Journal Intime, Voodoo : questions de patrimoine et de désir
Hier, 13 décembre 2016, à la Dynamo de Banlieues blues, le trio à vents Journal Intime revisitait les standards et le guitariste Voodoo du guitariste Philippe Gordiani rêvait les rendez-vous ratés de Jimi Hendrix et Miles Davis. Où le chroniqueur reconnaît dans son miroir la tête de Raymond Barre.
Journal Intime : Sylvain Bardiau (trompette), Matthias Mahler (trombone), Frédéric Gastard (sax basse).
Après avoir célébré Jimi Hendrix et joué la musique de Marc Ducret, revoici Journal Intime sur son nouveau programme : les standards. Pour avoir aimé leurs travaux précédents et particulièrement, sur leur premier album, leur version de l’improbable Braggin’ in Brass inspiré à Duke Ellington par Tiger Rag en 1938, je me trouvais hier dans un certain appétit. Et je ne suis pas déçu : le son d’abord, un vrai son de groupe porté par des sonorités individuelles splendides ; l’intelligence formelle et le sens du développement ensuite ; la qualité du geste et de la réalisation enfin, qui nous ramène au son. Avec une relation inversée à cette règle du jazz-jazz qui veut que l’on parte du thème pour s’en affranchir. C’est l’inverse qui nous est proposé (en tout cas si l’on se place du point de vue chronologique de l’exécution), manière de susciter le désir, comme le font admirablement, chacun à sa manière, Keith Jarrett et Lee Konitz dans leurs fameuses introductions. À ceci près qu’ici, s’il y a parfois matière à faire monter le désir, j’avoue n’avoir le plus souvent compris vers quoi nous allions que très tardivement dans le déroulement du morceau qui semble mettre en œuvre un gros travail, si c’est bien de cela qu’il s’agit, d’exégèse, d’érudition sur l’histoire du standard choisi (versions historiques, arrangements, relevés de solos…), à moins qu’il s’agisse d’une pure spéculation analytique du seul matériau musical donnant lieu à décorticage et recomposition d’une histoire nouvelle dont l’ancien standard deviendrait l’aboutissement. Où en matière d’attente et de désir, l’auditeur n’est plus sensé connaître le thème pour en saisir les lambeaux, les fragments, dans une introduction jouant sur la dissimulation, mais se trouve supposé connaître déjà chacun des ossements du squelette dont la reconstitution constitue la nouvelle règle du jeu.
Un jeu s’adressant donc à l’amateur très averti, aujourd’hui assez rare (je ne suis pas sûr moi-même d’en faire partie, le simple connaisseur des mélodies de l’American Songbook ne courant plus les rues. Alors à qui s’adresse-t-on ? Et le musicien devrait-il s’adresser à quelqu’un d’autre qu’à lui-même, à ses défis, à ses paris ? Et s’il s’adresse à un public, vise-t-il le seul spectacle de l’énergie dépensée par les musiciens, ce qui dans le cas de Journal Intime est déjà un fort beau spectacle en soi. Mais peut-être aussi le plaisir musical doit-il s’imposer au public par delà toute connaissance préalable.
Si je me pose ces questions que je ne me serais peut-être pas posé en d’autres temps (le présent étant un temps où l’on ne trouve plus guère que des têtes blanches ou chauves pour daigner s’asseoir dans une salle pour écouter une musique et où même sur la chaîne culturelle de notre radio nationale, les quelques “spécialistes” de la musique semble avoir de sérieux problèmes d’attention au fait musical pour lui-même pour peu qu’il ne soit pas hyper-codifié, associé à un texte chanté ou à un dimension festive), je remarquais dans la salle un groupe de scolaires pour qui ces standards ne sont pas des chansons américaines (le propre de la chanson étant d’être chantable, donc connue).
Posons la question autrement. N’aurait-il pas fallu soigner la présentation de ces standards ? En annoncer les titres plus clairement, sinon avec la bonne prononciation, du moins avec la french touch qui nous est plus naturelle, mais en prenant le soin de bien les articuler et de les traduire face au micro. Voire dire deux mots de leurs genèses, voire encore commenter, même succintement, la métamorphose que nos trois musiciens leur ont fait subir. N’étant ni le plus savant dans ces domaines, ni le plus ignorant dans l’assistance hier réunie, j’aurais moi-même apprécié quelques commentaires. Suggestions qu’il vaut mieux faire maintenant que le trio est en résidence pour la saison à la Dynamo. Et voilà que l’on va m’accuser de vouloir transformer l’artiste en animateur socio-culturel, ce qui n’est pas précisément sa vocation… À quoi j’ajouterai quelques réserves quant au danger d’un certain systématisme, notamment dans la découpe un peu trop limpide des chorus… mais là, on va m’accuser de me contredire.
