Kundera est mort… Et alors ?
En quoi, le décès de l’écrivain tchèque Milan Kundera annoncé par tous les grands médias concernerait-il le monde du jazz qui a suffisamment à faire avec l’effritement toujours plus large de sa pyramide des âges ? Franck Bergerot nous en donne les raisons, plus exactement les siennes.
Hier 11 octobre, jour du décès de Milan Kundera dont je n’ai appris la nouvelle que le lendemain, j’étais plongé dans la lecture de l’ouvrage de Florence Noiville, Milan Kundera « Écrire, quelle drôle d’idée ! ». Flânant entre ces pages et celles des romans de l’écrivain, j’étais revenu en arrière pour retrouver la source de cette citation :
« Voici ce que papa me racontait quand j’avais cinq ans : chaque tonalité est une petite cour royale. Le pouvoir y est exercé par le roi (le premier degré) qui est flanqué de deux lieutenants (le cinquième et le quatrième degré). Ils ont à leurs ordres quatre autres dignitaires dont chacun entretient une relation spéciale avec le roi et ses lieutenants. En outre, la cour héberge cinq autres notes qu’on appelle chromatiques. Elles occupent certainement une place de premier plan dans d’autres tonalités, mais elles ne sont ici que les invités. »
Métaphores
Ayant écrit des ouvrages de vulgarisation et donné cours et conférences sur le jazz, je me suis toujours efforcé d’en expliquer les modes de fonctionnement, notamment harmoniques ; et, pour me faire bien comprendre de publics peu préparés à ce genre d’explication à peine moins que je ne suis moi-même compétent dans ces domaines, et donc pour mieux me les représenter à moi-même, j’ai souvent eu recours à la métaphore : des acrobates évoluant sur échelles et leurs degrés plus ou moins stables ou instables ; une mer circulaire autour de laquelle seraient disposés douze ports (les douze tonalités) entre lesquels des marins évolueraient de proche en proche en pratiquant le cabotage (les harmonies de I Got Rhythm) ou coupant par la haute mer (celles de Giant Steps), etc. C’est dire que j’ai apprécié ce récit que Ludvík Kundera, pianiste et compositeur, fit à son jeune fils Milan. Qui m’inspira aussitôt une autre métaphore pour un essai à paraître sur André Hodeir, dont Pierre Fargeton me rappelait il y a peu combien, en dépit des audaces de son écriture, il avait toujours refusé de sortir du système tonal, celui qui fait la chair harmonique du répertoire des standards de jazz. Je me représentais alors Hodeir se contentant du jeu de 52 cartes et en respectant scrupuleusement les valeurs (rois, dames, valets), mais en combinant entre elles les différentes règles existantes – bataille, belote, manille, poker, bridge, etc. – plus deux jokers : les blue notes (“With the blues, never lose” disait Hodeir).
La métaphore utilisée par Kundera père se trouve développée dans Le Livre du rire et de l’oubli que je n’avais encore jamais lu mais, que par chance, je trouve sur mes étagères. Au chapitre 17 de la sixième partie, Les Anges, elle se poursuit jusqu’à une description de la polytonalité : « Parfois les évènements sont terriblement embrouillés (par exemple chez Bartók ou Stravinski), les princes de plusieurs cours interviennent et tout à coup on ne sait plus quelle note est au service de quelle cour et si elle n’est pas au service de plusieurs rois. » Chez Bartok, Stravinsky… voire chez le Miles Davis du Second Quintet. On vous laisse savourer la suite qui aboutit à l’abolition des cours royales et à la dodécaphonie, et imaginer de nouvelles analogies pour décrire les multiples directions prises par le jazz depuis les années 1960.
Velléité
J’ai souvent, longtemps, rêvé d’interviewer Kundera. Je ne l’ai jamais fait. Par velléité naturelle. Mais aussi sachant que Kundera détestait les journalistes – « Les chiens renifleurs », « superficiels, verbeux, d’un aplomb sans pareil. »– et qu’il fuyait les interviews. Je comprenais trop ses raisons ; ayant grandi dans un milieu où la vanité et l’incompétence de la critique artistique étaient souvent moquées, j’ai toujours abordé l’exercice de l’interview dans un état de culpabilité, qui pouvait me rendre muet comme un carpe ou au contraire tellement bavard que l’artiste repartait avec l’impression de m’avoir interviewé. Face à Kundera, sa culture musicale, sa culture littéraire, sa culture tout court, son intelligence suffisaient à me décourager. Mais j’aurais aimé l’entendre parler de certaines choses, lui faire entendre certaines musiques et le voir y réagir.
