Jean-Paul Celea "Yes Ornette !" & Marc Ducret "Tower-Bridge" à Strasbourg (Jazzdor)
Il existe plusieurs entrées possibles au « Tower-Bridge » de Marc Ducret : on en soulignera quelques unes, après Ludovic Florin qui a largement traité le sujet dans son compte-rendu du concert de Nevers (voir sur ce même blog). D’abord le lien entre littérature et musique : ici marqué par la référence à Nabokov, plus précisément à « Ada ou l’Ardeur » (1969), dont le guitariste cite des extraits dans la note d’intention qu’il fait distribuer avant chaque concert. S’y dévoile un univers de rêves et d’élaborations enfantines, où les événements du monde sont rangés selon des catégories à la fois logiques et fantaisistes, en « choses » (things), dont certaines sont dites « vraies » quand elles sont rares et inestimables (real things), les autres se rangeant selon des catégories qui vont en se dégradant jusqu’aux fantômes ou brouillards – la mort constituant le dernier degré dans cette chute. Ces choses peuvent ensuite s’agréger selon deux principes, celui de la « tour » (tower), où elles sont empilées simultanément, et celui du « bridge » (pont) lorsqu’elles se succèdent dans le temps. La combinaison des deux catégories citées peut donc donner des « vraies tours » et des « vrais ponts », moments de joies intenses de la vie, mais aussi bien sûr des « tours ruinées » et autres « ponts écroulés », quand les choses ne vont pas comme on aimerait. A partir de là, des correspondances formelles deviennent possibles entre construction littéraire et élaboration musicale, selon des lois formelles qu’il suffit d’appliquer…
Présumons ainsi qu’un CD est une tour, un empilement simultanées de morceaux (qui s’écoutent cependant de façon successive), mais qu’un concert est une « tour-pont » puisqu’à l’empilement s’ajoute la succession immédiate. On peut présumer aussi qu’aux quatre CD actuels, qui vont de « Tower, vol 1 » au « Tower, vol 4 » (1) ne devrait pas s’ajouter de « Tower-Bridge », ce dernier étant réservé au concert. A partir de trois formations différentes, constituées au gré des humeurs, des voyages et des possibilités musicales, Marc Ducret a conçu une mise en regard des thèmes écrits et arrangés pour l’ensemble des trois formations (et lui-même), sans que cela constitue pour autant un « grand orchestre » unifié. D’où une circulation de la musique tout à fait fascinante, qui comprend et assume les effets de « déjà entendu », lesquels ne manquent pas de se produire en effet.
Voilà pour (une partie) de la thématique « musique et littérature ». On ajoutera le commentaire suivant : la musique de Marc Ducret est de celles qui parlent, mais ne racontent pas, ce que d’autres théoriciens de l’art ont défendu en ces deux derniers siècles sous le commandement de ne pas utiliser de « moyens dégradants d’émouvoir » (Schoenberg, cité par Ludovic Florin). On a connu ça dans le roman, dans la musique, dans la peinture, un peu partout dans le refus de la « figuration » (quand dans le même temps on valorisait le visage, par ailleurs…), on en est revenu mais on y tient quand même : n’allez pas caresser dans le sens du poil, qui est celui par où l’on tombe. Et là, revient bien sûr Softly her tower crumbled in the sweet silent sun…
Tournons-nous maintenant vers la musique qui découle « logiquement » et « formellement » des bases qui ont servi à son élaboration. C’est la musique de Marc Ducret étendue, prolongée, éclatée jusqu’aux dimensions de trois orchestres jouant ensemble. C’est donc une musique dont on connaît les qualités d’écriture instantanée (quand il joue de la guitare), mais qui révèle ici pleinement sa plénitude et son originalité, même si, sans vouloir jouer au jeu des influences, on pourrait lui trouver des antécédents, et même illustres ! Mais nous sommes dans ce temps où, paradoxalement, c’est le troisième courant (Gunther Schuller, John Lewis) qui domine après qu’on en ait annoncé l’effacement. Rock, pop music, domaine contemporain, jazz, sont donc convoqués dans le désordre pour le pire souvent (world music), ici pour le meilleur. C’est fascinant, jubilatoire, cela procède de la miniature et va jusqu’à l’ébouissement, cela glisse de la musique de chambre pour s’élever jusqu’au concerto grosso, et les moments d’éclatement avec trois trombones et percussions sont (de façon un peu répétitive quand même) autant de vraies tours et de vrais ponts, marqués par la joie qui s’en dégage.