Voodoo : Antoine Berjeaut (trompette, bugle, effets), Philippe Gordiani (guitare électrique, effets), Alice Perret (Fender-Rhode, clavier électronique, effets), Joachim Florent (basse électrique), Emmanuel Scarpa (batterie).
C’est Philippe Gordiani – beaucoup entendu auprès de Sylvain Rifflet ces derniers mois – qui a eu l’idée de ce rêve musical autour des rendez-vous ratés de Miles Davis et Jimi Hendrix. A quoi pouvait-on s’attendre ? À beaucoup de clichés qui sont ici évités. Le répertoire emprunte à des recoins parmi les moins attendus de l’œuvre de Miles des années 70 qui sont retraités, mêlés à des emprunts guère plus lisibles au Jimi Hendrix notamment du Band of Gypsys. Ce qui n’a pas suffi à résoudre le problème posé par la nostalgie, donc là encore, mais d’une autre manière, du désir et de l’attente, alors même que l’objet de Gordiani n’était pas la reproduction, mais une certaine rêverie “autour de”.
Avant d’aller plus loin (car j’ai pris le parti dans les pages de ce blog de ne rien taire de mes sorties musicales), je préfère renvoyer au compte rendu du concert du même groupe à Nevers par Xavier Prévost, plus positif peut-être parce qu’entendu d’une autre oreille, la mienne étant marquée par mon histoire personnelle : non seulement, ma génération a découvert les disques de Miles des années 1970 (hélas, en ce qui me concerne, sans en entendre l’équivalent scènique autrement que tardivement en vidéo) dans l’ordre chronologique, au rythme de leur parution (et il en allait de même de la musique de Jimi Hendrix… dont je n’ai pas la même connaissance), mais à partir des années 1994-1995, en préalable à la rédaction de mon ouvrage Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne (Le Seuil, 1996), j’ai été amené à écouter assidument l’œuvre du trompettiste, qui est devenue une seconde maison où je n’aime probablement pas trop que l’on vienne en changer le mobilier.
Or, dès lors qu’elle est énoncée et bien qu’elle ne relève pas du clonage, l’intention même de Philippe Gordiani vient s’interposer entre moi et sa musique comme un nuage de moucherons un soir d’août au bord de l’eau. Aurait-il suffi de me dissimuler cette intention ? Une fois dévoilée, j’attends le son de cymbale et la profondeur d’Al Foster, l’épure de Miles et le sens du drame, la griffe de McLaughlin ou la sensualité affolante d’Hendrix, la pesanteur légère (excusez l’oxymore, mais c’est ainsi que je l’entends) de Michael Henderson… Du silence et de la luxuriance, de la puissance et du frémissement. Une attente qui n’est pas satisfaite. Au point que j’en viens à espérer un geste de renoncement de l’orchestre pour qu’il revienne à l’écoute de ces nappes d’orgue autrefois jouées par Miles sur son clavier Yamaha (autrefois, et encore aujourd’hui, si décriées et, en un sens, si dérisoires) et dont Alice Perret a su retrouver l’esprit. Pour repartir de là, avec autour, au préalable, beaucoup de silence. Et finalement, le seul moment où le voile s’est déchiré à mon oreille, c’est ce solo de Rhodes qu’elle a joué, comme dans le sillage de cette formidable intro de Keith Jarrett à Konda (“Directions” mais on en préférera l’intégralité sur “The Cellar Door Sessions”… L’avait-elle en tête ? Je ne saurais l’affirmer). Je vous entends ricaner ! Comparer Alice Perret à Keith Jarrett ! Probablement en rira-t-elle, elle-même. C’était pourtant, à mon oreille, le geste qui m’a paru le plus juste au cours de ce concert. Mais les musiciens de Voodoo, qui pourraient être mes enfants, ne l’entendent peut-être pas de cette oreille-là. Et le lendemain, en me rasant, j’ai cru reconnaître, m’observant dans le miroir qui me faisait face, le visage pontifiant de Raymond Barre, métamorphose dont Blueraie me menace chaque fois que j’ouvre la bouche pour parler de Miles Davis à l’heure du petit déjeuner. • Franck Bergerot|Hier, 13 décembre 2016, à la Dynamo de Banlieues blues, le trio à vents Journal Intime revisitait les standards et le guitariste Voodoo du guitariste Philippe Gordiani rêvait les rendez-vous ratés de Jimi Hendrix et Miles Davis. Où le chroniqueur reconnaît dans son miroir la tête de Raymond Barre.
