Jef Sicard pour toujours
Les obsèques du saxophoniste Jef Sicard décédé le 12 novembre seront célébrés ce vendredi 19 novembre à 16h au crématorium du Père Lachaise. « Until Forever » son dernier album récemment enregistré est en quête de production et de distribution.
Il était saxophoniste alto comme Charlie Parker sur les thèmes duquel il aimait s’échauffer, mais jouait aussi du soprano ainsi que de la clarinette basse, comme Eric Dolphy auquel il dédie Dolphylaxie sur son dernier disque ; plus toutes sortes de flûtes, tous les idiophones qui lui tombaient sous la main et des conques particulièrement mises en valeur sur son album de 2004 « Tropismes ». Son local de musique, La Manu près de la place du Colonel Fabien, était habité d’une foule d’objets, du gong tibétain à la tringle à rideau. Tout ce qui était susceptible de produire un son était pour lui un objet de convoitise ainsi que tous les instruments exotiques qui auraient pu lui ouvrir les portes des tropiques, de l’Asie du Sud aux Antilles en passant par l’Inde, le Moyen-Orient et le Maghreb ; de l’Australie des Aborigènes au Brésil en passant par Madagascar. Je l’ai vu parfois se désespérer de son jeu au moment de monter sur scène et s’y produire comme habité d’une colère noire, peut-être parce que ces tropiques imaginaires se dérobaient à lui. Était-ce pour les rejoindre et fuir enfin les pesanteurs du monde réel que la veille de son décès il a réussi à s’extraire de son lit en arrachant ses perfusions, comme nous le raconte Claude, son épouse ? « Tu le connais, c’était un rebelle. Il se sera rebellé jusqu’au bout. » Réinstallé dans son lit, il a entendu dans une demie conscience son ami Dominique Maurin, frère de Patrick Dewaere, lui jouer d’un magnifique ney qu’il lui apportait ; puis il est mort dans son sommeil, enfin au repos.
Il était né à Riom en 1944 et avait étudié le saxophone et la clarinette au Conservatoire de Nice. Son nom apparut dans les programmes de concerts et chroniques de disques des revues spécialisées avec « Crowded with Loneliness » du Fullmoon Ensemble enregistré dès 1970 chez CBS (!) et « Mr. Robinson » du Dharma Quintet – au sein duquel il enregistra également « End Starting » (1971) et « Archipel » (1973) – , puis « Terremoto » du Machi Oul Septet et « Quetzalcoatl » du Machi Oul Big Band. Âge d’or d’un jazz français s’émancipant du bebop et mêlant les influences du free et de Miles Davis dans une relative candeur. C’est au sein de ces formations que l’on commença à le visualiser : chevelure et barbe carolingiennes – l’époque voulait ça –, mais au milieu de cette pilosité pré-moyenageuse qui disparut au cours de la décennie suivante, un regard d’une grande douceur et d’une ardente mélancolie.
Cette famille musicale s’effaçant en partie du paysage dans les années 1980 qui voit émerger une nouvelle génération, Jef disparaît lui-même des discographies de jazz jusqu’en 1989 où il fait un retour remarqué au sein du quartette du guitariste Pascal Brechet (« Song for Sissy »). C’est dans les années 1990 qu’il se fait un nom de leader publiant « Le Fil d’Ariane » (1993) et, porté par une même rythmique (François Méchali, ancien compagnon du Machi Oul et François Laizeau) « le Rêve de Claude » (1999, avec son neveu Joël Sicard au piano), « Ohlik » (2001, avec Nicolas Genest à la trompette), « Tropismes » (2003, avec en plus Sébastien Llado au trombone). Ces derniers temps, il est revenu en studio pour enregistrer un album au titre qui sonne comme un adieu « Until Forever ». Il y joue principalement du soprano ainsi qu’une très belle flûte traditionnelle dans le registre grave, avec le pianiste Stefanus Vivens et le batteur Julien Francomano, formule atypique où Jef trouve l’espace nécessaire à l’envol de son imagination partagée entre goût de l’anguleux et pour la limpidité mélodique, l’abstraction formelle et la sacralité populaire des grooves. Un disque qu’il reste à produire. Franck Bergerot (photo © Jean-Michel Jarillot)
PS: ces quelques mots jetés à la volée tard dans la nuit n’ont rien d’autorisés et sont nourris de souvenirs personnels. Ceux du jeune lecteur de Jazz Magazine dans les années 1970 découvrant dans les colonnes des programmes de concerts une scène française à portée de main, le Dharma, le Matchi Oul, le Cohelmec, l’X’tet d’Annecy, le Workshop de Lyon… Et aussi ceux que j’ai en partage avec une bande de musiciens du dimanche échappés de la fanfare d’Eddy Louiss, aux niveaux très disparates, du semi-professionnel au bras cassé que j’étais, qui louait dans les années 1990 toutes les semaines La Manu pour répéter. La première fois, nous ayant ouvert le lieu, Jef était resté jouer avec nous, puis il est revenu chaque semaine où il était libre, participant aux rares gigs que nous décrochions avec la même énergie, avec le même mélange d’enthousiasme et de colère noire que si ça avait été son groupe. Au début, nous étions un peu embarrassés, n’osant pas dévoiler nos faiblesses, puis peu à peu nous nous sommes habitués à sa présence, jusqu’à en concevoir fierté. Est-ce son goût de la transmission et de la pédagogie qu’il pratiquait à l’époque au CNMD d’Angoulême? Peut-être, mais il se comportait comme l’un des nôtres, en toute discrétion. Je crois qu’il aimait notre convivialité bien arrosée, ce côté fanfaron et atelier populaire, nos allures de pieds nickelés bricolant comme l’on pouvait originaux et nos arrangements de morceaux empruntés à d’autres dont nous nous emparions comme par extorsion. Je crois surtout qu’il aimait chorusser sur Célestin d’Al Livrat, High Life d’Eddy Louiss, Yeka Yeka des African Jazz Pioneers et Colomentality de Fela sur lesquels, lorsque nous avions enfin un public, il pouvait s’étourdir jusqu’à tomber de scène.