Jazzaldia San Sebastian (3) : Brad Meldhau, Gregory Porter là où le jazz doit être
A San Sebastian, on l’appelle familièrement « la Trini » Cette Place de la Trinité, plantée au coeur du vieux quartier, à quelques hectomètres du port, vrai coeur battant du festival est d’abord un fronton de pelote basque. Aussi personne ici ne s’étonne de voir, par la porte entr’ouverte de l’entrée signalisée des toilettes, luire sous le soleil des coupes posées à même une étagère. Il ne s’agit jamais que du vestiaire normal du fronton. Avec ses trophées. Ses douches et WC….
Chris Potter (ts, ss), Dave Holland (b), Zakir Hussain (perc)
Plaza de la Trinidad
Brad Meldhau (p), Larry Grenadier (b), Jeff Ballard (dm)
Gregory Porter (voc), Chip Crawford (p),Tivon Pennicot (ts), Jahmal Nichols (b), Emmanuel Harrold (dm) + Orchestre Symphonique , direction Arkaitz Mendoza
Kursaal
Jazzaldia, San Sebastian (Euskadi/España), 28, 29 juillet
Ils ont le look, le comportement, concentrés mais souriants, de trois gentlemen venus sur les planches sans apparemment vouloir déranger leur monde. Pourtant, dès qu’ils prennent leur instrument en main, immédiatement la musique circule. Le jazz vit alors à l’air libre dans ce décor de pierres et de verdure suspendue à à l’aplomb du fronton mur à gauche. Et transmet de la spiritualité. Ce trio c’est d’abord une affaire de sonorités personnelles. Le sax ténor de Chris Potter, en premier lieu. Lequel travaille sur un phrasé précis, en notes bien détachées ou comme enroulées dans la colonne d’air -en apparence- sans effort. Il s’écoule de son pavillon de sax comme un sentiment de plénitude, d’accomplissement dans l’utilisation de son instrument. Une complète maturité . A l’écouter on songe bien sur à des filiations avec Rollins, Coltrane, Joe Henderson…et même Gato Barbieri lorsque, compressé, le souffle se fait incandescent. Chris Potter est devenu lui même une référence vis à vis de la gente des saxophonistes d’aujourd’hui. A propos de Dave Holland, respectueux, il parle de « maestro du jazz moderne » Dans ce trio le contrebassiste anglais livre un son très net, très juste aussi, et bien sur toujours en place. Capable de dialoguer avec inspiration, réactivité et goût avec ses deux comparses. Peut-être surtout avec les tablas de Zakir Hussain, question d’accroche rythmique. Dans ce domaine le percussionniste indien agit commun curseur sonore. Il rend lui aussi hommage à ses maîtres qui l’ont guidé dans son apprentissage du jazz, Dave Holland et John Mc Laughlin bien sur « grand connaisseur des musiques de mon pays » Zakir Hussain à tout instant garde cette étonnante capacité à faire vivre les peaux de ses percussions. D’en varier les couleurs de sons en fonction de l’intensité des lignes de musiques créées dans l’instant. Ce tableau jazz mâtiné de fibres du continent indien s’écoute, s’entend en mode finesse.
Il a cette attitude singulière vue de dos, tâte poussée au dessus du clavier, épaules rentrées, légère torsion du buste, comme s’il souhaitait entrer dans le ventre du piano pour s’y lover…qui fait penser à Keith Jarret. Entre les morceaux, il parle un peu, aussi maintenant. Brad Meldhau, pianiste très recherché par les festivals, dans sa musique crée du relief. D’entrée de jeu à partir d’un motif de main gauche, sorte d’ostinato incantatoire soutenu tout au long du thème, dix minutes durant (Spiral). Sur une chanson Lennon/Mc Cartney (An I love her) dans un phrasé très clair par lequel les notes enchainées restituent la mélodie, pour s’en décaler peu à peu de manière savante. Au coeur languissant d’une ballade donnée en douceur, porteuse d’une sensualité dans l’effleurement du clavier. Dans un balancement à trois temps plein d’allant enfin, léger comme une brise de mer sur la Concha au couchent du soleil, histoire illustrer Sète Waltz. Et même, lorsqu’au final, sous les assauts de cymbales de Jeff Ballard plus les glissandos vertigineux de Larry Grenadier, il se lâche en petites violences montantes pour célébrer un Hey Joe, version plutôt Hendrix. En toutes circonstances, dès lors que la rythmique fait corps avec la musique, Brad Meldhau, sur une scène met de l’intensité dans son art du piano. « Sa marque de fabrique passe par une relation fantastique maintenue entre ses deux mains en action sur le clavier » analyse à chaud Eric Seva enthousiasmé par ce talent évident « Il garde ainsi un équilibre dans son expression pianistique, avec une façon très personnelle d’intégrer le silence comme partie naturelle de sa musique »
Il est déjà venu l’an passé à San Sebastian comme dans beaucoup d’autres villes d’Europe pour faire revivre les chansons de Nat King Cole et promouvoir son album gorgé des arrangements en sucreries douce signées Vince Mendoza. On l’a entendu à plusieurs reprises égrener ce répertoire. Alors, entrant dans le confort sonore absolu de l’Auditorium du Kursaal, on se dit, un tantinet dubitatif, à voir…Et l’on voit dans cet aréopage de musiciens (Cinquante cinq, occupant tout l’espace d’une scène pourtant immense). Et l’on entend…Mona Lisa, comme un « pintxo » (une « tapa ») pour la mise en bouche, Nature Boy pour la filiation directe King Cole. Quisaz, quisaz, quisaz déjà emporte le morceau , en partage dans la langue du crû (hors le basque, support vernaculaire ici le plus évident) L’aéronef de violons et cordes aide à imprégner l’auditorium de notes, de mélodies. Gregory Porter s’en sert, s’y appuie franchement. Dès lors sa voix qui, elle seule déjà fait présence, emplit l’espace. Conquis par paroles et musiques le public basque se laisse envahir par le chant, l’ampleur du résultat musical global. Par l’émotion. La masse orchestrale livre un volume énorme. Mais ordonné, maîtrisé car très bien conduit (When Love was king, The lonely one) Vince Mendoza l’arrangeur, d’un tel outil, de sa qualité, sans doute en aurait-il rêvé. De temps en temps ce drôle de petit bonhomme au chapeau coloré qu’est Tivon Pennicott marque une trace de saxophone ténor très profonde. Avant de disparaître de la scène au milieu de tant d’instruments regroupés. Ainsi portée, enveloppée la voix de Gregory Porter revisite les hits de Nat King Cole. Puis le chanteur au bonnet/casque d’aviateur façon Lindberg/Mermoz/St Ex, la gorge cette fois décorée d’un noeud pap rouge carmin, revient à une pure intimité pour évoquer son père. Introduction poignante seul sur fond de piano, de I wonder who my Daddy is. La voix madrée, puissante retrouve un naturel absolu. En inflexions graves elle touche au recueillement. Jusqu’à l’explosion finale, chanteur, orchestre et audience (deux mille cinq cent personnes dans la nef du Kurssal sold out) confondus . Au point que, lors de son chorus de clôture excité, exacerbé par l’exercice, le climat ambiant, le contrebassiste lance un riff d’un morceau de …Deep Purple !
Robert Latxague