Journal Intime : Sylvain Bardiau (trompette), Matthias Mahler (trombone), Frédéric Gastard (sax basse).
Après avoir célébré Jimi Hendrix et joué la musique de Marc Ducret, revoici Journal Intime sur son nouveau programme : les standards. Pour avoir aimé leurs travaux précédents et particulièrement, sur leur premier album, leur version de l’improbable Braggin’ in Brass inspiré à Duke Ellington par Tiger Rag en 1938, je me trouvais hier dans un certain appétit. Et je ne suis pas déçu : le son d’abord, un vrai son de groupe porté par des sonorités individuelles splendides ; l’intelligence formelle et le sens du développement ensuite ; la qualité du geste et de la réalisation enfin, qui nous ramène au son. Avec une relation inversée à cette règle du jazz-jazz qui veut que l’on parte du thème pour s’en affranchir. C’est l’inverse qui nous est proposé (en tout cas si l’on se place du point de vue chronologique de l’exécution), manière de susciter le désir, comme le font admirablement, chacun à sa manière, Keith Jarrett et Lee Konitz dans leurs fameuses introductions. À ceci près qu’ici, s’il y a parfois matière à faire monter le désir, j’avoue n’avoir le plus souvent compris vers quoi nous allions que très tardivement dans le déroulement du morceau qui semble mettre en œuvre un gros travail, si c’est bien de cela qu’il s’agit, d’exégèse, d’érudition sur l’histoire du standard choisi (versions historiques, arrangements, relevés de solos…), à moins qu’il s’agisse d’une pure spéculation analytique du seul matériau musical donnant lieu à décorticage et recomposition d’une histoire nouvelle dont l’ancien standard deviendrait l’aboutissement. Où en matière d’attente et de désir, l’auditeur n’est plus sensé connaître le thème pour en saisir les lambeaux, les fragments, dans une introduction jouant sur la dissimulation, mais se trouve supposé connaître déjà chacun des ossements du squelette dont la reconstitution constitue la nouvelle règle du jeu.
Un jeu s’adressant donc à l’amateur très averti, aujourd’hui assez rare (je ne suis pas sûr moi-même d’en faire partie, le simple connaisseur des mélodies de l’American Songbook ne courant plus les rues. Alors à qui s’adresse-t-on ? Et le musicien devrait-il s’adresser à quelqu’un d’autre qu’à lui-même, à ses défis, à ses paris ? Et s’il s’adresse à un public, vise-t-il le seul spectacle de l’énergie dépensée par les musiciens, ce qui dans le cas de Journal Intime est déjà un fort beau spectacle en soi. Mais peut-être aussi le plaisir musical doit-il s’imposer au public par delà toute connaissance préalable.
Si je me pose ces questions que je ne me serais peut-être pas posé en d’autres temps (le présent étant un temps où l’on ne trouve plus guère que des têtes blanches ou chauves pour daigner s’asseoir dans une salle pour écouter une musique et où même sur la chaîne culturelle de notre radio nationale, les quelques “spécialistes” de la musique semble avoir de sérieux problèmes d’attention au fait musical pour lui-même pour peu qu’il ne soit pas hyper-codifié, associé à un texte chanté ou à un dimension festive), je remarquais dans la salle un groupe de scolaires pour qui ces standards ne sont pas des chansons américaines (le propre de la chanson étant d’être chantable, donc connue).
Posons la question autrement. N’aurait-il pas fallu soigner la présentation de ces standards ? En annoncer les titres plus clairement, sinon avec la bonne prononciation, du moins avec la french touch qui nous est plus naturelle, mais en prenant le soin de bien les articuler et de les traduire face au micro. Voire dire deux mots de leurs genèses, voire encore commenter, même succintement, la métamorphose que nos trois musiciens leur ont fait subir. N’étant ni le plus savant dans ces domaines, ni le plus ignorant dans l’assistance hier réunie, j’aurais moi-même apprécié quelques commentaires. Suggestions qu’il vaut mieux faire maintenant que le trio est en résidence pour la saison à la Dynamo. Et voilà que l’on va m’accuser de vouloir transformer l’artiste en animateur socio-culturel, ce qui n’est pas précisément sa vocation… À quoi j’ajouterai quelques réserves quant au danger d’un certain systématisme, notamment dans la découpe un peu trop limpide des chorus… mais là, on va m’accuser de me contredire.
