Eric Vinceno et Jean-Claude Montredon, et à leur répertoire ancré en terre de biguine qu’il revenait hier d’inaugurer cette programmation.
C’est en 1920 qu’Alexandre et Jeanne Jouve, originaires du Cantal, ouvrent leur commerce de vins et tabac au 33 de la rue Blomet (Paris XVe). Lucien Lariche dans son annuaire Les Jetons de bal, 1830-1940, lieux de danse célèbres et petits bals de quartier (Association des collectionneurs de jetons-monnaie, 2006), n’en signale aucun jeton de bal, mais reproduit un ticket d’entrée d’un montant de 300fr, au nom du Bal Nègre. André Warnod, dans Les Bals de Paris (Les Editions G. Crès & Cie, 1925) qui signale l’avènement du jazz band et la mode des danses nouvelles (tango, fox trot, shimmy) ignore encore tout de la biguine et du Bal nègre, et je ne me souviens pas d’en avoir lu le nom chez Francis Carco. Laurent Cugny dans Une histoire du jazz en France, Tome 1, du milieu du XIXe siècle à 1929 (Outre mesure, 2014) cite cependant un ouvrage plus tardif d’André Warnod (Fils de Montmartre, Arthème Fayard, 1955). On y lit que le bal de la rue Blomet « existait depuis longtemps, sans que personne parlât de lui. C’était un musette fréquenté uniquement par des Noirs. Les sous-officiers et les soldats d’infanterie et d’artillerie coloniale venaient y danser avec des femmes de chambre antillaises, alors très nombreuses à Paris. Un Blanc s’y faisait remarquer. »
L’homme d’affaires Martiniquais Jean Rézard-Desvouves y organisait-il déjà ses réunions électorales ? On sait qu’il fut candidat aux élections législatives de 1924 et, qu’ayant plus d’arguments au piano qu’à l’oral, il y forma un orchestre. On prit l’habitude de venir y danser le week-end, puis également les mardis, jeudis et dimanches sous l’enseigne du Bal colonial. Attirant d’abord les Antillais de Paris, ainsi que les soldats de l’Ecole militaire toute proche, il fut bientôt découvert par l’intelligentsia parisienne, Robert Desnos en tête qui y attira les surréalistes.
Alors que curieusement, l’élite intellectuelle et artistique préférait l’entre-soi du Bœuf sur le toit aux boîtes de “Harlem in Montmartre” où elle aurait pu découvrir le “vrai jazz” (de Louis Mitchell à Sidney Bechet), elle s’enticha du Bal colonial bientôt rebaptisé le Bal nègre, alors que l’on commençait au tournant des années 1930 à trouver à l’affiche les stars de la biguine venues d’Outre-Atlantique tels Ernest Léardée et Alexandre Stellio. Robert Desnos habitant la maison voisine, on y croisait Jean Cocteau, Paul Morand, André Gide, Zadkine, mais aussi Henry Miller, Scott Fitzgerald et Man Ray. Le peintre Foujita s’y exhiba entièrement nu, le corps peint en bleu. Dans La Force de l’âge, Simone de Bauvoir s’y moque des Blanches s’essayant maladroitement à danser la biguine : « le dimanche soir, on délaissait les amères élégances du scepticisme, on s’exaltait sur la splendide animalité des Noirs de la rue Blomet. […] A cette époque, très peu de Blanches se mêlaient à la foule noire ; moins encore se risquaient sur la piste : face aux souples Africains, aux Antillais frémissants, leur raideur était affligeante. » Où l’on comprend le malaise qui a pu saisir récemment certaines sensibilités plus ou moins manipulées, à l’annonce de la réouverture du « Bal nègre », lieu d’encanaillement exotique pour les uns, mais aussi lieu d’histoire et de fierté pour les autres, en un temps où le mot “nègre” n’était pas encore péjoratif. Souvenons nous de Jim Europe qui rêvait il y a 100 ans de créer un Negro Symphony Orchestra ou, plus récemment, de L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache.
