JazzAscona,3. Monty Alexander, Adonis Tose. Un final en apothéosee
Le don d’ubiquité ne figure pas au nombre des apanages du chroniqueur. Peut-être un jour sera-t-il attribué avec la carte de presse : rien n’est impossible aux technologies. De pointe. En attendant, le commentateur est confronté à des choix drastiques. Doit-il privilégier les valeurs sûres ou, à l’inverse, les aléas de la nouveauté ? Cruel dilemme. Ainsi est-il amené à faire l’impasse sur des habitués de longue date du festival, tel le saxophoniste et clarinettiste Thomas Lestienne qui revient cette année avec une nouvelle formation.
On s’en tiendra donc, faute d’avoir pu tout voir et tout entendre, aux concerts les pus marquants de ces derniers jours.
Tribute to Nat King Cole
Larry Franco & Dee Dee Joy with Special guest George Washingmachine
Dee Dee Joy (voc, snare dm), Larry Franco (p, voc), Guido Di Leone (g), Ilario De Marinis (b) +George Washingmachine (vln)
Stage Elvezia, 26 juin.
Nat King Cole aurait eu cent ans le 17 mars dernier et cet anniversaire a inspiré à ce quartette italien, augmenté de l’électron libre » George Washingmachine, violoniste et guitariste, vieil habitué du festival, un hommage de grande qualité. Un répertoire sans surprise (tous les tubes de Cole, de Route 66 à Embraceable You, dont le pianiste-crooner donna en 1948 une version aussi inoubliable que celle de Sinatra quelque six ans plus tard. Tout y passe, All By Myself, Unforgettable que sa fille Natalie interpréta dans les années 90 en duo virtuel avec son père.
Tout se joue ici dans la nuance. L’esprit des interprétations originales est respecté sans que soit pour autant bridée la liberté de solistes talentueux. Quant au violoniste invité, il se glisse avec discrétion au sein d’un ensemble soudé, apportant à celui-ci une touche personnelle fort bien venue.
Jt & The Kannection Band
Dorene Carter (voc), Kevin Austin (voc), Tl James (voc), Bryan Murrey (tp), X (tb), Julius Handy (ts), Brad Lewis (g), Benson Walker (claviers), Jeff Tyson (b), Raymond Weber (dms)
Stage New Orleans, 26 juin.
Changement radical de registre et d’atmosphère avec ce groupe dispensant une musique torride, puisant aux sources de la soul dans ce qu’elle peut avoir de plus exacerbé. Des riffs obsédants, des solistes allant droit à l’essentiel, sans s’embarrasser de fioritures inutiles. L’essentiel, c’est ici l’approche de la transe. Un bon exemple, (le What’d I Say de Ray Charles où Dorene Carter assume à elle seule le rôle des Raelets et il faut reconnaître qu’elle en a les moyens).
Ce retour aux sources que vient couronner What a Wonderful World, sans doute le morceau le plus souvent interprété au cours de ce festival, a quelque chose de revigorant. Outre la qualité intrinsèque de ses membres, l’ensemble dégage un enthousiasme auquel il est difficile de rester insensible. Du reste, les réactions du public, tous âges confondus, en témoignent. Les Vertus de cette musique demeurent intactes lorsqu’elle est jouée avec une telle conviction.
Adonis Rose septet
Kid Chocolate Brown (tp), Ricardo Pascal (ts), Jerome Ansari (as), Viktor Atkins (p), Jason Steward (b), Steve Glenn (tuba), Adonis Rose (dm).
Stage New Orleans, 27 juin
Comme Herlin Riley, comme Ali Jackson, Adonis Rose a fait ses classes auprès de Wynton Marsalis. Il est devenu l’un des meilleurs batteurs de La Nouvelle-Orléans et il le prouve ce soir à la tête d’un groupe composé de solistes figurant dans le big band qu’il dirige. Soit la fine fleur de la génération actuelle. L’intérêt de la chose est de présenter des musiciens jouissant d’une liberté d’expression que ne leur permettent pas toujours les contraintes d’une grande formation. Chacun peut ainsi développer pleinement ses idées, faire apprécier ses talents d’improvisateur. Caractéristique, à cet égard, le Blues March ouvrant le concert. Il s’étend sur quelque quinze minutes et chacun s’y exprime tour à tour, seul l’exposé du thème, au début et en conclusion, donnant lieu à un arrangement, selon la tradition qui s’est perpétuée au-delà du bop et du hard bop. Quelques standards intemporels, dont St James Infirmary, sont ainsi revisités, une large place étant accordée au blues.
On aura compris que, loin de se cantonner à la seule musique de La Nouvelle-Orléans, le répertoire embrasse des horizons beaucoup plus vastes, dans un style où s’ébrouent avec bonheur de jeunes musiciens à la technique irréprochable et dont fait merveille la fraîcheur d’inspiration.