Voodoo : Antoine Berjeaut (trompette, bugle, effets), Philippe Gordiani (guitare électrique, effets), Alice Perret (Fender-Rhode, clavier électronique, effets), Joachim Florent (basse électrique), Emmanuel Scarpa (batterie).
C’est Philippe Gordiani – beaucoup entendu auprès de Sylvain Rifflet ces derniers mois – qui a eu l’idée de ce rêve musical autour des rendez-vous ratés de Miles Davis et Jimi Hendrix. A quoi pouvait-on s’attendre ? À beaucoup de clichés qui sont ici évités. Le répertoire emprunte à des recoins parmi les moins attendus de l’œuvre de Miles des années 70 qui sont retraités, mêlés à des emprunts guère plus lisibles au Jimi Hendrix notamment du Band of Gypsys. Ce qui n’a pas suffi à résoudre le problème posé par la nostalgie, donc là encore, mais d’une autre manière, du désir et de l’attente, alors même que l’objet de Gordiani n’était pas la reproduction, mais une certaine rêverie “autour de”.
Avant d’aller plus loin (car j’ai pris le parti dans les pages de ce blog de ne rien taire de mes sorties musicales), je préfère renvoyer au compte rendu du concert du même groupe à Nevers par Xavier Prévost, plus positif peut-être parce qu’entendu d’une autre oreille, la mienne étant marquée par mon histoire personnelle : non seulement, ma génération a découvert les disques de Miles des années 1970 (hélas, en ce qui me concerne, sans en entendre l’équivalent scènique autrement que tardivement en vidéo) dans l’ordre chronologique, au rythme de leur parution (et il en allait de même de la musique de Jimi Hendrix… dont je n’ai pas la même connaissance), mais à partir des années 1994-1995, en préalable à la rédaction de mon ouvrage Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne (Le Seuil, 1996), j’ai été amené à écouter assidument l’œuvre du trompettiste, qui est devenue une seconde maison où je n’aime probablement pas trop que l’on vienne en changer le mobilier.
Or, dès lors qu’elle est énoncée et bien qu’elle ne relève pas du clonage, l’intention même de Philippe Gordiani vient s’interposer entre moi et sa musique comme un nuage de moucherons un soir d’août au bord de l’eau. Aurait-il suffi de me dissimuler cette intention ? Une fois dévoilée, j’attends le son de cymbale et la profondeur d’Al Foster, l’épure de Miles et le sens du drame, la griffe de McLaughlin ou la sensualité affolante d’Hendrix, la pesanteur légère (excusez l’oxymore, mais c’est ainsi que je l’entends) de Michael Henderson… Du silence et de la luxuriance, de la puissance et du frémissement. Une attente qui n’est pas satisfaite. Au point que j’en viens à espérer un geste de renoncement de l’orchestre pour qu’il revienne à l’écoute de ces nappes d’orgue autrefois jouées par Miles sur son clavier Yamaha (autrefois, et encore aujourd’hui, si décriées et, en un sens, si dérisoires) et dont Alice Perret a su retrouver l’esprit. Pour repartir de là, avec autour, au préalable, beaucoup de silence. Et finalement, le seul moment où le voile s’est déchiré à mon oreille, c’est ce solo de Rhodes qu’elle a joué, comme dans le sillage de cette formidable intro de Keith Jarrett à Konda (“Directions” mais on en préférera l’intégralité sur “The Cellar Door Sessions”… L’avait-elle en tête ? Je ne saurais l’affirmer). Je vous entends ricaner ! Comparer Alice Perret à Keith Jarrett ! Probablement en rira-t-elle, elle-même. C’était pourtant, à mon oreille, le geste qui m’a paru le plus juste au cours de ce concert. Mais les musiciens de Voodoo, qui pourraient être mes enfants, ne l’entendent peut-être pas de cette oreille-là. Et le lendemain, en me rasant, j’ai cru reconnaître, m’observant dans le miroir qui me faisait face, le visage pontifiant de Raymond Barre, métamorphose dont Blueraie me menace chaque fois que j’ouvre la bouche pour parler de Miles Davis à l’heure du petit déjeuner. • Franck Bergerot|Hier, 13 décembre 2016, à la Dynamo de Banlieues blues, le trio à vents Journal Intime revisitait les standards et le guitariste Voodoo du guitariste Philippe Gordiani rêvait les rendez-vous ratés de Jimi Hendrix et Miles Davis. Où le chroniqueur reconnaît dans son miroir la tête de Raymond Barre.