Fermé en 1939, le Bal nègre connut quelques essais de réouverture – je me souviens d’y avoir entendu le saxophoniste et chanteur Marc Thomas vers la fin des années 1980. Mais c’est à Guillaume Cornut que l’on doit sa résurrection sous le nom politiquement correct de Bal Blomet, après de monumentaux travaux, consistant à reproduire l’ancienne arrière-salle et sa mezzanine, mais en la faisant descendre de plusieurs mètres, ce qui autorise l’ouverture d’un restaurant sur deux niveaux, à la place de l’ancien bar des époux Jouve. Un pari architectural sans faute pour ce que l’on pouvait en juger hier, du point de vue tant de l’acoustique que de la convivialité du lieu (1).
C’est ce qui a séduit notre directeur de publication Edouard Rencker qui a décidé d’en faire une fois par mois une vitrine pour Jazz Magazine sous la forme d’une programmation tous les derniers jeudis du mois, la prestation de la tête d’affiche étant précédée hier par un orchestre d’étudiants de l’IMEP – Paris College of Music emmené par la chanteuse Jémina Bréchoire.
Lui succéda Alain Jean-Marie, en pleine forme, plus disert qu’à l’ordinaire, commentant longuement sa musique avec l’humour pince sans rire qu’on lui connaît. Retenu à l’extérieur par une interview pour France Ô et n’ayant entendu qu’une partie du concert, je m’en tiendrai à quelques généralités qui doublonneront probablement à mes propos télévisés. Pourquoi Alain Jean-Marie au Bal Blomet ? Pourquoi Alain Jean-Marie pour cette première soirée Jazz Magazine ? Alain Jean-Marie a grandi en Guadeloupe dans l’amour du jazz, mais dans un environnement musical qui voyait le langage de la biguine se moderniser. “Biguine Reflections”, le nom de son trio, est une façon de revenir sur ces racines, sans rien céder de son amour du jazz, le mot “Reflections” étant emprunté au fameux morceau de Thelonious Monk. Monk, Duke Ellington et Bud Powell, ce sont les trois modèles qui ont guidé Alain Jean-Marie. « Et Bill Evans… » me soufflera-t-il à l’issue du concert. Bud pour cette ivresse folle de l’improvisation, cette faculté d’évasion qu’Alain Jean-Marie a connu dans les clubs parisiens auprès de Chet Baker, Johnny Griffin, Barney Wilen, Lee Konitz et beaucoup d’autres, Monk et Ellington pour l’écriture, l’angularité et l’imagination formelle qui permet à Alain Jean-Marie de revisiter le vocabulaire de la biguine. Bill Evans pour la porte harmonique qu’il ouvrit en grand sur le piano européen que peu de pianistes de jazz ignorent. Plus le doux crépitement polyrythmique des tambours sacrés – plus directement hérité d’Afrique que ne le furent le chabada et les rudiments du swing – dont la basse d’Eric Vinceno et Jean-Claude Montredon entretiennent la mémoire lointaine et dont les savants entrelacs rythmiques ont gracieusement contaminé les mazurkas et quadrilles des colons. Sur le chemin de la gare à mon domicile, mes hanches et mes pieds s’en souvenaient encore qui firent peut-être rire un geai insomniaque à mon passage.
Le 25 mai prochain, sur cette même scène, sous le patronage de Jazz Magazine, ce sont le pianiste martiniquais Mario Canonge et son mythique group Kann, avec les frères Fanfant et le percussionniste Bago qui réveilleront les souvenirs caribéens des dernières pierres de l’antique Bal nègre ayant survécu à sa réfection.
(1) Je n’ai pour ma part constaté qu’un seul bémol : la porte s’ouvrant vers l’intérieur des WC hommes directement sur une pissotière, que j’ai ouverte en bousculant un brave monsieur dans cette attitude qui nous rend plusieurs fois par jour singulièrement vulnérables. Un détail.
|Désormais, chaque dernier jeudi du mois, c’est Jazz Magazine qui composera l’affiche de l’historique Bal nègre rebaptisé Bal Blomet. Et c’est très symboliquement à Alain Jean-Marie, ses complices Eric Vinceno et Jean-Claude Montredon, et à leur répertoire ancré en terre de biguine qu’il revenait hier d’inaugurer cette programmation.
