Jazzdor de Strasbourg à Budapest, 2ème journée
La première édition du festival Jazzdor Strasbourg-Budapest se poursuit dans la capitale hongroise accueillie par le Budapest Music Center et BMC Records. Hier soir : deux chanteuses, Anna O’aro et son trio, Veronika Harcsa et le quintette de Gábor Gadó.
Pour poursuivre notre présentation de la french-connection qui caractérise une large partie du catalogue BMC et fait du Budapest Music Center un correspondant naturel du festival strasbourgeois Jazzdor, nous retrouvions hier à l’affiche du Jazzdor Strasbourg-Budapest le guitariste Gábor Gadó, l’un des musiciens les plus présents sur BMC Records depuis la parution au tournant des années 2000 de “One Glimpse Is Not Enough”, “Greetings from the Angel” et “Homeward” où l’on vit apparaître deux futurs collaborateurs, l’exceptionnel et regretté chanteur Gábor Winand, qui cosigna quelques albums (“Corners of my Mind”, “Agent Spiritual”, “Different Gardens” et “Opera Budapest”), et le saxophoniste Matthieu Donarier qui fut à l’origine du quartette français de Gadó, fer de lance du jazz français dans le catalogue BMC, avec le contrebassiste Sébastien Boisseau et le batteur Joe Quitzke : “Orthodoxia”, “Unknown Kingdom” (2002), “Modern Dances of the Advanced in Age” (2003, plus le tromboniste Béla Sazlóky), “Psyché” (2004, plus le saxophoniste Kristóf Bacsó et divers autres invités), “Opera Budapest” (2005-2006, plus la trompettiste Airelle Besson et cordes), “Byzantinum” (2007), Ungrund (2011, live plus David Liebman).
Où l’on observe autour de la fidélité à ses amis français, une diversification des personnels orchestraux (notamment avec l’arrivée du trompettiste belge Laurent Blondiau et le remplacement momentané de Joe Quitzke par le batteur danois Stefan Pasborg) et la tentation de l’orchestre de chambre qui se confirme à travers d’autres projets, du solo de “The Second Coming, (2004) à l’irruption du piano (et de la plume) du compositeur Barnabàs Dukay avec bois et cordes ajoutés sur “Lung-um-pa” en passant par la collaboration en trio plus cordes avec le saxophoniste Alban Darche et Sébastien Boisseau sur “Stringed” (2004).
Si le rythme de publication de se calme pour Gadó dans les années 2010, on y observe une période d’épuration et de retour aux sources des musiques prébaroques et baroques sur “Veil and Quintessence” en duo avec Laurent Blondiau (2017) et “Whispering Quiet Secrets into Hairy Ears” en duo avec le saxophoniste János Ávéd, plus les partitions ponctuelles d’un tandem violon et alto (2020). C’est que même du temps du “jazz quartet” la musique de Gabor résonnait avec les certitudes et les doutes européens entre atonalité, harmonie fonctionnelle et culture modale, entre foi religieuse, mysticisme philosophique et agnosticisme, à la lumière des grands courants artistiques qui ébranlèrent la Mitteleuropa.
La formation présentée hier et qui a déjà fait l’objet d’un enregistrement à paraître constitue une nouvelle étape de cette quête obstinée, associant les deux duos (celui avec Blondiau et celui avec Ávéd) à la voix et aux textes de la chanteuse Veronika Harcsa, au violon de Éva Csermák et au violoncelle de Tamás Zétényi. Avec toutes les qualités d’une chanteuse lyrique qui lui sont ici d’un intérêt prioritaire, Veronika Harska peut verser dans l’art du cabaret ou du chant contemporain, avec d’authentiques et éprouvés vocabulaires la portant à l’improvisation, même si l’improvisation n’est pas ici le propos premier. L’écriture est au centre du projet, Gabor poussant l’exercice jusqu’à inclure un air de l’opéra Alcina de Haendel au sein d’un programme où l’on oscille entre la tradition baroque et l’atonalité (notamment dans le final, résurgence de lignes follement angulées reprises d’un ancien programme).
