JAZZ SUR LE VIF : Das Rainer Trio et Baptiste Trotignon Quintet
Un Jazz sur le Vif sous régime de couvre-feu : concert avancé à 17h30, deux parties de moins d’une heure séparées d’un cours changement de plateau durant lequel le public est prié de ne pas quitte son siège (sauf besoin de force majeure). Public masqué, distanciation jusque dans les loges des artistes : bref l’air du temps
DAS RAINER TRIO
Rémi Dumoulin (saxophones ténor & soprano), Bruno Ruder (piano électrique, effets), Arnaud Biscay (batterie)
Paris, Maison de la Radio, studio 104, 24 octobre 2020, 17h30
À l’heure plus qu’exacte le ‘Monsieur Loyal’ d’un soir sera Pierre Charvet. Arnaud Merlin, producteur délégué de cette série de concert, est souffrant, sans gravité, mais contraint de garder la chambre. Il est remplacé par quelqu’un qui n’est pas étranger au monde du jazz. En effet Pierre Charvet, compositeur, délégué à la création musicale de Radio France, et ancien directeur adjoint du festival de Radio France Montpellier Languedoc Roussillon, et de France Musique, a étudié, puis enseigné, à la Manhattan School de New York, et il est un familier de cet univers.
Das Rainer Trio pendant la balance
La première partie accueille le trio formé à l’initiative du saxophoniste Rémi Dumoulin, groupe dont le concert en décembre 2019 avait été annulé pour cause de grève à Radio France. Das Rainer Trio tire son nom de l’admiration du musicien pour le cinéaste Rainer Werner Fassbinder. Le groupe a publié, sous le label allemand Neuklang, et sous ce titre, un CD très remarqué. Le concert suit peu ou prou l’ordre du disque ; mais évidemment (jazz oblige) dans des versions renouvelées. On commence sur une mélodie sinueuse, avec des intervalles larges : le décor est dressé. Finesse interactive du déroulement musical, le piano électrique et la batterie agissant en stimulateurs permanents, comme des aiguillons dépourvus de toute servilité à l’égard de la voix mélodique. Après une introduction en solo de batterie, voici l’évocation libre et recueillie d’un thème tiré de la Sixième symphonie de Prokofiev : digressions assez libres mais toujours mélodiques, et hyper expressives, du saxophone ténor, tandis que piano électrique et batterie dialoguent de manière sous-jacente, avant de se retrouver en duo. Retour au thème en trio, et fin abrupte, comme pour clore un épisode délicatement ludique. Puis sur une introduction du piano Fender que les effets métamorphosent en cortège de cloches, le ténor, dans les notes graves, nous embarque pour un autre voyage. Le piano, puis la batterie, sont invités à faire cavalier seul, avant retour au thème et escapade sur tempo vif. Le titre suivant, intitulé explicitement Rainer Werner Fassbinder, voit apparaître le saxophone soprano dans une inspiration ‘à l’orientale’. Nouvel échange entre piano électrique et batterie, et Bruno Ruder fait merveille en faisant dialoguer main droite et main gauche dans une sorte de vertige contrapuntique. Retour au trio, dans lequel Arnaud Biscay va distiller une forte pression polyrythmique, qui va porter encore plus loin l’effervescence. Le cursif et conclusif Filature renvoie également à l’univers de Fassbinder : c’est bien ‘Das Rainer Trio’, vif écho musical à ce personnage important du cinéma et du théâtre du dernier demi-siècle. Belle évocation, et très beau concert.
BAPTISTE TROTIGNON «Old and New Blood»
Baptiste Trotignon (piano, petites percussions), Matthieu Michel (bugle), Adrien Sanchez (saxophone ténor), Viktor Nynerg (contrebasse), Gautier Garrigue (batterie)
Paris, Maison de la Radio, studio 104, 24 octobre 2020, 18h30
Le quintette pendant la balance
C’est un tout nouveau groupe : il a donné son premier concert la veille, à l’AMR de Genève, dans le cadre du festival JazzContreBand. Et un tout nouveau programme, auquel le pianiste-compositeur s’est attelé quelques semaines plus tôt, reprenant aussi partiellement l’esprit de la Suite enregistrée en 2009 avec Mark Turner, Jeremy Pelt, Matt Penman & Eric Harland. Et c’est d’ailleurs une suite de plus de 20 minutes qui va ouvrir le programme. Tandis que sa main gauche pose un motif dans les graves du piano, Baptiste Trotignon ponctue de la main droite avec une petite calebasse. Du groupe va surgir un thème lent et lyrique sur un fourmillement pianistique : on est dans l’esprit de ce jazz incantatoire né dans les années soixante. Puis le piano, préparé avec un accessoire simplissime (une feuille de papier dans les cordes ?) qui le fait sonner comme un balafon va lancer une sorte de tournerie sur des rythmes impairs. Solo de Matthieu Michel qui va monter en intensité, retour d’Adrien Sanchez vers une sorte de danse balkanique arbitrée par Viktor Nyberg et Gautier Garrigue. L’effervescence est grande, elle sera portée à son acmé par un solo du pianiste, puis le sax s’évade avant de développer son propre chant. Les séquences se succèdent ; il y a pluralité d’éléments thématiques inscrits dans une sorte de dramaturgie qui nous emporte, et le tutti final sera comme une apothéose explosive, avant retour, conclusif, du piano solitaire et de la petite calebasse…. Magnifique séquence que cette suite qui, à elle seule, laisse deviner le bel avenir de ce groupe, dans les mois et années à venir, pour peu que les turbulences sanitaires finissent par fuir l’horizon.
Ensuite, sur une intro binaire de piano et de batterie, le public frappe dans les mains. On est un peu dans l’esprit du jazz funky de la fin des années 50 et du début des sixties, et pas si loin du funk à venir…. Puis c’est une course folle, avec un vertigineux solo de bugle. Baptiste Trotignon évoque Blade Runner. On a aussi écouté un thème évoquant Rosebud, mais le souvenir cinématographique nous porte plutôt vers une chanson simple à la Charlie Chaplin, qui s’emballe ensuite dans les atours du piano romantique. Tutti pour une valse triste, solo de basse, lyrisme du ténor, et Matthieu Michel nous offre au bugle un concentré de cette mélancolie rayonnante dont il a le secret. En conclusion provisoire une chanson liée à la personnalité d’Audrey Hepburn, et malgré les contraintes horaires dictées par le couvre-feu, Baptiste Trotignon nous offre, en trio avec basse et batterie, un thème de Charlie Parker sur un tempo d’enfer. Cette fois, il va nous falloir rejoindre nos pénates avant le couvre-feu, mais quelle soirée ! Et l’on espère retrouver très vite ce groupe intergénérationnel (ce que suggère son nom, Old and New Blood) : sur scène, et sur disque.
Xavier Prévost
Ces concerts seront diffusés ultérieurement sur France Musique.
Lien pour réécoute du concert de Baptiste Trotignon
https://www.francemusique.fr/emissions/jazz-club/baptiste-trotignon-a-la-maison-de-la-radio-88452
D’autres infos dès que possible pour le concert de Das Rainer Trio