Jazz sous les Pommiers (3) : chauffe Marcel !
Si elle porte officiellement le nom de l’ancien maire qui supervisa la reconstruction de Coutances après les bombardements de la Seconde Guerre Mondiale, nombre de Coutançais appelle encore la Salle Marcel-Hélie « le marché couvert », car telle est bien la vocation première de cet équipement construit sur le site d’une ancienne halle aux blés, qui accueillit également des matches de boxe dont témoignent encore aujourd’hui la présence de deux tribunes latérales. D’une capacité de 1400 places assises, elle offre de loin la plus grande capacité du Festival, s’affirmant ainsi comme le lieu d’élection d’un jazz populaire et accessible.
Avouons-le : on aura été largement déçu par le concert inaugural, réservé au Big Band de Christian McBride. Pourtant auréolé d’un grand prix du disque de l’Académie du jazz, cette rutilante machine à swing tournait singulièrement à vide, entre arrangements convenus et solos minutés, offrant une version fossilisée et sans imagination de la grande tradition des big bands. Une bonne surprise tout de même avec la participation impromptue de l’excellent Marcus Strickland, remplaçant au débotté l’un des titulaires au saxophone ténor.
Les choses se sont heureusement décantées dans la soirée avec la prestation de Rhoda Scott. Alors que l’organiste aux pieds nues nous avait habitués depuis quelque temps déjà à son Lady Quartet, elle prenait le risque d’inaugurer ce soir-là une formation féminine élargie, le Ladies All Star, où les titulaires Lisa Cat-Béro (as), Sophie Alour (ts) et Julie Saury (dm) se voyaient rejointes par Airelle Besson (tp), Géraldine Laurent (as) et Anne Paceo, artiste résidente du Festival officiant pour l’occasion à la seconde batterie, dans une belle complémentarité avec sa collègue. Comme le soulignait justement la « leadeuse », « il y a tellement de talents sur cette scène que c’en est indécent. » Bien sûr, on sentait par moment que tout ce petit monde veillait soigneusement à ne pas se marcher sur les pieds, d’où une certaine retenue dans les chorus, là où on aurait peut-être aimé plus de « jouage ». N’en reste pas moins une très belle soirée, d’autant que Rhoda Scott avait eu la bonne idée de solliciter les talents de compositrices de toutes ses recrues, avec notamment un remarquable Les Châteaux de sable signé Anne Paceo.
Le surlendemain, Stacey Kent décrochait haut la main – et ce n’est pas un mince compliment de ma part – la palme du concert le mieux sonorisé du Festival. Il est donc encore possible, dans une grande salle en 2018, de ne pas dépasser les 80 décibels, et même de s’offrir le luxe inouï d’un pianissimo en-dessous des 61, volume que le décibelmètre positionné à côté de la table de mixage se révèle incapable de mesurer, comme si des sons aussi ridiculement peu forts ne méritaient pas qu’on y accorde de l’attention. Une fois n’est pas coutume, les protections auditives sur-mesure qui ne me quittent jamais ont pu rester dans leur boîte, même si j’ai en revanche dû dégainer mes lunettes de soleil pour me projeter des assauts d’un ingénieur-lumières un peu trop zélé…
Le lendemain après-midi, la part belle était donnée à l’accordéon, dans une salle qui a bien dû, un jour ou l’autre, accueillir un bal populaire. En trio, Ludovic Beier fait preuve d’une étonnante virtuosité et d’une belle sensibilité, sur un répertoire mêlant reprises (le thème du Parrain composé par Nino Rota, entres autres) et originaux de belle facture, dont un émouvant hommage à Toots Thielemans interprété à l’accordina, ce cousin de l’harmonica chromatique. Chose rarissime dans le jazz aujourd’hui, ses deux accompagnateurs, Philippe Cueillerier (g, voc) et Antonio Licusati (b), ne font vraiment que l’accompagner, mettant à mal un certain dogme du tout-le-monde-est-soliste-dans-le-groupe. Et après tout, pourquoi pas si la musique en sort gagnante ? En deuxième partie, place au trio Mare Nostrum avec Paolo Fresu (tp, bu), Jan Lundgren (p) et Richard Galliano (acc). Après avoir récemment vu ce dernier dans un réchauffé « old new musette » passablement ennuyeux, j’avais quelques réticences, vite balayées par la maestria des trois musiciens qui, tout en restant dans un registre passablement attendu, se distingue par un amour du détail et un sens de la dramaturgie (ces fins de morceaux !) qui font mouche. En guise de final, Sylvain Luc, partenaire régulier de Galliano, vient se joindre à la fête à la guitare acoustique.
Plus tard dans la journée, c’était cette fois le blues qui était à l’honneur, au cours d’une soirée dont je n’ai pu voir que la première partie, dédiée au suédois Bror Gunnar Jansson. Véritable homme-orchestre, chantant avec la bouche, jouant de la guitare avec les mains et de la batterie avec les pieds, tout en habillant le tout de très discrets effets électroniques, ce dernier n’abuse toutefois pas de l’aspect « performance », livrant une version personnelle du blues du delta, lancinante et habitée, qui aurait peut-être mieux « passer » dans un écrin plus intimiste. Grandeur et misère des grandes salles !
Pascal Rozat