Ont participé à ce magnifique concert : Dominique Pifarély (vl), Kasper Tranberg (tp), Fidel Fourneyron, Matthias Mahler, Alexis Persigan (tb), Tim Berne (as), Fred Gastard (sax basse), Marc Ducret (g), Antonin Rayon (p), Peter Bruun, Tom Rainey (dm), Sylvain Lemetre (perc). Dates à suivre : ce soir à Reims, le 18 à Marcq en Baroeul, le 20 à Limoges, le 21 à Nantes. Ne ratez pas ça, ou l’histoire vous rattrappera.
Du concert de 18.00, en l’auditorium des Musées de la ville de Strasbourg (Jean-Paul Celea, contrebasse, Wolfgang Reisinger, batterie, Emile Parisien, saxophone soprano), on retiendra, au delà de l’idée que, décidément, Beauty Is A Rare Thing (on dirait du Nabokov, c’est du Ornette Coleman), ce sentiment que le temps de l’auteur de Lonely Woman est venu, qu’il s’impose sans la moindre réticence (ce ne fut pas toujours le cas) et que, pour la petite histoire, John Coltrane est venu par trois fois se glisser dans le concert. Une première fois quand Emile Parisien a longuement et passionnément introduit un morceau, faisant voler en éclat la dimension de miniature des pièces d’Ornette, et rameutant une ossature rythmique ternaire qui en appelait à Elvin Jones ! Une seconde fois quand, à deux reprises dans son solo sur Lonely Woman Jean-Paul Celea a cité A Love Supreme. Et une dernière fois puisque le dernier morceau du concert avant le rappel est de Coltrane (sans titre).
(1) « Tower, Vol 1, 2 & 4 » sont disponibles d’ores et déjà sur www.ayler.com, le vol 3 est à paraître, enregistrement prévu à Pôle Sud précisément.
Philippe Méziat
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Il existe plusieurs entrées possibles au « Tower-Bridge » de Marc Ducret : on en soulignera quelques unes, après Ludovic Florin qui a largement traité le sujet dans son compte-rendu du concert de Nevers (voir sur ce même blog). D’abord le lien entre littérature et musique : ici marqué par la référence à Nabokov, plus précisément à « Ada ou l’Ardeur » (1969), dont le guitariste cite des extraits dans la note d’intention qu’il fait distribuer avant chaque concert. S’y dévoile un univers de rêves et d’élaborations enfantines, où les événements du monde sont rangés selon des catégories à la fois logiques et fantaisistes, en « choses » (things), dont certaines sont dites « vraies » quand elles sont rares et inestimables (real things), les autres se rangeant selon des catégories qui vont en se dégradant jusqu’aux fantômes ou brouillards – la mort constituant le dernier degré dans cette chute. Ces choses peuvent ensuite s’agréger selon deux principes, celui de la « tour » (tower), où elles sont empilées simultanément, et celui du « bridge » (pont) lorsqu’elles se succèdent dans le temps. La combinaison des deux catégories citées peut donc donner des « vraies tours » et des « vrais ponts », moments de joies intenses de la vie, mais aussi bien sûr des « tours ruinées » et autres « ponts écroulés », quand les choses ne vont pas comme on aimerait. A partir de là, des correspondances formelles deviennent possibles entre construction littéraire et élaboration musicale, selon des lois formelles qu’il suffit d’appliquer…
Présumons ainsi qu’un CD est une tour, un empilement simultanées de morceaux (qui s’écoutent cependant de façon successive), mais qu’un concert est une « tour-pont » puisqu’à l’empilement s’ajoute la succession immédiate. On peut présumer aussi qu’aux quatre CD actuels, qui vont de « Tower, vol 1 » au « Tower, vol 4 » (1) ne devrait pas s’ajouter de « Tower-Bridge », ce dernier étant réservé au concert. A partir de trois formations différentes, constituées au gré des humeurs, des voyages et des possibilités musicales, Marc Ducret a conçu une mise en regard des thèmes écrits et arrangés pour l’ensemble des trois formations (et lui-même), sans que cela constitue pour autant un « grand orchestre » unifié. D’où une circulation de la musique tout à fait fascinante, qui comprend et assume les effets de « déjà entendu », lesquels ne manquent pas de se produire en effet.
