Jazzdor à Budapest, 4ème journée, avec Tariqa et Kamilya Jubran

Cette dernière, oudiste-chanteuse-compositrice partenaire du trio de Sylvain Cathala en première partie du groupe Tariqa jetant un pont entre Hongrie et Sud Maroc.
Concert de retrouvailles pour le trio du saxophoniste Sylvain Cathala (Sarah Murcia à la contrebasse, Christophe Lavergne à la batterie) et le duo de Kamilya Jubran avec la même Sarah Murcia. Retrouvailles après de longs silences entre deux entités aux complicités évidentes – outre l’ancienneté de l’une et l’autre formation – autour des questions de rythme et d’intonation qui se posent au contact des traditions musicales européennes et orientales.
C’est pourquoi, l’horaire prochaine de mon avion pour Paris m’y invitant également, je me contenterai de renvoyer vers l’enthousiasme qu’avait suscité leurs paris lors d’un concert au Triton de juin 2023, pour passer directement à la seconde partie du concert d’hier, une découverte qui aurait pu n’être que le constat d’une banalité : l’option ”world music” consistant à coller l’une à l’autre deux traditions étrangères sous le prétexte du métissage et de la transe.
Hier, c’était la tradition gnawa (gnaoua) en la personne de Saïd Tichiti, musicien hongrois (guembri, oud, chant) originaire du Sud Maroc, qui réunissait autour de lui sur la scène de l’Opus Jazz Club, deux spécialistes des musiques traditionnelles hongroises et plus largement des Balkans – Péter Bede (saxophone et flûte, qui doit en partie sa vocation à la découverte d’Ivo Papasov et des musiques bulgare) et Ferenc Kovács (violon, trompette et chant, dont nous avions fait la connaissance il y déjà un quart de siècle avec le saxophoniste Mihály Dresch et plus occasionnellement auprès de Gábor Gadó) – et deux spécialistes de l’afro-beat – Ádám Mészáros (guitare électrique) et András Halmos (batterie).
À la crainte d’assister à un accouchement au forceps succède rapidement le plaisir d’une virtuosité jubilatoire portée par les vertiges métriques respectifs de ces traditions rythmiques ainsi croisées, l’âpreté du chant et du violon de la paysannerie hongroise et la faconde enivrante des chant gnaouas, le staccato démoniaque des anches balkaniques, les grooves de batterie entre afrobeat et second line néo-orléanais, et enfin une façon d’appropriation des motifs insidieux des guitaristes de l’Ouest africain. Tiens, encore un orchestre qui pourrait contribuer au festif final de mes amis de Malguénac !
Epilogue en forme de variations sur un thème qui m’est cher : le geste de la main droite sur le guembri, le revers de l’index brossant les quatre cordes mélodiques et le pouce battant la chanterelle en bourdon. Avant même de découvrir l’existence du gumbri et sans jamais en avoir tenu un, ce geste, sans avoir été plus loin que sa formulation basique, j’ai aimé en pratiquer l’essence sur un beau vieux banjo bostonien, toujours suspendu à un mur de mon bureau mais, d’avis de connaisseur, inréglable.
Ainsi, ce geste que j’ai découvert comme étant celui de la paysannerie blanche des Appalaches (la Old Time Music), je l’ai retrouvé tard sur le guembri (et ses nombreux cousins africains), ancêtre évident du banjo 5 cordes que le destin finit par en réserver l’usage aux campagnes blanches du Kentucky et à la bourgeoisie bostonienne, après qu’il ait été à l’origine du ragtime. Des premiers pianistes afro-américains, on disait en effet dans la seconde moitié du 19e qu’ils jouaient du jig-piano, et leur refusait ainsi la qualification de pianiste, tel que l’écrivait en 1881 un journaliste : « Avez-vous entendu les Nègres jouer du piano à l’oreille ? Ils usent du piano exactement comme d’un banjo. C’est du bon banjo, mais ça n’est en aucun cas du piano. »
D’où peut-être l’abandon aux Blancs de cet instrument dénigré, unique instrument africain ayant survécu à la déportation, au profit de banjos 4 ou 6 cordes, débarrassés de la chanterelle originale (aigüe sur le banjo 5 cordes, mais bourdon grave sur le guembri et ses cousins) et s’apparentant plus à la guitare et à la mandoline. Saïd Tichiti avec qui j’évoquais cette généalogie me répliquais : « Mais ne voyez-vous pas l’analogie entre cet instrument et cet autre, typique de la musique hongroise, le gardon, ce violoncelle rustique que l’on frappe d’un bâton ? » Nous en avions fait l’expérience deux soirs plus tôt dans ce même Opus Jazz Club de Budapest, entre les mains d’Attila Gyárlás et d’Ábel Dénes au sein du quartet Kovász. Franck Bergerot
