JAZZITUDES en PAYS d’AUGE : création de DENIS BADAULT
Pour les 20 ans du festival, Jazzitudes a souhaité une création qui rassemblerait tous les stagiaires de l’édition 2019. Ces stages sont l’ADN de cet événement : le festival a prolongé naturellement les stages, comme ce fut le cas à la fin des années 70 pour le festival de Cluny. Et l’idée lumineuse fut de passer commande d’une œuvre monumentale à Denis Badault, l’un des rares compositeurs de jazz avec Andy Emler (et une poignée d’autres) à pouvoir se lancer dans une telle aventure, non seulement sur le plan de l’écriture, mais aussi (et surtout) sur le plan humain. L’aventure commençait à Lisieux.
Si je fais étape à Lisieux ce n’est certes pas pour céder à une pieuse catholicité ; même si ma généalogie regorge (parmi les collatéraux, pas en ligne directe, rassurez-vous !) de curés, bonnes sœurs, chanoines, mères supérieures et autres hiérarques ecclésiaux. Je suis libre penseur, et pas plus fier pour ça…. Car c’est une forme de libre pensée musicale qui m’a conduit ici, ou plutôt près d’ici, à Mézidon
Libre pensée musicale que celle qui s’offre le luxe de rassembler, dans un orchestre pléthorique (103 instrumentistes et vocalistes!), des musicien(ne)s de plusieurs générations, de différents niveaux, de diverses options esthétiques, autour des professionnels qui encadrent le stage. Denis Badault a le goût et l’expérience de ces œuvres monumentales (à Brive-la-Gaillarde, il avait composé pour 600 exécutants….) et de ces rencontres sans cloisonnements d’aucune sorte.
Dans le bar de l’hôtel de la gare, une affiche du concert de ce soir : je suis sur la bonne piste !
Je m’aventure dans Mézidon Vallée d’Auge, nouvelle commune qui fédère un certain nombre de localités. À chaque carrefour, à chaque rond-point, un panneau de plus de 2 m² énumère les commerces à proximité. De centre culturel, point. Je chemine au hasard, et finis par trouver, non loin du lieu, la signalétique espérée.
J’arrive enfin : le centre culturel porte beau ses dix ans d’âge, et je suis vraiment surpris que les édiles locaux mettent si peu de zèle à en promouvoir la localisation ; la culture est décidément bien négligée….
En consultant le programme de la saison qui commence dans quelques jours, je vois que se produiront ici le chanteur Christophe, Jeanne Cherhal, Thomas Fersen…. Autant dire que la ville devrait employer plus de zèle à baliser le territoire pour conduire en ce lieu.
18h30 : le public est là, les musiciens investissent la scène, et Didier Josien, guitariste, professeur au conservatoire de Lisieux et fondateur du festival, présente la soirée, le vingtième anniversaire, les stages, et commente le choix du compositeur-chef d’orchestre pour cet événement. Denis Badault l’écoute, casque de chantier vissé sur la tête.
Pour illustrer le gigantisme du chantier musical (monter en quelques répétitions de pupitres et deux répétitions d’ensemble un programme d’une heure trente qui mêle écriture et improvisation) ses amis lui ont offert cette panoplie de chef de chantier : le casque, mais aussi les lunettes de sécurité, et l’indispensable boîte à outils.
Mais nous y sommes, et l’affiche annonce le projet. Denis Badault a eu la belle idée d’intituler la création dont on lui a fait commande So sweet Sue. Pourquoi ? Tout simplement parce que, pour faire converger des instrumentistes et vocalistes d’obédiences diverses dans un projet fédérateur, il fallait un point de départ identifiable : ce sera donc Sweet Sue, Just You, un standard des années 20 que s’étaient approprié les jazzmen, et parmi eux les tenants du jazz manouche, autour de Django. C’est donc l’atelier jazz manouche qui s’y colle, sous la direction du violoniste Sébastien Guillaume : une douzaine de cordes (violons, un alto, violoncelles et contrebasses) plus des guitares. Sur cette base bien lisible le compositeur-chef d’orchestre va ensuite construire six variations qui vont caracoler dans tous les territoires du jazz, au sens large : vieux style, free jazz, jazz rock, voire une sorte de sound painting, et bien plus. Cela s’enchaîne, tantôt dans la fluidité, tantôt dans des ruptures assumées, pour rappeler que la musique est vivante, et que les nuances et contrastes sont les témoins privilégiés de cette vie. On retrouve le goût de Denis Badault pour les grandes masses orchestrées, avec des harmonies tendues, des frottements, des dissonances.
Et comme toujours ça chante, c’est lyrique, on se laisse emporter par cette musique qui respire le plaisir (de composer, de jouer, d’improviser). Voici plus de 35 ans, dans mon premier papier sur Badault, je qualifiais sa musique d’hédoniste. Des lustres plus tard, je persiste, et signe. Les différents pupitres (le chœur, les cuivres et les anches) sont à tous les rendez-vous : justesse, expression, nuances. Plusieurs batteurs, des percussionnistes, des claviers, des contrebasses et des guitares : l’effet de masse est impressionnant. Rythmiquement, c’est parfois complexe, avec des changements de mesure, des accents inattendus, et si ça flotte un court instant, on revient dans les clous avec enthousiasme : le plaisir de jouer est plus fort que tout. Quelques uns des responsables d’ateliers nous gratifient de belles impros : le violoniste déjà cité, Thierry Liver au trombone, Éric Prost et Pascal Mabit aux saxophones, Florent Gac au piano, la chanteuse Laura Littardi…. Denis Badault est aux anges, surtout qu’il a, presque en face de lui, le guitariste Serge Lazarevitch, dont le sourire affiche le bonheur musical. Bref c’est du GRAND BADO, pour reprendre l’orthographe de son nom à l’époque du trio en compagnie d’Olivier Sens et François Merville. Dans un variation se glisse, joué par de très jeunes musiciennes et musiciens installés devant la scène, le souvenir des Feuilles mortes, de Joseph Kosma, un thème cher au cœur des jazzeux. Un court moment les instrumentistes donnent de la voix dans un joyeux désordre organisé : on pense à l’Ami Andy Emler. Après un rappel chaleureux, Denis Badault nous offre une impro de piano qui débouche sur un tutti. C’est l’instant du salut final.
L’orchestre applaudit le chef, lequel a remercié toutes et tous pour l’accueil, la collaboration technique, artistique et, implicitement, la chaleur humaine.
Tous reviennent à Lisieux, où le Bistrot ‘Les Grands Chemins’ accueille chaque soir depuis près d’une semaine les jam sessions. Il faut dire que, outre le stage, le festival a reçu les jours précédents au Théâtre de Lisieux Ellinoa & le Wanderlust orchestra, Géraldine Laurent, Roberto Negro, Émile Parisien…. C’est le dernier soir où l’on ‘tape le bœuf’, sans lui faire mal mais en secouant gravement les carcasses. Stagiaires et musiciens professionnels se mêlent dans l’euphorie ludique des standards. Pascal Mabit est l’un des plus enflammés. Belle soirée vraiment. Merci Denis, merci au festival, et aux artistes, professionnels et amateurs confondus.
Xavier Prévost