Si cette apparente disparité semble avoir dérouté certains des invités européens de ce Jazzdor in Budapest, qui purent y voir un exercice de style sans réelle cohérence, j’ai été pour ma part frappé par la façon dont ce programme, qui ne swingue quasiment jamais au sens propre, était porté par une cohésion orchestrale sans faille, une distribution des voix à cet ensemble de timbres les rendant très complémentaires selon une économie très inspirée ; un sentiment de projection par la façon dont la partition d’orchestre semble jaillir d’entre les cordes de la guitare vers les différents pupitres dont elle paraît propulser chaque partie. Si les effets polyphoniques peuvent faire surgir quelque saillie timbrale, les moments d’homophonie s’apparente à l’expression d’un seul et gros instrument selon une sonorité totalement inédite. Les solos sont rares, relativement brefs et réjouissent par leur qualité d’exception, notamment ceux des deux instrumentistes venus de la tradition écrite qui se voient confier chacun sa cadenza. Et l’on garde pour la bonne bouche cette anecdote : la pièce qui invitait la violoniste Éva Csermák à improviser est dédiée à la grande violoniste Hiromi Kikuchi qui se trouvait hier au Budapest Music Center pour répéter un double concerto pour violon et alto de György Krutág (qui a son appartement dans les murs-même du Centre). C’est dire que de bonnes vibrations entourèrent ce concert.
Peut-on imaginer plus grand contraste avec ce que nous allions entendre en seconde partie ? On pouvait y voir un reflet de la grande diversité esthétique qui règne au sein du catalogue BCM, même si l’on s’en tient à ce qui y relève du jazz et des musiques improvisées qui s’est considérablement élargi au fil des années, du jazz concerto de Kornél Fekete-Kovács créé par David Liebman et le Budapest Jazz Orchestra (“Human Circle / The Wayfarer”) au quartette de Mihály Dresch avec le joueur de cymbalum Miklós Lukács (“Árgyélus”), du duo du pianiste György Szabados avec la contrebassiste Joëlle Léandre (“Live at Magyarknaizsa) aux formations du pianiste allemand Hans Lüdeman, des groupes du saxophoniste Mihály Borbély à celles du guitariste Csaba Palotaï.
Hier, la seconde partie était confiée à la chanteuse Anna O’aro. Née en 1990 sous le nom d’Anne-Gaëll Hoarau à La Réunion, elle fut une révélation pour le public de l’Opus Jazz Club, quoiqu’elle ait commencé à faire parler d’elle dès 2019 grâce au soutien du producteur Philippe Conrath et sa participation en première partie aux tournées de Daniel Waro. Dans la langue créole qui échappe tout autant au public francophone qu’à ses auditeurs hongrois et internationaux constituant hier son parterre, elle chante notamment les violences faites aux femmes qu’elle a connues dans sa chair sous l’emprise de son père. Sa voix puissante peut être tantôt d’une tendresse, tantôt d’une violence qui n’ont d’égal que la douceur et la rage de ses textes et qui ne sont pas sans évoquer la tension traversant l’univers de Marguerite Duras.
Poétesse autant que chanteuse, elle échappe aux formats de la chanson par des formes libres qui donnent à son récital une dimension labyrinthique où l’on se laisse d’autant plus aisément égarer que les arrangements de son trio sont irrésistibles. D’une sobriété qui ménage son art de la projection poétique, ceux-ci reposent sur les initiatives, précisément mesurées dans leur générosité, des percussions de Bino Waro et des parties réservées à Teddy Doris. Ce dernier prête ici et là sa voix ou son trombone en contrepoint au chant, s’imposant moins par la virtuosité de son instrument, même dans les parties solo, que par la juste place qu’il sait lui donner dans le spectacle avec un feeling fort émouvant.
Hier, parmi le public qui quittait ravi le BMC, on pouvait repérer quelques-uns des musiciens que nous entendrons ce soir au sein du TransEuropeExpress du pianiste allemand Lüdemann, avec l’accordéoniste italien Luciano Biondini en invité, et dont il sera rendu compte dans ces pages d’ici la fin du week end. Franck Bergerot