Exercice d’admiration
La première fois que cette envie s’est manifestée, c’est à la lecture du dernier chapitre de La Plaisanterie lorsque le petit orchestre traditionnel – auquel se joint le narrateur en empruntant au clarinettiste son instrument – s’abstrait de la vulgarité de la fête populaire et de son folklore officiel par la grâce et l’élan de l’improvisation. À l’époque, le pianiste Bojan Zulfikapašić venait de s’installer en France et son nouvel ami Julien Lourau lui avait fait redécouvrir les musiques du pays en guerre qu’il venait de fuir, musiques qu’il croyait honnir. Et j’aurais aimé faire entendre à Kundera Mashala, Grana od Bora ou Gradino Kolo qu’ils enregistrèrent tous deux, et d’attirer son attention, par une playlist plus large, sur cet intérêt nouveau chez les musiciens de jazz pour les musiques traditionnelles que la maîtrise de l’improvisation les autorise revivifier et réinventer. Un art de la « variation » où Florence Noiville voit un « exercice d’admiration » « comme Bach “cite” Vivaldi qui lui-même pratiquait l’art du pasticcio. »
Transcription ludique
C’est Les Testaments trahis qui relancèrent mon envie, à la lecture de la troisième partie intitulée Improvisation en hommage à Stravinski. Kundera y commente longuement cet art de la variation qu’il nomme aussi « transcription ludique » ou « transcription libre », qu’il décrit également chez Kafka et signale dans son œuvre à lui, Jacques le fataliste de Diderot inspirant à sa plume Jacques et son maître » Et il poursuit :
« Dans cette énumération des grandes œuvres du bonheur, je ne peux oublier la musique de jazz. Tout le répertoire de jazz consiste en des variations d’un nombre relativement limité de mélodies. Ainsi, dans toute la musique de jazz on peut entrevoir un sourire qui s’est faufilé entre la mélodie originelle et son élaboration. De même que Stravinski, les grands maîtres du jazz aimaient l’art de la transcription ludique et ils composèrent leurs propres versions non seulement des vieux songs nègres, mais aussi de Bach, de Mozart, de Chopin ; Ellington fait des transcriptions de Tchaïkovski et de Grieg, et, pour sa Uwis Suite [rareté créée en 1972, c’est sous la plume de Kundera que j’en pris connaissance], il compose une variante de polka de village [le morceau intitulé Klop] qui, par son esprit, rappelle Petrouchka. Le sourire est non seulement présent d’une façon invisible dans l’espace qui sépare Ellington de son “portrait” de Grieg, mais il est tout à fait visible sur les visages des musiciens du vieux dixieland : quand vient le moment de son solo (qui est toujours en partie improvisé, c’est-à-dire qui apporte toujours des surprises), le musicien s’avance un peu pour céder ensuite sa place à un autre musicien et s’adonner lui-même au plaisir de l’écoute (au plaisir d’autres surprises). »
Traces de musique classique
Les quelques candeurs que l’amateur de jazz relèvera dans ce texte par ailleurs très éclairé, candeur qui tiennent à une méconnaissance des développements post-parkeriens du jazz, ne pouvaient qu’exciter mon envie d’entendre et voir Kundera réagir à l’écoute des œuvres de John Kirby ou Gil Evans, et d’explorer avec lui ce que la musique classique a laissé de traces dans la discographie du jazz, comme l’introduction de piano de Lil’ Hardin sur You’re Next du Hot Five de Louis Armstrong (1926) ou celle du violoncelle de Vincent Courtois à la Carmen Rhapsody de la pianiste Aki Takase (2022). Voire lui faire entendre comme le grand vocabulaire du quatuor à cordes nourrit encore les compositions et les improvisations du quatuor IXI. Aurais-je osé lui faire entendre le Lady M de Marc Ducret ? Un guitariste ? Électrique ? Venu du rock ? Tout ce que Kundera déteste, comme il l’a souvent fait savoir. Mais ce qui me fait dire que pour interroger Kundera, ce n’est pas moi qu’il aurait fallu envoyer, mais Marc Ducret lui-même qui n’ignore rien des Testaments trahis, ni de ce qui en fait la matière de Stravinski à Kafka.