Monty Alexander Trio
Monty Alexander (p, voc), Hassan JJ Shakur (b), Jason Brown (dm).
Stage New Orleans, 27 juin.
Monty Alexander a découvert Nat King Cole à l’âge de onze ans. C’était en 1955, il étudiait le piano depuis déjà six ans. Selon ses propres dires, l’auteur de Route 66 est demeuré depuis l’un de ses maîtres. Rien de surprenant, donc, s’il choisit lui aussi de lui rendre hommage – mais à sa manière, plus distanciée que celle de Dee Dee Jay et Larry Franco. Sous ses doigts, Unforgettable, Sweet Lorraine, Nature Boy, fugitivement visité par Le Vol du bourdon, ou encore Mona Lisa se parent de couleurs nouvelles. Ou plutôt, se trouvent intégrés dans l’univers original d’un pianiste au toucher aérien, à l’imagination féconde, au swing constant. Un univers où il entraîne des partenaires rompus à ses cavalcades échevelées, à ses ruptures de rythme, à ses hardiesses harmoniques.
Le trio fait preuve d’une cohésion impressionnante. Plus encore, d’une connivence que symbolise la position de ses membres, groupés dans un espace restreint, comme s’il s’agissait de réagir au moindre signe du leader, à la moindre de ses mimiques. Cette manière de diriger au doigt et à l’œil évoque celle d’un Ahmad Jamal. Comme l’architecture des morceaux, surprenante, voire déroutante de prime abord, et dont la cohérence se dévoile au fur et à mesure.
Assez vite, l’évocation de Nat King Cole, ponctuée d’anecdotes, d’évocations, de parties chantées s’oriente vers d’autres sources d’inspiration. Chez Monty Alexander, sa Jamaïque natale n’est jamais très loin. Ni le reggae. Ni Bob Marley. No Woman no cry vient prendre place, avec un parfait naturel parmi les succès de King Cole. Sans hiatus. Sans que le climat du concert en soit le moins du monde troublé. Telle est la magie d’un des plus grands pianistes actuels auquel la nombreuse assistance réserve une ovation justifiée.
The New Orleans Jazz Orchestra
Adonis Rose (dir, dm), Davell Crawford (p, voc),Viktor Atkins (p), Gerald Watkins (dm), Alexey Marti (perc), Steve Glenn (tuba), Amina Michele (b), Jason Steward (b), Ashlin Parker, Kid Chocolate Brown, Barney Floyd (tp), Chris Butcher, Terrence Taplin (tb), Michael Watson (tb, voc), Ricardo Pascal, Jerome Ansari, Ed Peterson, Travari Broone (sax), Nayo Jones (voc)
Stage New Orleans, 28 & 29 juin.
Fondé en 2002 par Irvin Mayfield, le New Orleans Jazz Orchestra n’est pas inconnu ici : il s’y est produit, avec un grand succès, en 2015, en compagnie de Dee Dee Bridgewater. Le revoici donc, sous la houlette d’Adonis Rose, pour deux concerts exceptionnels, le premier intitulé « Congo Square, the History of New Orleans Music », le second étant consacré à Allen Toussaint.
La prestation du 28 balaie tout le spectre de la musique louisianaise, de Jelly Roll Morton au rock’n’roll le plus actuel en passant par Armstrong, le Professor Longhair, Fats Domino, Harold Battiste et autres grandes figures. Sing Sing Sing y voisine avec Hit the Road Jack et, bien sûr, Do You Know What It Means To Miss New Orleans. Adonis Rose alterne son rôle de batteur et celui de chef d’orchestre, cédant alors sa place derrière les tambours à Gerald Watkins. Toutes les qualités qui font de ce big band l’un des plus remarquables de l’époque (un Grammy Award est venu couronner en 2010 son album « Book One ») se manifestent avec éclat : cohésion d’ensemble, valeur des solistes, qualité des arrangements. Un monument de swing .
Le lendemain, l’hommage à Allen Toussaint, monstre sacré du jazz et du rhythm’n’blues de la Cité du Croissant, suscitera le même enthousiasme, malgré l’absence de Dawell Crawford, pianiste et chanteur initialement prévu. Une apothéose et un incontestable succès populaire pour cette 35ème édition qui présente un bilan positif sur tous les plans. L’impression générale qu’on en peut retirer, outre le fait que c’est seulement à Ascona que l’on peut découvrir et apprécier des artistes qui ne sont jamais programmés chez nous (il n’y a pas lieu ici d’en chercher les raisons), c’est que le jazz des origines a donné des surgeons toujours vivaces. Et toujours passionnants, à condition que l’outrance ne vienne les dénaturer et les réduire à une simple parodie.
Jacques Aboucaya