Voilà pour (une partie) de la thématique « musique et littérature ». On ajoutera le commentaire suivant : la musique de Marc Ducret est de celles qui parlent, mais ne racontent pas, ce que d’autres théoriciens de l’art ont défendu en ces deux derniers siècles sous le commandement de ne pas utiliser de « moyens dégradants d’émouvoir » (Schoenberg, cité par Ludovic Florin). On a connu ça dans le roman, dans la musique, dans la peinture, un peu partout dans le refus de la « figuration » (quand dans le même temps on valorisait le visage, par ailleurs…), on en est revenu mais on y tient quand même : n’allez pas caresser dans le sens du poil, qui est celui par où l’on tombe. Et là, revient bien sûr Softly her tower crumbled in the sweet silent sun…
Tournons-nous maintenant vers la musique qui découle « logiquement » et « formellement » des bases qui ont servi à son élaboration. C’est la musique de Marc Ducret étendue, prolongée, éclatée jusqu’aux dimensions de trois orchestres jouant ensemble. C’est donc une musique dont on connaît les qualités d’écriture instantanée (quand il joue de la guitare), mais qui révèle ici pleinement sa plénitude et son originalité, même si, sans vouloir jouer au jeu des influences, on pourrait lui trouver des antécédents, et même illustres ! Mais nous sommes dans ce temps où, paradoxalement, c’est le troisième courant (Gunther Schuller, John Lewis) qui domine après qu’on en ait annoncé l’effacement. Rock, pop music, domaine contemporain, jazz, sont donc convoqués dans le désordre pour le pire souvent (world music), ici pour le meilleur. C’est fascinant, jubilatoire, cela procède de la miniature et va jusqu’à l’ébouissement, cela glisse de la musique de chambre pour s’élever jusqu’au concerto grosso, et les moments d’éclatement avec trois trombones et percussions sont (de façon un peu répétitive quand même) autant de vraies tours et de vrais ponts, marqués par la joie qui s’en dégage.
Ont participé à ce magnifique concert : Dominique Pifarély (vl), Kasper Tranberg (tp), Fidel Fourneyron, Matthias Mahler, Alexis Persigan (tb), Tim Berne (as), Fred Gastard (sax basse), Marc Ducret (g), Antonin Rayon (p), Peter Bruun, Tom Rainey (dm), Sylvain Lemetre (perc). Dates à suivre : ce soir à Reims, le 18 à Marcq en Baroeul, le 20 à Limoges, le 21 à Nantes. Ne ratez pas ça, ou l’histoire vous rattrappera.
Du concert de 18.00, en l’auditorium des Musées de la ville de Strasbourg (Jean-Paul Celea, contrebasse, Wolfgang Reisinger, batterie, Emile Parisien, saxophone soprano), on retiendra, au delà de l’idée que, décidément, Beauty Is A Rare Thing (on dirait du Nabokov, c’est du Ornette Coleman), ce sentiment que le temps de l’auteur de Lonely Woman est venu, qu’il s’impose sans la moindre réticence (ce ne fut pas toujours le cas) et que, pour la petite histoire, John Coltrane est venu par trois fois se glisser dans le concert. Une première fois quand Emile Parisien a longuement et passionnément introduit un morceau, faisant voler en éclat la dimension de miniature des pièces d’Ornette, et rameutant une ossature rythmique ternaire qui en appelait à Elvin Jones ! Une seconde fois quand, à deux reprises dans son solo sur Lonely Woman Jean-Paul Celea a cité A Love Supreme. Et une dernière fois puisque le dernier morceau du concert avant le rappel est de Coltrane (sans titre).
(1) « Tower, Vol 1, 2 & 4 » sont disponibles d’ores et déjà sur www.ayler.com, le vol 3 est à paraître, enregistrement prévu à Pôle Sud précisément.