Journal Intime : Sylvain Bardiau (trompette), Matthias Mahler (trombone), Frédéric Gastard (sax basse).
Après avoir célébré Jimi Hendrix et joué la musique de Marc Ducret, revoici Journal Intime sur son nouveau programme : les standards. Pour avoir aimé leurs travaux précédents et particulièrement, sur leur premier album, leur version de l’improbable Braggin’ in Brass inspiré à Duke Ellington par Tiger Rag en 1938, je me trouvais hier dans un certain appétit. Et je ne suis pas déçu : le son d’abord, un vrai son de groupe porté par des sonorités individuelles splendides ; l’intelligence formelle et le sens du développement ensuite ; la qualité du geste et de la réalisation enfin, qui nous ramène au son. Avec une relation inversée à cette règle du jazz-jazz qui veut que l’on parte du thème pour s’en affranchir. C’est l’inverse qui nous est proposé (en tout cas si l’on se place du point de vue chronologique de l’exécution), manière de susciter le désir, comme le font admirablement, chacun à sa manière, Keith Jarrett et Lee Konitz dans leurs fameuses introductions. À ceci près qu’ici, s’il y a parfois matière à faire monter le désir, j’avoue n’avoir le plus souvent compris vers quoi nous allions que très tardivement dans le déroulement du morceau qui semble mettre en œuvre un gros travail, si c’est bien de cela qu’il s’agit, d’exégèse, d’érudition sur l’histoire du standard choisi (versions historiques, arrangements, relevés de solos…), à moins qu’il s’agisse d’une pure spéculation analytique du seul matériau musical donnant lieu à décorticage et recomposition d’une histoire nouvelle dont l’ancien standard deviendrait l’aboutissement. Où en matière d’attente et de désir, l’auditeur n’est plus sensé connaître le thème pour en saisir les lambeaux, les fragments, dans une introduction jouant sur la dissimulation, mais se trouve supposé connaître déjà chacun des ossements du squelette dont la reconstitution constitue la nouvelle règle du jeu.
Un jeu s’adressant donc à l’amateur très averti, aujourd’hui assez rare (je ne suis pas sûr moi-même d’en faire partie, le simple connaisseur des mélodies de l’American Songbook ne courant plus les rues. Alors à qui s’adresse-t-on ? Et le musicien devrait-il s’adresser à quelqu’un d’autre qu’à lui-même, à ses défis, à ses paris ? Et s’il s’adresse à un public, vise-t-il le seul spectacle de l’énergie dépensée par les musiciens, ce qui dans le cas de Journal Intime est déjà un fort beau spectacle en soi. Mais peut-être aussi le plaisir musical doit-il s’imposer au public par delà toute connaissance préalable.
Si je me pose ces questions que je ne me serais peut-être pas posé en d’autres temps (le présent étant un temps où l’on ne trouve plus guère que des têtes blanches ou chauves pour daigner s’asseoir dans une salle pour écouter une musique et où même sur la chaîne culturelle de notre radio nationale, les quelques “spécialistes” de la musique semble avoir de sérieux problèmes d’attention au fait musical pour lui-même pour peu qu’il ne soit pas hyper-codifié, associé à un texte chanté ou à un dimension festive), je remarquais dans la salle un groupe de scolaires pour qui ces standards ne sont pas des chansons américaines (le propre de la chanson étant d’être chantable, donc connue).
Posons la question autrement. N’aurait-il pas fallu soigner la présentation de ces standards ? En annoncer les titres plus clairement, sinon avec la bonne prononciation, du moins avec la french touch qui nous est plus naturelle, mais en prenant le soin de bien les articuler et de les traduire face au micro. Voire dire deux mots de leurs genèses, voire encore commenter, même succintement, la métamorphose que nos trois musiciens leur ont fait subir. N’étant ni le plus savant dans ces domaines, ni le plus ignorant dans l’assistance hier réunie, j’aurais moi-même apprécié quelques commentaires. Suggestions qu’il vaut mieux faire maintenant que le trio est en résidence pour la saison à la Dynamo. Et voilà que l’on va m’accuser de vouloir transformer l’artiste en animateur socio-culturel, ce qui n’est pas précisément sa vocation… À quoi j’ajouterai quelques réserves quant au danger d’un certain systématisme, notamment dans la découpe un peu trop limpide des chorus… mais là, on va m’accuser de me contredire.