C’est en 1920 qu’Alexandre et Jeanne Jouve, originaires du Cantal, ouvrent leur commerce de vins et tabac au 33 de la rue Blomet (Paris XVe). Lucien Lariche dans son annuaire Les Jetons de bal, 1830-1940, lieux de danse célèbres et petits bals de quartier (Association des collectionneurs de jetons-monnaie, 2006), n’en signale aucun jeton de bal, mais reproduit un ticket d’entrée d’un montant de 300fr, au nom du Bal Nègre. André Warnod, dans Les Bals de Paris (Les Editions G. Crès & Cie, 1925) qui signale l’avènement du jazz band et la mode des danses nouvelles (tango, fox trot, shimmy) ignore encore tout de la biguine et du Bal nègre, et je ne me souviens pas d’en avoir lu le nom chez Francis Carco. Laurent Cugny dans Une histoire du jazz en France, Tome 1, du milieu du XIXe siècle à 1929 (Outre mesure, 2014) cite cependant un ouvrage plus tardif d’André Warnod (Fils de Montmartre, Arthème Fayard, 1955). On y lit que le bal de la rue Blomet « existait depuis longtemps, sans que personne parlât de lui. C’était un musette fréquenté uniquement par des Noirs. Les sous-officiers et les soldats d’infanterie et d’artillerie coloniale venaient y danser avec des femmes de chambre antillaises, alors très nombreuses à Paris. Un Blanc s’y faisait remarquer. »
L’homme d’affaires Martiniquais Jean Rézard-Desvouves y organisait-il déjà ses réunions électorales ? On sait qu’il fut candidat aux élections législatives de 1924 et, qu’ayant plus d’arguments au piano qu’à l’oral, il y forma un orchestre. On prit l’habitude de venir y danser le week-end, puis également les mardis, jeudis et dimanches sous l’enseigne du Bal colonial. Attirant d’abord les Antillais de Paris, ainsi que les soldats de l’Ecole militaire toute proche, il fut bientôt découvert par l’intelligentsia parisienne, Robert Desnos en tête qui y attira les surréalistes.
Alors que curieusement, l’élite intellectuelle et artistique préférait l’entre-soi du Bœuf sur le toit aux boîtes de “Harlem in Montmartre” où elle aurait pu découvrir le “vrai jazz” (de Louis Mitchell à Sidney Bechet), elle s’enticha du Bal colonial bientôt rebaptisé le Bal nègre, alors que l’on commençait au tournant des années 1930 à trouver à l’affiche les stars de la biguine venues d’Outre-Atlantique tels Ernest Léardée et Alexandre Stellio. Robert Desnos habitant la maison voisine, on y croisait Jean Cocteau, Paul Morand, André Gide, Zadkine, mais aussi Henry Miller, Scott Fitzgerald et Man Ray. Le peintre Foujita s’y exhiba entièrement nu, le corps peint en bleu. Dans La Force de l’âge, Simone de Bauvoir s’y moque des Blanches s’essayant maladroitement à danser la biguine : « le dimanche soir, on délaissait les amères élégances du scepticisme, on s’exaltait sur la splendide animalité des Noirs de la rue Blomet. […] A cette époque, très peu de Blanches se mêlaient à la foule noire ; moins encore se risquaient sur la piste : face aux souples Africains, aux Antillais frémissants, leur raideur était affligeante. » Où l’on comprend le malaise qui a pu saisir récemment certaines sensibilités plus ou moins manipulées, à l’annonce de la réouverture du « Bal nègre », lieu d’encanaillement exotique pour les uns, mais aussi lieu d’histoire et de fierté pour les autres, en un temps où le mot “nègre” n’était pas encore péjoratif. Souvenons nous de Jim Europe qui rêvait il y a 100 ans de créer un Negro Symphony Orchestra ou, plus récemment, de L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache.
