Jazzdor de Strasbourg à Budapest, 1ère journée
Après la création en 2010 du premier Jazzdor Strasbourg-Berlin, le festival alsacien ouvrait hier 22 mars 2023 dans la capitale hongroise la première édition de Jazzdor Strasbourg-Budapest.
Sans remonter au saxophoniste Yochk’o Seffer, né en 1939 et arrivé en France au moment de la reprise en main de la Hongrie par l’Union soviétique en 1956, les relations suivies entre la scène hongroise et la scène française commencent avec les premières visites du saxophoniste Mihály Dresch en France dans les années 1990, mais se concrétisent avec l’arrivée au CNSM de Paris au milieu des années 1990 du pianiste Emile Spányi et du tromboniste Georgi Kornazov très vite remarqués au sein d’une génération très créative issue du conservatoire parisien, puis avec la rencontre entre un autre brillant étudiant du CNSM, le saxophoniste Matthieu Donarier et le guitariste Gábor Gadó, alors résident en France. Se cristallisa une Paris Budapest Connection sur laquelle nous reviendrons demain en rendant compte du concert donné ce soir par Gábor Gadó, mais dont le Budapest Music Center s’est fait le témoin privilégié à travers son label BMC Records, plus de 300 références.
Le Budapest Music Center fut créé en 1996 par le tromboniste Gőz László et, à travers BMC Records, s’est fait le promoteur de la musique hongroise de création avec un catalogue dont la première référence fut dévolue au quintette jazz Silent Way dirigé par le pianiste Mihály Farkas, mais où se succédèrent rapidement des références consacrées aux compositeurs et interprètes classiques et contemporains hongrois es (de Ferenc Liszt à Péter Eötvös en passant par György Kurtág ou György Ligeti et des figures moins connues chez nous comme Barnabás Dukay), ainsi qu’au jazz d’abord hongrois, puis franco-hongrois et de plus en plus largement européen, voire international (Aki Takase, David Liebman, Jon Irabagon, Archie Shepp, Chris Potter, Hamid Drake…).
En 2013, le Budapest Music Center s’est trouvé accueilli dans un nouvel et vaste équipement comprenant un centre d’information musical, une bibliothèque détentrice d’une centaine de mille ouvrages et partitions, la Fondation pour la musique contemporaine de Peter Eötvös, une salle de concert de 300 places et l’Opus Jazz Club qui accueillait hier soir la première soirée du festival Jazzdor Strasbourg-Budapest.
Cette idée de festival trans-européen fit suite à une sollicitation du Bureau export de la musique française, lorsqu’en 2010 Philippe Ochem, patron de Jazzdor, organisa le premier Jazzdor Strasbourg-Berlin devenu au fil des années un carrefour des scènes européennes, élargi à la ville de Dresde en 2022. Le regard toujours porté vers la créativité européenne en matière de jazz et de musiques improvisées, Philippe Ochem n’avait pas manqué d’échanger avec BMC et son patron Bognár Tamás et c’est ainsi qu’est née l’idée de cette nouvelle version de Jazzdor hors les murs. Ouverture, donc, hier 22 mars, avec une formation trans-européenne venue par la même occasion célébrer la sortie d’un premier disque en cours de production et réunissant la chanteuse néerlandaise Sanne Rambags, le violoncelliste français Vincent Courtois et le batteur Julian Sartorius.
Deux mots du club : une salle équipée pour la restauration sur deux étages en comptant la mezzanine demi-circulaire qui rappelle le Porgy & Bess de Vienne. On peut donc y dîner, mais rien à voir avec le brouhaha historique des enregistrements dans les clubs new-yorkais. On y mange plutôt avant le concert et, même servi tardivement, le dîneur est incité par la seule qualité de l’écoute à ne pas prendre son chorus de fourchette et couteau.
Le trio présenté le méritait, ambiance chambriste, malgré la présence d’une batterie, équipement et jouage miniaturiste de Julian Sartorius, la batterie dans son plus simple appareil, à l’exception de petits accessoires venus enrichir un vocabulaire étendu d’une adéquation constante avec la musique en dépit de l’absence de partition. Celle-ci toute fraîche, fragile, n’ayant encore jamais existé qu’en studio, imaginée par la chanteuse Sanne Rambags sur ses propres paroles (et quelques autres, parmi lesquelles il m’a semblé reconnaître l’univers d’Emily Dickson) au long d’une longue suite ininterrompue où sa voix passe du registre lyrique au cabaret ou au pop song, des ressources de la musique vocale contemporaine à celles fournies par l’ethnomusicologie, le tout assumé d’une présence théâtrale voire chorégraphique. C’est la chanteuse qui mène le jeu, assistée de Vincent Courtois l’œil sur son pupitre et les arrangements qui s’y trouvent, contrechants et ostinatos qu’il habite entièrement, s’évadant chaque fois que la chanteuse s’escapade elle-même d’un répertoire d’une immense souplesse et que Sartorius aromatise en toute liberté et à-propos. Au regard de l’extrême fragilité de ce programme tout neuf, on retient l’extraordinaire fluidité de cette longue suite qui en constitua l’essentiel, sans l’ombre d’un doute, de ce doute qui cependant habitait les musiciens en montant sur scène, au point que l’on croit y retrouver quelque chose du flux magique qui traverse les programmes conçus ou habités par Vincent Courtois, une sorte de Courtois Magic Touch.
Deuxième partie : ce sont des anciens du CNSM de Paris, une promotion de dix ans plus jeune que celle évoquée plus haut de Matthieu Donarier. En 2007, une nouvelle génération émergeait en effet du CNSM sous la forme d’un tentet qui a considérablement essaimé au cours des quinze dernières années. En voici quatre des membres réunis par le violoniste Clément Janinet sur la 307e référence de BMC Records “Ornette Under the Repetitive Skies III”, soit Hugues Mayot (sax ténor et piano), Joachim Florent (contrebasse) et Emmanuel Scarpa (batterie). Je pourrais être ici tenté de défricher et détailler mes notes prises pendant le concert. Je retiendrai juste ce sentiment d’avoir reconnu la musique d’Ornette Coleman dans le premier titre du concert (plus exactement “la saveur” de Lonely Woman dont je retrouvais des fragments quelques morceaux plus tard sous les doigts du violoniste), alors même que la pièce précisément dédiée à Ornette apparaissait en deuxième, la première étant un hommage à Antonin Artaud. M’ouvrant de cette impression aux complices de Janinet à l’issue du concert, ils se montrèrent peu étonnés, comme si la musicalité d’Ornette, imprégnait à leurs yeux tout son univers mélodique. Ornette donc, moins la lettre qu’une saveur, et l’Afrique dont les échos débordent très largement du seul titre Ouagadougou que Janinet il anime d’ailleurs d’un ostinato de mandoline électrique, la contrebasse endossant un rôle de kora. L’Afrique est omniprésente jusque dans cet archet très rythmique et qui pourtant flotte sur les cordes à l’inverse de la tradition classique, les aigus étant moins souvent obtenus en démanchant que par le biais d’harmoniques. Il y aura encore une reprise très personnalisée de Journey in Satchidananda d’Alice Coltrane (voir le numéro d’avril que consacre Jazz Magazine à cette dernière) et un hommage très explicite à John Coltrane titré Third Meditation où la batterie d’Emmanuel Scarpa put évoquer une sorte d’équilibre entre Elvin Jones et Rashied Ali.
Rendez-vous ce soir à l’Opus Jazz Club de Budapest ou demain sur ces pages avec le trio de la chanteuse Ann O’Aro et le sextette de Gábor Gadó et la chanteuse Harcsa. Franck Bergerot