Voodoo : Antoine Berjeaut (trompette, bugle, effets), Philippe Gordiani (guitare électrique, effets), Alice Perret (Fender-Rhode, clavier électronique, effets), Joachim Florent (basse électrique), Emmanuel Scarpa (batterie).
C’est Philippe Gordiani – beaucoup entendu auprès de Sylvain Rifflet ces derniers mois – qui a eu l’idée de ce rêve musical autour des rendez-vous ratés de Miles Davis et Jimi Hendrix. A quoi pouvait-on s’attendre ? À beaucoup de clichés qui sont ici évités. Le répertoire emprunte à des recoins parmi les moins attendus de l’œuvre de Miles des années 70 qui sont retraités, mêlés à des emprunts guère plus lisibles au Jimi Hendrix notamment du Band of Gypsys. Ce qui n’a pas suffi à résoudre le problème posé par la nostalgie, donc là encore, mais d’une autre manière, du désir et de l’attente, alors même que l’objet de Gordiani n’était pas la reproduction, mais une certaine rêverie “autour de”.
Avant d’aller plus loin (car j’ai pris le parti dans les pages de ce blog de ne rien taire de mes sorties musicales), je préfère renvoyer au compte rendu du concert du même groupe à Nevers par Xavier Prévost, plus positif peut-être parce qu’entendu d’une autre oreille, la mienne étant marquée par mon histoire personnelle : non seulement, ma génération a découvert les disques de Miles des années 1970 (hélas, en ce qui me concerne, sans en entendre l’équivalent scènique autrement que tardivement en vidéo) dans l’ordre chronologique, au rythme de leur parution (et il en allait de même de la musique de Jimi Hendrix… dont je n’ai pas la même connaissance), mais à partir des années 1994-1995, en préalable à la rédaction de mon ouvrage Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne (Le Seuil, 1996), j’ai été amené à écouter assidument l’œuvre du trompettiste, qui est devenue une seconde maison où je n’aime probablement pas trop que l’on vienne en changer le mobilier.
Or, dès lors qu’elle est énoncée et bien qu’elle ne relève pas du clonage, l’intention même de Philippe Gordiani vient s’interposer entre moi et sa musique comme un nuage de moucherons un soir d’août au bord de l’eau. Aurait-il suffi de me dissimuler cette intention ? Une fois dévoilée, j’attends le son de cymbale et la profondeur d’Al Foster, l’épure de Miles et le sens du drame, la griffe de McLaughlin ou la sensualité affolante d’Hendrix, la pesanteur légère (excusez l’oxymore, mais c’est ainsi que je l’entends) de Michael Henderson… Du silence et de la luxuriance, de la puissance et du frémissement. Une attente qui n’est pas satisfaite. Au point que j’en viens à espérer un geste de renoncement de l’orchestre pour qu’il revienne à l’écoute de ces nappes d’orgue autrefois jouées par Miles sur son clavier Yamaha (autrefois, et encore aujourd’hui, si décriées et, en un sens, si dérisoires) et dont Alice Perret a su retrouver l’esprit. Pour repartir de là, avec autour, au préalable, beaucoup de silence. Et finalement, le seul moment où le voile s’est déchiré à mon oreille, c’est ce solo de Rhodes qu’elle a joué, comme dans le sillage de cette formidable intro de Keith Jarrett à Konda (“Directions” mais on en préférera l’intégralité sur “The Cellar Door Sessions”… L’avait-elle en tête ? Je ne saurais l’affirmer). Je vous entends ricaner ! Comparer Alice Perret à Keith Jarrett ! Probablement en rira-t-elle, elle-même. C’était pourtant, à mon oreille, le geste qui m’a paru le plus juste au cours de ce concert. Mais les musiciens de Voodoo, qui pourraient être mes enfants, ne l’entendent peut-être pas de cette oreille-là. Et le lendemain, en me rasant, j’ai cru reconnaître, m’observant dans le miroir qui me faisait face, le visage pontifiant de Raymond Barre, métamorphose dont Blueraie me menace chaque fois que j’ouvre la bouche pour parler de Miles Davis à l’heure du petit déjeuner. • Franck Bergerot|Hier, 13 décembre 2016, à la Dynamo de Banlieues blues, le trio à vents Journal Intime revisitait les standards et le guitariste Voodoo du guitariste Philippe Gordiani rêvait les rendez-vous ratés de Jimi Hendrix et Miles Davis. Où le chroniqueur reconnaît dans son miroir la tête de Raymond Barre.