Fermé en 1939, le Bal nègre connut quelques essais de réouverture – je me souviens d’y avoir entendu le saxophoniste et chanteur Marc Thomas vers la fin des années 1980. Mais c’est à Guillaume Cornut que l’on doit sa résurrection sous le nom politiquement correct de Bal Blomet, après de monumentaux travaux, consistant à reproduire l’ancienne arrière-salle et sa mezzanine, mais en la faisant descendre de plusieurs mètres, ce qui autorise l’ouverture d’un restaurant sur deux niveaux, à la place de l’ancien bar des époux Jouve. Un pari architectural sans faute pour ce que l’on pouvait en juger hier, du point de vue tant de l’acoustique que de la convivialité du lieu (1).
C’est ce qui a séduit notre directeur de publication Edouard Rencker qui a décidé d’en faire une fois par mois une vitrine pour Jazz Magazine sous la forme d’une programmation tous les derniers jeudis du mois, la prestation de la tête d’affiche étant précédée hier par un orchestre d’étudiants de l’IMEP – Paris College of Music emmené par la chanteuse Jémina Bréchoire.
Lui succéda Alain Jean-Marie, en pleine forme, plus disert qu’à l’ordinaire, commentant longuement sa musique avec l’humour pince sans rire qu’on lui connaît. Retenu à l’extérieur par une interview pour France Ô et n’ayant entendu qu’une partie du concert, je m’en tiendrai à quelques généralités qui doublonneront probablement à mes propos télévisés. Pourquoi Alain Jean-Marie au Bal Blomet ? Pourquoi Alain Jean-Marie pour cette première soirée Jazz Magazine ? Alain Jean-Marie a grandi en Guadeloupe dans l’amour du jazz, mais dans un environnement musical qui voyait le langage de la biguine se moderniser. “Biguine Reflections”, le nom de son trio, est une façon de revenir sur ces racines, sans rien céder de son amour du jazz, le mot “Reflections” étant emprunté au fameux morceau de Thelonious Monk. Monk, Duke Ellington et Bud Powell, ce sont les trois modèles qui ont guidé Alain Jean-Marie. « Et Bill Evans… » me soufflera-t-il à l’issue du concert. Bud pour cette ivresse folle de l’improvisation, cette faculté d’évasion qu’Alain Jean-Marie a connu dans les clubs parisiens auprès de Chet Baker, Johnny Griffin, Barney Wilen, Lee Konitz et beaucoup d’autres, Monk et Ellington pour l’écriture, l’angularité et l’imagination formelle qui permet à Alain Jean-Marie de revisiter le vocabulaire de la biguine. Bill Evans pour la porte harmonique qu’il ouvrit en grand sur le piano européen que peu de pianistes de jazz ignorent. Plus le doux crépitement polyrythmique des tambours sacrés – plus directement hérité d’Afrique que ne le furent le chabada et les rudiments du swing – dont la basse d’Eric Vinceno et Jean-Claude Montredon entretiennent la mémoire lointaine et dont les savants entrelacs rythmiques ont gracieusement contaminé les mazurkas et quadrilles des colons. Sur le chemin de la gare à mon domicile, mes hanches et mes pieds s’en souvenaient encore qui firent peut-être rire un geai insomniaque à mon passage.
Le 25 mai prochain, sur cette même scène, sous le patronage de Jazz Magazine, ce sont le pianiste martiniquais Mario Canonge et son mythique group Kann, avec les frères Fanfant et le percussionniste Bago qui réveilleront les souvenirs caribéens des dernières pierres de l’antique Bal nègre ayant survécu à sa réfection.
(1) Je n’ai pour ma part constaté qu’un seul bémol : la porte s’ouvrant vers l’intérieur des WC hommes directement sur une pissotière, que j’ai ouverte en bousculant un brave monsieur dans cette attitude qui nous rend plusieurs fois par jour singulièrement vulnérables. Un détail.
|Désormais, chaque dernier jeudi du mois, c’est Jazz Magazine qui composera l’affiche de l’historique Bal nègre rebaptisé Bal Blomet. Et c’est très symboliquement à Alain Jean-Marie, ses complices Eric Vinceno et Jean-Claude Montredon, et à leur répertoire ancré en terre de biguine qu’il revenait hier d’inaugurer cette programmation.
