Jazzdor à Budapest 3ème journée avec Mike Ladd et Christophe Monniot

L’Opus Jazz Club du Budapest Music Center accueillait hier, 28 mars, le duo Reverse Winchester de Mike Ladd et Mathieu Sourisseau, et les Six Migrant Pieces du sextette de Christophe Monniot.
Première partie : la voix parlée-chantée et les textes de Mike Ladd accompagnés d’une vieille Gibson électrique en open tuning entre les mains de Mathieu Sourisseau. Projet austère, d’autant plus pour celui qui, comme moi (anomalie de ma carrière cette année cinquantenaire de jazz critic), comprend mal l’anglais parlé. Or dès les premiers accords et dès les premiers mots, ça “sonne”. Ça sonne comme ces talking blues du Mississippi dont, sans en comprendre les textes s’ils n’étaient pas reproduits ou du moins commentés en liner notes, je me suis rassasié à l’époque où arrivaient, chez des amis dont les parents étaient profs d’anglais, des disques Folkways d’enregistrements studio ou de collectage (je me souviens que certains étaient de vinyle rouge !) qui revêtirent pour à mes oreilles un dimension biblique.

Pour ce que je comprends, Mike Ladd ne nous parle pas des provinces de l’Amérique noire – quoiqu’il y soit question de la grand-mère du poète, venue de Caroline du Nord –, mais des grandes métropoles, des grandes foultitudes et des grandes solitudes du Bronx à Paris où vit désormais Mike Ladd. Et si l’on n’en comprend pas le détail – dans mon cas, loin s’en faut –, on est porté par le son des mots, le flow du texte, la dramaturgie qu’impose la diction, de ses pianissimos à ses explosions fortissimo, le glissement constant du rubato des phrases au détaché des mots, voire des syllabes, de la confidence à l’incantation, du parlé au chant, avec cette justesse relative des intervalles qui, si elle n’est pas toujours réalisée du fait même de l’ambitus de la voix, est toujours intentionnée, bien entendue. Avec une spontanéité du jaillissement qui repose sur une exactitude commune aux parties vocales et instrumentales, l’apparence de liberté qu’impose la non-mesure du mode talking blues, reposant ici sur une exactitude commune des deux parties texte et musique, aussi précise qu’un contrepoint écrit. Chapeau bas !

Deuxième partie : Christophe Monniot et ses Six Migrant Pieces, soit lui-même (as), Aymeric Avice (trp), David Chevallier (elg), Jozef Dumoulin (p, elp, elec), Bruno Chevillon (b),Franck Vaillant (dm). Une culture plurielle, un melting pot, dont Monniot lui-même énumère, sûrement parmi d’autres, les ingrédients suivants : Olivier Messiaen, Weather Report, Leonard Bernstein, Wynton Marsalis, Allan Holdsworth. Si je ne les ai pas tous identifiés, reconnus (ignorance, surdité, point de vue, résultante de la gestalt théorie, etc.), il y en a surtout un, qui comprend tous les autres, et qui les comprend d’autant mieux qu’il n’est pas abordé par le petit côté de la lorgnette, c’est Weather Report. Pas le Weather Report de Birdland (“Heavy Weather”), ni même celui de Nubian Sundance (“Mysterious Traveller”), mais celui des premiers disques et surtout des premiers concerts du groupe (voir sur vos moteurs de recherche, le festival de Molde d’août 1972 avec Eric Gravatt), du temps où Miroslav Vitous y défendait une certaine idée de l’improvisation interactive.

Non qu’il y ait copie conforme, mais un dispositif, un équilibre entre écriture et improvisation, entre ensemble et initiative, qu’incarne tout particulièrement le jeu de Franck Vaillant : l’écoute, le dynamisme, la précision des intentions et la rapidité décontractée de leur réalisation. Le tandem Vaillant-Chevillon fonctionne à merveille, qui épouse lui-même idéalement le tandem claviers-guitare, où David Chevallier a fort à faire : reprenant le pupitre confié sur le disque à Nguyên Lê et se l’appropriant totalement, dans une veine incisive que je ne lui connaissais pas ; et trouvant sa place parmi les insaisissables nuées soniques qui lui parviennent des claviers de Dumoulin.

En frontline – et l’on hésite à user de cette vieille terminologie qui date d’une époque où il existait une véritable hiérarchie entre solistes et rythmique – Christophe Monniot est inclassable, onirique, drôle, tragique, précis d’une précision qu’il n’a de cesse de mettre à mal dans une espèce de théâtre de la cruauté et de la tendresse, formant avec Aymeric Avice un tandem mingusien associant netteté du trait et son débordement, où ce dernier incarne la fusion des différences qui opposent, dans l’imaginaire du jazzfan, Freddie Hubbard et Don Cherry. Les Parisiens qui acceptent de franchir le Périphérique iront les entendre ce soir au Triton (à 300m de la station Mairie des Lilas, une seule station au-delà du Périph, vous ne devriez pas vous perdre). Franck Bergerot
Iconographie provenant de ma visite du Musée historique de Budapest.