Philippe Méziat
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Il existe plusieurs entrées possibles au « Tower-Bridge » de Marc Ducret : on en soulignera quelques unes, après Ludovic Florin qui a largement traité le sujet dans son compte-rendu du concert de Nevers (voir sur ce même blog). D’abord le lien entre littérature et musique : ici marqué par la référence à Nabokov, plus précisément à « Ada ou l’Ardeur » (1969), dont le guitariste cite des extraits dans la note d’intention qu’il fait distribuer avant chaque concert. S’y dévoile un univers de rêves et d’élaborations enfantines, où les événements du monde sont rangés selon des catégories à la fois logiques et fantaisistes, en « choses » (things), dont certaines sont dites « vraies » quand elles sont rares et inestimables (real things), les autres se rangeant selon des catégories qui vont en se dégradant jusqu’aux fantômes ou brouillards – la mort constituant le dernier degré dans cette chute. Ces choses peuvent ensuite s’agréger selon deux principes, celui de la « tour » (tower), où elles sont empilées simultanément, et celui du « bridge » (pont) lorsqu’elles se succèdent dans le temps. La combinaison des deux catégories citées peut donc donner des « vraies tours » et des « vrais ponts », moments de joies intenses de la vie, mais aussi bien sûr des « tours ruinées » et autres « ponts écroulés », quand les choses ne vont pas comme on aimerait. A partir de là, des correspondances formelles deviennent possibles entre construction littéraire et élaboration musicale, selon des lois formelles qu’il suffit d’appliquer…
Présumons ainsi qu’un CD est une tour, un empilement simultanées de morceaux (qui s’écoutent cependant de façon successive), mais qu’un concert est une « tour-pont » puisqu’à l’empilement s’ajoute la succession immédiate. On peut présumer aussi qu’aux quatre CD actuels, qui vont de « Tower, vol 1 » au « Tower, vol 4 » (1) ne devrait pas s’ajouter de « Tower-Bridge », ce dernier étant réservé au concert. A partir de trois formations différentes, constituées au gré des humeurs, des voyages et des possibilités musicales, Marc Ducret a conçu une mise en regard des thèmes écrits et arrangés pour l’ensemble des trois formations (et lui-même), sans que cela constitue pour autant un « grand orchestre » unifié. D’où une circulation de la musique tout à fait fascinante, qui comprend et assume les effets de « déjà entendu », lesquels ne manquent pas de se produire en effet.
Voilà pour (une partie) de la thématique « musique et littérature ». On ajoutera le commentaire suivant : la musique de Marc Ducret est de celles qui parlent, mais ne racontent pas, ce que d’autres théoriciens de l’art ont défendu en ces deux derniers siècles sous le commandement de ne pas utiliser de « moyens dégradants d’émouvoir » (Schoenberg, cité par Ludovic Florin). On a connu ça dans le roman, dans la musique, dans la peinture, un peu partout dans le refus de la « figuration » (quand dans le même temps on valorisait le visage, par ailleurs…), on en est revenu mais on y tient quand même : n’allez pas caresser dans le sens du poil, qui est celui par où l’on tombe. Et là, revient bien sûr Softly her tower crumbled in the sweet silent sun…
Tournons-nous maintenant vers la musique qui découle « logiquement » et « formellement » des bases qui ont servi à son élaboration. C’est la musique de Marc Ducret étendue, prolongée, éclatée jusqu’aux dimensions de trois orchestres jouant ensemble. C’est donc une musique dont on connaît les qualités d’écriture instantanée (quand il joue de la guitare), mais qui révèle ici pleinement sa plénitude et son originalité, même si, sans vouloir jouer au jeu des influences, on pourrait lui trouver des antécédents, et même illustres ! Mais nous sommes dans ce temps où, paradoxalement, c’est le troisième courant (Gunther Schuller, John Lewis) qui domine après qu’on en ait annoncé l’effacement. Rock, pop music, domaine contemporain, jazz, sont donc convoqués dans le désordre pour le pire souvent (world music), ici pour le meilleur. C’est fascinant, jubilatoire, cela procède de la miniature et va jusqu’à l’ébouissement, cela glisse de la musique de chambre pour s’élever jusqu’au concerto grosso, et les moments d’éclatement avec trois trombones et percussions sont (de façon un peu répétitive quand même) autant de vraies tours et de vrais ponts, marqués par la joie qui s’en dégage.