C’est en 1920 qu’Alexandre et Jeanne Jouve, originaires du Cantal, ouvrent leur commerce de vins et tabac au 33 de la rue Blomet (Paris XVe). Lucien Lariche dans son annuaire Les Jetons de bal, 1830-1940, lieux de danse célèbres et petits bals de quartier (Association des collectionneurs de jetons-monnaie, 2006), n’en signale aucun jeton de bal, mais reproduit un ticket d’entrée d’un montant de 300fr, au nom du Bal Nègre. André Warnod, dans Les Bals de Paris (Les Editions G. Crès & Cie, 1925) qui signale l’avènement du jazz band et la mode des danses nouvelles (tango, fox trot, shimmy) ignore encore tout de la biguine et du Bal nègre, et je ne me souviens pas d’en avoir lu le nom chez Francis Carco. Laurent Cugny dans Une histoire du jazz en France, Tome 1, du milieu du XIXe siècle à 1929 (Outre mesure, 2014) cite cependant un ouvrage plus tardif d’André Warnod (Fils de Montmartre, Arthème Fayard, 1955). On y lit que le bal de la rue Blomet « existait depuis longtemps, sans que personne parlât de lui. C’était un musette fréquenté uniquement par des Noirs. Les sous-officiers et les soldats d’infanterie et d’artillerie coloniale venaient y danser avec des femmes de chambre antillaises, alors très nombreuses à Paris. Un Blanc s’y faisait remarquer. »
L’homme d’affaires Martiniquais Jean Rézard-Desvouves y organisait-il déjà ses réunions électorales ? On sait qu’il fut candidat aux élections législatives de 1924 et, qu’ayant plus d’arguments au piano qu’à l’oral, il y forma un orchestre. On prit l’habitude de venir y danser le week-end, puis également les mardis, jeudis et dimanches sous l’enseigne du Bal colonial. Attirant d’abord les Antillais de Paris, ainsi que les soldats de l’Ecole militaire toute proche, il fut bientôt découvert par l’intelligentsia parisienne, Robert Desnos en tête qui y attira les surréalistes.
Alors que curieusement, l’élite intellectuelle et artistique préférait l’entre-soi du Bœuf sur le toit aux boîtes de “Harlem in Montmartre” où elle aurait pu découvrir le “vrai jazz” (de Louis Mitchell à Sidney Bechet), elle s’enticha du Bal colonial bientôt rebaptisé le Bal nègre, alors que l’on commençait au tournant des années 1930 à trouver à l’affiche les stars de la biguine venues d’Outre-Atlantique tels Ernest Léardée et Alexandre Stellio. Robert Desnos habitant la maison voisine, on y croisait Jean Cocteau, Paul Morand, André Gide, Zadkine, mais aussi Henry Miller, Scott Fitzgerald et Man Ray. Le peintre Foujita s’y exhiba entièrement nu, le corps peint en bleu. Dans La Force de l’âge, Simone de Bauvoir s’y moque des Blanches s’essayant maladroitement à danser la biguine : « le dimanche soir, on délaissait les amères élégances du scepticisme, on s’exaltait sur la splendide animalité des Noirs de la rue Blomet. […] A cette époque, très peu de Blanches se mêlaient à la foule noire ; moins encore se risquaient sur la piste : face aux souples Africains, aux Antillais frémissants, leur raideur était affligeante. » Où l’on comprend le malaise qui a pu saisir récemment certaines sensibilités plus ou moins manipulées, à l’annonce de la réouverture du « Bal nègre », lieu d’encanaillement exotique pour les uns, mais aussi lieu d’histoire et de fierté pour les autres, en un temps où le mot “nègre” n’était pas encore péjoratif. Souvenons nous de Jim Europe qui rêvait il y a 100 ans de créer un Negro Symphony Orchestra ou, plus récemment, de L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache.