Journal Intime : Sylvain Bardiau (trompette), Matthias Mahler (trombone), Frédéric Gastard (sax basse).
Après avoir célébré Jimi Hendrix et joué la musique de Marc Ducret, revoici Journal Intime sur son nouveau programme : les standards. Pour avoir aimé leurs travaux précédents et particulièrement, sur leur premier album, leur version de l’improbable Braggin’ in Brass inspiré à Duke Ellington par Tiger Rag en 1938, je me trouvais hier dans un certain appétit. Et je ne suis pas déçu : le son d’abord, un vrai son de groupe porté par des sonorités individuelles splendides ; l’intelligence formelle et le sens du développement ensuite ; la qualité du geste et de la réalisation enfin, qui nous ramène au son. Avec une relation inversée à cette règle du jazz-jazz qui veut que l’on parte du thème pour s’en affranchir. C’est l’inverse qui nous est proposé (en tout cas si l’on se place du point de vue chronologique de l’exécution), manière de susciter le désir, comme le font admirablement, chacun à sa manière, Keith Jarrett et Lee Konitz dans leurs fameuses introductions. À ceci près qu’ici, s’il y a parfois matière à faire monter le désir, j’avoue n’avoir le plus souvent compris vers quoi nous allions que très tardivement dans le déroulement du morceau qui semble mettre en œuvre un gros travail, si c’est bien de cela qu’il s’agit, d’exégèse, d’érudition sur l’histoire du standard choisi (versions historiques, arrangements, relevés de solos…), à moins qu’il s’agisse d’une pure spéculation analytique du seul matériau musical donnant lieu à décorticage et recomposition d’une histoire nouvelle dont l’ancien standard deviendrait l’aboutissement. Où en matière d’attente et de désir, l’auditeur n’est plus sensé connaître le thème pour en saisir les lambeaux, les fragments, dans une introduction jouant sur la dissimulation, mais se trouve supposé connaître déjà chacun des ossements du squelette dont la reconstitution constitue la nouvelle règle du jeu.
Un jeu s’adressant donc à l’amateur très averti, aujourd’hui assez rare (je ne suis pas sûr moi-même d’en faire partie, le simple connaisseur des mélodies de l’American Songbook ne courant plus les rues. Alors à qui s’adresse-t-on ? Et le musicien devrait-il s’adresser à quelqu’un d’autre qu’à lui-même, à ses défis, à ses paris ? Et s’il s’adresse à un public, vise-t-il le seul spectacle de l’énergie dépensée par les musiciens, ce qui dans le cas de Journal Intime est déjà un fort beau spectacle en soi. Mais peut-être aussi le plaisir musical doit-il s’imposer au public par delà toute connaissance préalable.
Si je me pose ces questions que je ne me serais peut-être pas posé en d’autres temps (le présent étant un temps où l’on ne trouve plus guère que des têtes blanches ou chauves pour daigner s’asseoir dans une salle pour écouter une musique et où même sur la chaîne culturelle de notre radio nationale, les quelques “spécialistes” de la musique semble avoir de sérieux problèmes d’attention au fait musical pour lui-même pour peu qu’il ne soit pas hyper-codifié, associé à un texte chanté ou à un dimension festive), je remarquais dans la salle un groupe de scolaires pour qui ces standards ne sont pas des chansons américaines (le propre de la chanson étant d’être chantable, donc connue).
Posons la question autrement. N’aurait-il pas fallu soigner la présentation de ces standards ? En annoncer les titres plus clairement, sinon avec la bonne prononciation, du moins avec la french touch qui nous est plus naturelle, mais en prenant le soin de bien les articuler et de les traduire face au micro. Voire dire deux mots de leurs genèses, voire encore commenter, même succintement, la métamorphose que nos trois musiciens leur ont fait subir. N’étant ni le plus savant dans ces domaines, ni le plus ignorant dans l’assistance hier réunie, j’aurais moi-même apprécié quelques commentaires. Suggestions qu’il vaut mieux faire maintenant que le trio est en résidence pour la saison à la Dynamo. Et voilà que l’on va m’accuser de vouloir transformer l’artiste en animateur socio-culturel, ce qui n’est pas précisément sa vocation… À quoi j’ajouterai quelques réserves quant au danger d’un certain systématisme, notamment dans la découpe un peu trop limpide des chorus… mais là, on va m’accuser de me contredire.
