John Zorn: Bagatelles Marathon à Jazz à Vienne
29 musiciens, 14 groupes, près de 5 heures de musique pour une grosse quarantaine de morceaux : le Bagatelles Marathon a enflammé l’amphithéâtre de Jazz à Vienne, preuve que l’exigence musicale peut toucher le public le plus large.
« ALORS ? » s’enquiert par messagerie instantanée mon estimé collègue David Cristol, l’usage des lettres capitales trahissant l’impatience mal contenue du zornomaniaque en quête d’informations fraîches. Et on le comprend : il est vrai qu’il m’a bien fallu quatre jours pour me remettre de cette escapade viennoise et écrire ce compte-rendu du premier Bagatelles Marathon de l’été en France (la date initialement prévue à la Salle Pleyel le lendemain, d’abord annulée, a été transférée in extremis dans un New Morning qu’on imagine chauffé à blanc, avant une dernière occasion hexagonale à Marseille Jazz des Cinq continents le 26 juillet, et une opportunité frontalière à San Sebastian les 27 et 28).
Je me suis déjà étendu sur les Bagatelles en général dans le Jazz Magazine de juin, et sur le marathon en particulier sur ce blog, à l’occasion de sa première française à la Philharmonie de Paris en 2017. Le personnel, le programme et le déroulement de la version 2019 sont à peu près rigoureusement les mêmes, avec tout de même l’ajout de deux formations, et non des moindres, portant leur nombre total à quatorze. Dans ce qui fut peut-être le set le plus jazz de la soirée, le trio du pianiste Brian Marsala a démontré sa haute maîtrise du répertoire zornien, dans une prestation toute en folie contrôlée où l’interplay entre les musiciens tenait le premier rôle. Mais la vraie claque de cette soirée demeure le solo du trompettiste Peter Evans : dans un format sans filet a priori totalement casse-gueule, ce virtuose hors-norme « rend possible l’impossible », pour reprendre les mots de la présentation de Zorn, repoussant jusqu’à l’extrême limite les possibilités techniques de l’instrument dans un déferlement sonique proprement hallucinatoire. Là où l’ami David lui reprochait dans un compte-rendu un manque d’émotion, il me semble au contraire – comme souvent chez les interprètes zorniens – que c’est justement dans l’investissement physique total requis par la performance que réside la force de la proposition, comme un don de soi inconditionnel à la musique et au public.Pour le reste, si toutes les prestations furent de très haute volée, peu se démarquèrent sensiblement de ce qu’on avait déjà pu entendre il y a deux ans. Une exception toutefois avec le quartette de Kris Davis : là où, à la Philharmonie, le rouleau compresseur de la batterie de Tyshawn Sorey avait nui quelque peu à l’intelligibilité de l’ensemble, son remplacement par Kenny Wollesen laisse la place à une musique beaucoup plus équilibrée, permettant de savourer au mieux les explorations harmoniques lunaires de la pianiste canadienne.
Ce qu’on retiendra finalement de cette soirée, c’est son contexte : jouer une telle musique pendant près de cinq heures sur la scène d’un grand festival d’été, en plein air devant des milliers de spectateurs, c’est donc possible ? On aurait pu craindre que le langage atonal des Bagatelles pût rebuter un public qui n’était pas exclusivement constitué, loin s’en faut, de zorniens patentés. Il n’en fut rien, et à aucun moment l’enthousiasme exprimé à l’applaudimètre ne sembla faiblir. Est-ce la variété du programme proposé, suite de prestations brèves et contrastantes ne laissant jamais le temps de s’ennuyer, le tout accompagné de changements de plateau d’une fascinante fluidité ? Est-ce l’engagement total de tous les musiciens impliqués, leur enthousiasme et leur énergie palpables même pour le néophyte ? Ou bien est-ce qu’on sous-estime tout simplement la capacité du « grand public » à recevoir une musique originale et non formatée ? Un peu de tout cela, sans doute. Bravo en tout cas à Jazz à Vienne d’ouvrir ainsi sa grande scène à l’avant-garde new-yorkaise : puisse cette initiative être suivie de nombreuses autres !
Pascal Rozat