Ont participé à ce magnifique concert : Dominique Pifarély (vl), Kasper Tranberg (tp), Fidel Fourneyron, Matthias Mahler, Alexis Persigan (tb), Tim Berne (as), Fred Gastard (sax basse), Marc Ducret (g), Antonin Rayon (p), Peter Bruun, Tom Rainey (dm), Sylvain Lemetre (perc). Dates à suivre : ce soir à Reims, le 18 à Marcq en Baroeul, le 20 à Limoges, le 21 à Nantes. Ne ratez pas ça, ou l’histoire vous rattrappera.
Du concert de 18.00, en l’auditorium des Musées de la ville de Strasbourg (Jean-Paul Celea, contrebasse, Wolfgang Reisinger, batterie, Emile Parisien, saxophone soprano), on retiendra, au delà de l’idée que, décidément, Beauty Is A Rare Thing (on dirait du Nabokov, c’est du Ornette Coleman), ce sentiment que le temps de l’auteur de Lonely Woman est venu, qu’il s’impose sans la moindre réticence (ce ne fut pas toujours le cas) et que, pour la petite histoire, John Coltrane est venu par trois fois se glisser dans le concert. Une première fois quand Emile Parisien a longuement et passionnément introduit un morceau, faisant voler en éclat la dimension de miniature des pièces d’Ornette, et rameutant une ossature rythmique ternaire qui en appelait à Elvin Jones ! Une seconde fois quand, à deux reprises dans son solo sur Lonely Woman Jean-Paul Celea a cité A Love Supreme. Et une dernière fois puisque le dernier morceau du concert avant le rappel est de Coltrane (sans titre).
(1) « Tower, Vol 1, 2 & 4 » sont disponibles d’ores et déjà sur www.ayler.com, le vol 3 est à paraître, enregistrement prévu à Pôle Sud précisément.
Philippe Méziat
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Il existe plusieurs entrées possibles au « Tower-Bridge » de Marc Ducret : on en soulignera quelques unes, après Ludovic Florin qui a largement traité le sujet dans son compte-rendu du concert de Nevers (voir sur ce même blog). D’abord le lien entre littérature et musique : ici marqué par la référence à Nabokov, plus précisément à « Ada ou l’Ardeur » (1969), dont le guitariste cite des extraits dans la note d’intention qu’il fait distribuer avant chaque concert. S’y dévoile un univers de rêves et d’élaborations enfantines, où les événements du monde sont rangés selon des catégories à la fois logiques et fantaisistes, en « choses » (things), dont certaines sont dites « vraies » quand elles sont rares et inestimables (real things), les autres se rangeant selon des catégories qui vont en se dégradant jusqu’aux fantômes ou brouillards – la mort constituant le dernier degré dans cette chute. Ces choses peuvent ensuite s’agréger selon deux principes, celui de la « tour » (tower), où elles sont empilées simultanément, et celui du « bridge » (pont) lorsqu’elles se succèdent dans le temps. La combinaison des deux catégories citées peut donc donner des « vraies tours » et des « vrais ponts », moments de joies intenses de la vie, mais aussi bien sûr des « tours ruinées » et autres « ponts écroulés », quand les choses ne vont pas comme on aimerait. A partir de là, des correspondances formelles deviennent possibles entre construction littéraire et élaboration musicale, selon des lois formelles qu’il suffit d’appliquer…
Présumons ainsi qu’un CD est une tour, un empilement simultanées de morceaux (qui s’écoutent cependant de façon successive), mais qu’un concert est une « tour-pont » puisqu’à l’empilement s’ajoute la succession immédiate. On peut présumer aussi qu’aux quatre CD actuels, qui vont de « Tower, vol 1 » au « Tower, vol 4 » (1) ne devrait pas s’ajouter de « Tower-Bridge », ce dernier étant réservé au concert. A partir de trois formations différentes, constituées au gré des humeurs, des voyages et des possibilités musicales, Marc Ducret a conçu une mise en regard des thèmes écrits et arrangés pour l’ensemble des trois formations (et lui-même), sans que cela constitue pour autant un « grand orchestre » unifié. D’où une circulation de la musique tout à fait fascinante, qui comprend et assume les effets de « déjà entendu », lesquels ne manquent pas de se produire en effet.