Voodoo : Antoine Berjeaut (trompette, bugle, effets), Philippe Gordiani (guitare électrique, effets), Alice Perret (Fender-Rhode, clavier électronique, effets), Joachim Florent (basse électrique), Emmanuel Scarpa (batterie).
C’est Philippe Gordiani – beaucoup entendu auprès de Sylvain Rifflet ces derniers mois – qui a eu l’idée de ce rêve musical autour des rendez-vous ratés de Miles Davis et Jimi Hendrix. A quoi pouvait-on s’attendre ? À beaucoup de clichés qui sont ici évités. Le répertoire emprunte à des recoins parmi les moins attendus de l’œuvre de Miles des années 70 qui sont retraités, mêlés à des emprunts guère plus lisibles au Jimi Hendrix notamment du Band of Gypsys. Ce qui n’a pas suffi à résoudre le problème posé par la nostalgie, donc là encore, mais d’une autre manière, du désir et de l’attente, alors même que l’objet de Gordiani n’était pas la reproduction, mais une certaine rêverie “autour de”.
Avant d’aller plus loin (car j’ai pris le parti dans les pages de ce blog de ne rien taire de mes sorties musicales), je préfère renvoyer au compte rendu du concert du même groupe à Nevers par Xavier Prévost, plus positif peut-être parce qu’entendu d’une autre oreille, la mienne étant marquée par mon histoire personnelle : non seulement, ma génération a découvert les disques de Miles des années 1970 (hélas, en ce qui me concerne, sans en entendre l’équivalent scènique autrement que tardivement en vidéo) dans l’ordre chronologique, au rythme de leur parution (et il en allait de même de la musique de Jimi Hendrix… dont je n’ai pas la même connaissance), mais à partir des années 1994-1995, en préalable à la rédaction de mon ouvrage Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne (Le Seuil, 1996), j’ai été amené à écouter assidument l’œuvre du trompettiste, qui est devenue une seconde maison où je n’aime probablement pas trop que l’on vienne en changer le mobilier.
Or, dès lors qu’elle est énoncée et bien qu’elle ne relève pas du clonage, l’intention même de Philippe Gordiani vient s’interposer entre moi et sa musique comme un nuage de moucherons un soir d’août au bord de l’eau. Aurait-il suffi de me dissimuler cette intention ? Une fois dévoilée, j’attends le son de cymbale et la profondeur d’Al Foster, l’épure de Miles et le sens du drame, la griffe de McLaughlin ou la sensualité affolante d’Hendrix, la pesanteur légère (excusez l’oxymore, mais c’est ainsi que je l’entends) de Michael Henderson… Du silence et de la luxuriance, de la puissance et du frémissement. Une attente qui n’est pas satisfaite. Au point que j’en viens à espérer un geste de renoncement de l’orchestre pour qu’il revienne à l’écoute de ces nappes d’orgue autrefois jouées par Miles sur son clavier Yamaha (autrefois, et encore aujourd’hui, si décriées et, en un sens, si dérisoires) et dont Alice Perret a su retrouver l’esprit. Pour repartir de là, avec autour, au préalable, beaucoup de silence. Et finalement, le seul moment où le voile s’est déchiré à mon oreille, c’est ce solo de Rhodes qu’elle a joué, comme dans le sillage de cette formidable intro de Keith Jarrett à Konda (“Directions” mais on en préférera l’intégralité sur “The Cellar Door Sessions”… L’avait-elle en tête ? Je ne saurais l’affirmer). Je vous entends ricaner ! Comparer Alice Perret à Keith Jarrett ! Probablement en rira-t-elle, elle-même. C’était pourtant, à mon oreille, le geste qui m’a paru le plus juste au cours de ce concert. Mais les musiciens de Voodoo, qui pourraient être mes enfants, ne l’entendent peut-être pas de cette oreille-là. Et le lendemain, en me rasant, j’ai cru reconnaître, m’observant dans le miroir qui me faisait face, le visage pontifiant de Raymond Barre, métamorphose dont Blueraie me menace chaque fois que j’ouvre la bouche pour parler de Miles Davis à l’heure du petit déjeuner. • Franck Bergerot