Kartet, les chercheurs d’inouï
Au studios Sextan, le groupe Sextan donnait un avant-goût de son dernier disque, Silky Way (sur le label Pee Wee) Un régal.
Benoît Delbecq (piano), Guillaume Orti (saxophone), Hubert Dupont (contrebasse), Samuel Ber (batterie), Studios sextan, 26 février 2022
Dans sa présentation du concert (diffusé dans le cadre du Jazz-Club de France Musique) Yvan Amar notait que le groupe était resté stable depuis 1991…à l’exception des batteurs. En écoutant les premiers morceaux, je pensais à cette phrase, et me disais que cette musique était sans doute propice à manger le cerveau des batteurs. Du maître des fûts, elle exige en effet bien des choses : il ne s’agit pas seulement d’être coloriste et parfois groove-man au moment opportun, il s’agit aussi d’accepter le désordre, le chaos, sans vouloir le réguler (certains morceaux joués ce soir n’avaient pas de forme métrée) Il faut savoir jouer avec les autres, mais aussi contre, mais aussi ailleurs…
Cette ascèse que le groupe Kartet exige de ses batteurs est en fait valable pour tous les autres musiciens du groupe. La règle est de déjouer tous les réflexes professionnels qu’un musicien de jazz met une vie à apprendre. Refuser donc de s’en remettre à son savoir-faire, à son petit filet de protection intérieure. Et à partir de là faire de la musique avec l’inouï pour horizon. L’inouï et le jeu. Car la musique qui découle de principes aussi exigeants n’est pas abstraite : de manière assez remarquable, presque magique, il sort de cet alambic dont les tuyaux obéissent à de complexes circonvolutions quelque chose de simple, de fort , de pur : des mélodies. Souvent biscornues, mais quand même des mélodies.
Le groupe fascine par sa manière de se décentrer. On a l’impression d’entendre la musique comme si elle était jouée à travers un filtre, ou depuis la pièce à côté (et bien sûr le piano préparé de Benoît Delbecq joue un grand rôle dans cette impression). C’est un art du décentrement, mais aussi de la fragmentation. A certains moments, les musiciens semblent faire bande à part, tout en s’écoutant bien sûr de toutes leurs forces. Ils font naître un très savant chaos porteur d’une réconciliation future. Car la musique, quand les musiciens décident de joindre leurs forces, peut se révéler pleine d’énergie, de joie, et même de groove. Le groupe ne s’interdit rien, pourvu que ce ne soit pas du pilotage automatique.
Cela donne un mélange fascinant, un pas de deux entre l’intelligence et la vitalité. Ces va et vient ne seraient pas possibles si Kartet ne réunissait pas d’incroyables funambules, capables de maîtriser non seulement leur instrument, mais toutes les modalités de jeu. Comme Guillaume Orti, au sax alto ou au soprano, capable d’éclats de violence, de slaps percussifs, d’arpèges miaulés, ou d’un jeu soyeux. La musique se déploie en multipliant des moments merveilleux, comme ces introductions de Benoît Delbecq, avec cette sorte de debussysme vrillé qui naît parfois sous ses doigts. Musique subtile, paradoxale, enfantine et savante, intelligente et joueuse, qui ne cesse d’inventer des portes mélodiques au cœur de l’abstraction.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët (autres dessins et peintures sur son site www.annie-claire.com)