Voilà pour (une partie) de la thématique « musique et littérature ». On ajoutera le commentaire suivant : la musique de Marc Ducret est de celles qui parlent, mais ne racontent pas, ce que d’autres théoriciens de l’art ont défendu en ces deux derniers siècles sous le commandement de ne pas utiliser de « moyens dégradants d’émouvoir » (Schoenberg, cité par Ludovic Florin). On a connu ça dans le roman, dans la musique, dans la peinture, un peu partout dans le refus de la « figuration » (quand dans le même temps on valorisait le visage, par ailleurs…), on en est revenu mais on y tient quand même : n’allez pas caresser dans le sens du poil, qui est celui par où l’on tombe. Et là, revient bien sûr Softly her tower crumbled in the sweet silent sun…
Tournons-nous maintenant vers la musique qui découle « logiquement » et « formellement » des bases qui ont servi à son élaboration. C’est la musique de Marc Ducret étendue, prolongée, éclatée jusqu’aux dimensions de trois orchestres jouant ensemble. C’est donc une musique dont on connaît les qualités d’écriture instantanée (quand il joue de la guitare), mais qui révèle ici pleinement sa plénitude et son originalité, même si, sans vouloir jouer au jeu des influences, on pourrait lui trouver des antécédents, et même illustres ! Mais nous sommes dans ce temps où, paradoxalement, c’est le troisième courant (Gunther Schuller, John Lewis) qui domine après qu’on en ait annoncé l’effacement. Rock, pop music, domaine contemporain, jazz, sont donc convoqués dans le désordre pour le pire souvent (world music), ici pour le meilleur. C’est fascinant, jubilatoire, cela procède de la miniature et va jusqu’à l’ébouissement, cela glisse de la musique de chambre pour s’élever jusqu’au concerto grosso, et les moments d’éclatement avec trois trombones et percussions sont (de façon un peu répétitive quand même) autant de vraies tours et de vrais ponts, marqués par la joie qui s’en dégage.
Ont participé à ce magnifique concert : Dominique Pifarély (vl), Kasper Tranberg (tp), Fidel Fourneyron, Matthias Mahler, Alexis Persigan (tb), Tim Berne (as), Fred Gastard (sax basse), Marc Ducret (g), Antonin Rayon (p), Peter Bruun, Tom Rainey (dm), Sylvain Lemetre (perc). Dates à suivre : ce soir à Reims, le 18 à Marcq en Baroeul, le 20 à Limoges, le 21 à Nantes. Ne ratez pas ça, ou l’histoire vous rattrappera.
Du concert de 18.00, en l’auditorium des Musées de la ville de Strasbourg (Jean-Paul Celea, contrebasse, Wolfgang Reisinger, batterie, Emile Parisien, saxophone soprano), on retiendra, au delà de l’idée que, décidément, Beauty Is A Rare Thing (on dirait du Nabokov, c’est du Ornette Coleman), ce sentiment que le temps de l’auteur de Lonely Woman est venu, qu’il s’impose sans la moindre réticence (ce ne fut pas toujours le cas) et que, pour la petite histoire, John Coltrane est venu par trois fois se glisser dans le concert. Une première fois quand Emile Parisien a longuement et passionnément introduit un morceau, faisant voler en éclat la dimension de miniature des pièces d’Ornette, et rameutant une ossature rythmique ternaire qui en appelait à Elvin Jones ! Une seconde fois quand, à deux reprises dans son solo sur Lonely Woman Jean-Paul Celea a cité A Love Supreme. Et une dernière fois puisque le dernier morceau du concert avant le rappel est de Coltrane (sans titre).
(1) « Tower, Vol 1, 2 & 4 » sont disponibles d’ores et déjà sur www.ayler.com, le vol 3 est à paraître, enregistrement prévu à Pôle Sud précisément.
Philippe Méziat