Jazz sous les Pommiers (2): au Théâtre ce soir
À Coutances, on l’appelle simplement « le Théâtre ». Pas de risque de confusion, puisqu’il s’agit de l’unique lieu de spectacle permanent de la ville. Inaugurée en 1965, la salle de 645 places est typique des équipements construits durant cette grande époque de démocratisation culturelle : fonctionnelle, sans extravagance ni charme particulier, mais d’un parfait confort d’écoute, sans parler du confort tout court, sièges moelleux et visibilité parfaite, gradins obligent. Bref, l’écrin idéal pour de belles soirées de musique.
Il ne m’arrive pas si souvent d’entendre, sur une grande scène d’un grand festival de jazz, un musicien dont je n’ai jamais entendu parlé auparavant. Ce fut pourtant le cas de Gilad Ephrat, qui fut assurément une belle découverte. À ma décharge, le contrebassiste israélien s’inscrit moins dans une veine jazz que folk, puisant dans les traditions de son pays natal, mais aussi dans les musiques celtiques et scandinaves, ou même la chanson française. Autour de lui, un ensemble à cordes atypique (violon, violoncelle et mandoline !) accordant une attention particulière à la précision des arrangements et aux dynamiques, avec un côté chambriste contrebalancé par un caractère résolument dansant. Les quelques solos improvisés, rares et brefs, sont toujours parfaitement amenés et construit, particulièrement les interventions du mandoliniste Raziel Tsur. Fort de ces atouts, l’ensemble peut tout se permettre, même ce qui chez d’autres pourrait relever de la faute de goût, tel cet arrangement original de My Funny Valentine chanté par la jeune violoniste Keren Tannenbaum, qui poussera le bouchon encore plus loin en reprenant en rappel Non, je ne regrette rien d’Edith Piaf dans un français parfait, « r » grasseyés compris ! Invité de luxe, Jean-Louis Matinier se coule avec brio dans le son d’ensemble, ne sortant du rang que pour des interventions toujours pleines de feeling et de pertinence. Visiblement ravi de l’accueillir, Gilad Ephrat lui laissera davantage d’espace au cours de deux pièces en solo, dont un Amisha que l’accordéoniste avait enregistré il y a vingt ans en duo avec un autre contrebassiste, Renaud Garcia-Fons.
L’effet de surprise était évidemment moindre avec Raphaël Imbert, même si je n’avais pas encore eu l’occasion d’entendre sur scène son récent projet “Music Is My Hopeˮ. Ancré dans l’imaginaire musical du Sud profond des États-Unis, ce septette ne manque pas d’atout, à commencer par le duo de guitares formé par Thomas Weirich et Pierre Durand, tissant tout au long du concert une trame bluesy lancinante et habitée, d’une puissante force évocatrice. Je demeure toutefois un peu plus réservé sur l’apport de la chanteuse Aurore Imbert, dont la voix plus pop semble étranger à cet univers musical et ne s’accorde pas idéalement avec le timbre vibrant et gorgé de soul de sa collègue vocaliste Marion Rampal. Omniprésente résidente du Festival, mais aussi membre du précédent projet de Raphaël Imbert “Music Is My Homeˮ, c’est tout naturellement qu’Anne Paceo vint se joindre au groupe pour quelques titres, occasion de quelques belles joutes amicales avec le batteur en titre Jean-Luc Di Fraya, pour le plus grand plaisir d’un public conquis.
En fin de soirée, ce fut au tour du quintette Sound Prints de Dave Douglas et Joe Lovano d’investir la scène du Théâtre devant un public conquis d’avance (les jazzfans étaient visiblement dans la place !), non sans raison d’ailleurs. Après une bonne heure de musique d’une folle liberté, où leurs partenaires Lawrence Fields, Linda Oh et Joey Baron ne furent pas en reste, nous avons retrouvé le saxophoniste dans les loges pour une interview où nous avons causé de Wayne Shorter, John Zorn et toutes ces sortes de choses… mais chut, rendez-vous dans le Jazz Magazine daté juillet!
Concluons enfin sur le « Tribute to Lucienne Boyer » (l’usage de l’anglais doit relever ici du registre de la plaisanterie) présenté mercredi par le Grand Orchestre du Tricot, dont Philippe Méziat a écrit dans ces colonnes tout le bien qu’il en pensait il y a deux ans déjà. Grâce au confort offert par mes fidèles protections auditives (volume moyen du concert oscillant entre 90 et 95 décibels), j’ai moi aussi succombé à ce spectacle de chanson française revisitée tour à tour drôlatique et émouvant, tout en regrettant par moment qu’il force un peu sur la provocation et le second degré, là où un léger voile d’humour distancié aurait suffit à mon bonheur.
Pascal Rozat