Fermé en 1939, le Bal nègre connut quelques essais de réouverture – je me souviens d’y avoir entendu le saxophoniste et chanteur Marc Thomas vers la fin des années 1980. Mais c’est à Guillaume Cornut que l’on doit sa résurrection sous le nom politiquement correct de Bal Blomet, après de monumentaux travaux, consistant à reproduire l’ancienne arrière-salle et sa mezzanine, mais en la faisant descendre de plusieurs mètres, ce qui autorise l’ouverture d’un restaurant sur deux niveaux, à la place de l’ancien bar des époux Jouve. Un pari architectural sans faute pour ce que l’on pouvait en juger hier, du point de vue tant de l’acoustique que de la convivialité du lieu (1).
C’est ce qui a séduit notre directeur de publication Edouard Rencker qui a décidé d’en faire une fois par mois une vitrine pour Jazz Magazine sous la forme d’une programmation tous les derniers jeudis du mois, la prestation de la tête d’affiche étant précédée hier par un orchestre d’étudiants de l’IMEP – Paris College of Music emmené par la chanteuse Jémina Bréchoire.
Lui succéda Alain Jean-Marie, en pleine forme, plus disert qu’à l’ordinaire, commentant longuement sa musique avec l’humour pince sans rire qu’on lui connaît. Retenu à l’extérieur par une interview pour France Ô et n’ayant entendu qu’une partie du concert, je m’en tiendrai à quelques généralités qui doublonneront probablement à mes propos télévisés. Pourquoi Alain Jean-Marie au Bal Blomet ? Pourquoi Alain Jean-Marie pour cette première soirée Jazz Magazine ? Alain Jean-Marie a grandi en Guadeloupe dans l’amour du jazz, mais dans un environnement musical qui voyait le langage de la biguine se moderniser. “Biguine Reflections”, le nom de son trio, est une façon de revenir sur ces racines, sans rien céder de son amour du jazz, le mot “Reflections” étant emprunté au fameux morceau de Thelonious Monk. Monk, Duke Ellington et Bud Powell, ce sont les trois modèles qui ont guidé Alain Jean-Marie. « Et Bill Evans… » me soufflera-t-il à l’issue du concert. Bud pour cette ivresse folle de l’improvisation, cette faculté d’évasion qu’Alain Jean-Marie a connu dans les clubs parisiens auprès de Chet Baker, Johnny Griffin, Barney Wilen, Lee Konitz et beaucoup d’autres, Monk et Ellington pour l’écriture, l’angularité et l’imagination formelle qui permet à Alain Jean-Marie de revisiter le vocabulaire de la biguine. Bill Evans pour la porte harmonique qu’il ouvrit en grand sur le piano européen que peu de pianistes de jazz ignorent. Plus le doux crépitement polyrythmique des tambours sacrés – plus directement hérité d’Afrique que ne le furent le chabada et les rudiments du swing – dont la basse d’Eric Vinceno et Jean-Claude Montredon entretiennent la mémoire lointaine et dont les savants entrelacs rythmiques ont gracieusement contaminé les mazurkas et quadrilles des colons. Sur le chemin de la gare à mon domicile, mes hanches et mes pieds s’en souvenaient encore qui firent peut-être rire un geai insomniaque à mon passage.
Le 25 mai prochain, sur cette même scène, sous le patronage de Jazz Magazine, ce sont le pianiste martiniquais Mario Canonge et son mythique group Kann, avec les frères Fanfant et le percussionniste Bago qui réveilleront les souvenirs caribéens des dernières pierres de l’antique Bal nègre ayant survécu à sa réfection.
(1) Je n’ai pour ma part constaté qu’un seul bémol : la porte s’ouvrant vers l’intérieur des WC hommes directement sur une pissotière, que j’ai ouverte en bousculant un brave monsieur dans cette attitude qui nous rend plusieurs fois par jour singulièrement vulnérables. Un détail.