Jazz sur le Vif : Aki Takase – Daniel Erdmann ; Dix mains Pour Jarrett
Premier concert de l’année, et quatrième de la saison ‘Jazz sur le Vif’ 2024-2025. Mais surtout moment très spécial : la veille, 10 janvier, cela faisait exactement 10 ans que la série ‘Jazz sur le Vif’ renaissait de ses cendres grâce à l’acharnement d’Arnaud Merlin, qui s’est battu comme un lion pour que ces concerts, condamnés en mai 2014 par la disparition du bureau jazz de Radio France, voient à nouveau le jour après un début de saison (septembre-décembre 2014) sans un seul concert de jazz dans la programmation de la direction de la musique de Radio France. Moment très spécial aussi par son programme : un duo piano-saxophone explosif de nuances et de créativité, puis une succession de pianistes en solo pour célébrer les 50 ans (ce sera le 24 janvier) du célèbre ‘Concert à Cologne’ de Keith Jarrett.
photo Maxim François
AKI TAKASE / DANIEL ERDMANN
Aki Takase (piano), Daniel Erdmann (saxophones ténor & soprano)
Paris, Maison de la Radio, studio 104, 11 janvier 2025, 19h
La pianiste et le saxophoniste sont là pour donner une version de concert, élargie, de leur récent disque intitulé sobrement «Ellington». Et c’est cette musique qu’il vont jouer, avec un amour conjugué de libertés transgressives. Le duo est d’une précision folle : mais cette rigueur instrumentale et musicale n’entrave nullement l’audace, la fantaisie, et la créativité foisonnante. On entendra Caravan sur un accompagnement de piano effervescent, African Flower dans un recueillement intense, un court-circuit entre de In a Mellow Tone et Don’t Get Around Much Anymore, une version transformée de I’m Beginnig to see The Light, ainsi que des compositions des deux partenaires. Et, vers la fin, l’hommage de Mingus au Duke : Duke Ellington’s Sound of Love. L’énergie est parfois folle, les pirouettes sont vertigineuses, et c’est d’une musicalité intense qui conquiert le nombreux public présent, chroniqueur inclus évidemment. Je n’en dis pas plus : c’était en direct sur France Musique dans l’émission ‘Jazz Club’, que vous pouvez retrouver grâce à ce lien de réécoute.
Cette photo de Keith Jarrett a été prise par le regretté Christian Rose à la fin des années 60 au studio 104 quand le pianiste accompagnait Charles Lloyd
DIX MAINS POUR JARRETT
Carl-Henri Morisset, Guillaume de Chassy, Benjamin Moussay, Andy Emler (piano)
Paris, Maison de la Radio, studio 104, 11 janvier 2025, 20h20
photo Maxim François
C’est un conciliabule avec les pianistes pendant la balance. On attendait dix mains mais, la veille, la pianiste belge Nathalie Loriers a dû annuler pour un sérieux problème de santé. Huit mains donc vont se succéder, deux par deux, sur le piano du studio 104.
photo Maxim François
C’est Carl-Henri Morisset qui ouvre le feu. Son choix s’est porté exclusivement sur des compositions de Keith Jarrett, antérieures au ‘Köln Concert’ et enregistrées entre 1967 et 1973, en trio, ou plus. Mais l’esprit est bien celui du solo façon Jarrett, mélange de sophistication et de fougue. Il ne commence pas par les 4 notes de la sonnerie du Théâtre de Cologne (sol-ré-do-la) qui annonçaient le début du concert, et par lesquelles Jarrett avait introduit son solo. Il choisit un motif de 5 notes qu’il va développer pour tremplin de son improvisation. Une toux légèrement persistante dans la salle, côté cour, n’incitera pas le pianiste à cesser de jouer : l’hommage au pianiste américain (coutumier du fait d’arrêter de jouer) n’ira pas jusque là, et d’ailleurs ce pourrait être mal compris : l’humour n’en serait pas forcément perçu…. Au fil des improvisations, Carl-Henri Morisset nous entraîne dans un vertige, volubile, profus, et soudain d’une douceur et d’une retenue qui disent l’ampleur du spectre, et de son talent.
Puis c’est Guillaume de Chassy qui s’installe devant le clavier, reprenant en un arpège les dernières notes de son prédécesseur. Après une certaine véhémence, c’est maintenant une sorte de recueillement que va proposer le nouveau venu, naviguant entre deux thèmes de ‘l’avant-Cologne’ et un autre, ultérieur. C’est comme une pluie de perles sombres, pianississimo, en lyrisme crescendo, puis des jaillissements dans l’aigu. Cette musique est comme un mystère…. Puis c’est une sorte d’éveil rythmique sur un ostinato de la main gauche, avec une conclusion provisoire, puis une confidence qui évolue vers une sorte d’ampleur rhapsodique avant une mélodie cristalline.
Benjamin Moussay lui succède, en reprenant les derniers frémissements de ce qui vient d’être joué, et module (tonule ?) avec cet abandon propre au pianiste américain que l’on célèbre ce soir. Les thèmes sont empruntés à l’avant 1975, et aussi à l’après. Des unissons des deux mains, des éclats d’expressivité, une mélodie folky, une mise en suspens…. On va du sinueux et mélancolique jusqu’aux turbulences. L’esprit est là, assurément.
C’est maintenant Andy Emler qui enchaîne : il reprend lui aussi les derniers traits de celui qui l’a précédé, joue une coda au bout de quelques secondes, se lève et salue : l’un des gags favoris du pianiste (Andy Emler, pas Keith Jarrett. Puis il repart en pur jarrettisme, très vite dévoyé par les pulsions de celui qui est à la manœuvre. Le piano sonne en de grands éclats, avec solennité, on se croirait presque devant la grande porte de Kiev, puis le rythme insistant reprend ses droits : sur une basse obstinée, Andy libère l’énergie, avant un flot lyrique de la main droite. Après une dérive, dont je ne sais si elle est celtique ou en forme de calypso, surgissent en coda, presque tuilés, Night and Day et Naïma. Le quatrième compère nous aura lui aussi bien remués.
photo Maxim François
En rappel les quatre vont se succéder, dans le même ordre, prenant le relais d’une main, puis de l’autre, tandis que le prédécesseur quitte le tabouret. Il y aura même un épisode furtif de 3 puis 4 mains entre Benjamin Moussay et Andy Emler, lequel conclura joyeusement avec J’ai du bon tabac (dans ma tabatière, etc.…). Très belle soirée, saluée d’un enthousiasme unanime.
photo Maxim François
Ce très vivant et très bel hommage au ‘Köln Concert’ de Keith Jarrett sera diffusé dans les prochains mois sur France Musique, probablement, à la faveur d’un programme spécial consacré au pianiste américain.
Xavier Prévost
(textes, et photos autres que celles créditées à Maxim François)