Extase
Dans cette Improvisation en hommage à Stravinsky, un passage intitulé Un petit garçon en extase n’a pas échappé à Adèle Van Reeth lors d’une série de son émission Les Chemins de la philosophie consacrée à Keith Jarrett.
« Je me rappelle mon enfance : assis au piano je m’adonnais aux improvisations passionnées pour lesquelles il me suffisaient un accord ut mineur et la sous-dominante fa mineur, joués fortissimo et sans fin. Les deux accords et le motif mélodique perpétuellement répétés m’ont fait vivre une intense émotion qu’aucun Chopin, qu’aucun Beethoven ne m’a jamais procurée. […] Ce que je vivais alors, pendant mes improvisations, était une extase. »
Gagnée par l’extase, Adèle Van Reeth oubliait de préciser la longue analyse qui suit cet extrait, opposant extase et bonheur. Où l’extase est certes ce qu’un public peu averti aura adoré chez le Keith Jarrett des solos de piano, mais que les auditeurs plus avertis peuvent lui reprocher, ces moments « d’aveuglement et d’assourdissement » où la musique semble s’arrêter, d’où le soliste ne supporte pas même l’éternuement d’un auditeur qui menacerait cet assourdissement en lui-même. Ils sont à distinguer de ces autres moments où l’activité musicale reprend ses droits ou lorsqu’en trio l’interaction orchestrale dynamise le jeu, interdisant cette paralysie auto-satisfaite. J’aurais aimé faire entendre à Kundera ces moments de Jarrett, telles les dix premières minutes du « Köln Concert » avant que la musique ne s’enlise, les chorus du piano seul en introduction de Stella by Starligh avant l’entrée de la rythmique au Palais des congrès en 1985, et mille autres choses susceptibles de susciter tantôt l’adhésion de l’écrivain tantôt son rejet. Et quid de l’extase mystique ? Kundera la mentionne pour botter aussitôt en touche. On aurait aimé le questionner sur les musiques de l’Église noire, ou les musiques de transe de différentes cultures extra-européennes.
Un gars qui reste dans le siècle
« Vivre, écrit Kundera concluant ce même passage, c’est un lourd effort perpétuel pour ne pas se perdre soi-même de vue, pour être toujours solidement présent dans soi-même, dans sa stasis. Il suffit de sortir un petit instant de soi-même et on touche au domaine de la mort. »
J’avais probablement déjà ce texte en tête lorsque dans mon Miles Davis, Introduction à l’écoute du jazz moderne, je citais Boris Vian chroniquant avec une grande lucidité les premières faces du trompettiste au sein du quintette de Charlie Parker. En voici la dernière phrase : « Une sonorité de dominicain : un gars qui reste dans le siècle, mais qui regarde ça avec sérénité. » L’extase est absente chez Miles Davis, j’y entends le travail de la trompette, une présence de tous les instants, assortie d’une pointe d’ironie. Comme Kundera, Miles est un blagueur. Et je précisais (au risque de considérer la musique de Chet Baker de façon plus simpliste qu’elle ne l’est) :
« Sous cet angle, on pourrait citer Milan Kundera pour opposer Miles Davis à Chet Baker, celui en tout cas qu’exhibe le film Let’s Get Lost de Bruce Weber, le Chet qui geint, s’épanche appelle à la compassion sous le regard d’un réalisateur-voyeur. Miles, lui, tient le public à distance, le défie du haut de sa pudeur, bande sa musique contre les tentations du kitsch et de l’extase tels que les définit Kundera dans Les Testaments trahis. La sonorité de Miles est celle d’un homme qui lutte. L’étude de sa phrase confirme ce portrait et le complète : Miles est aussi l’homme qui choisit. »
Plutôt Bartók que Chopin
Dressant L’héritage de la littérature mittleuropéenne, Florence Noiville écrit dans son Milan Kundera – Écrire, quelle drôle d’idée ! : « Résolument modernes, ces écrivains le sont tous. Partageant la même aversion pour le romantisme qui les a précédés. Méprisant toute forme d’écriture complaisante qui ferait la part trop belle aux sentiments et aux sensations. (Plutôt Bartók que Chopin, s’il fallait trouver une analogie musicale). » Je reformulerai volontiers « Plutôt Bach et Bartók que Chopin », sachant que chez Jarrett, se côtoient les trois et beaucoup d’autres. Et je reviens à André Hodeir, ce mélange de pudeur et d’humour qui préserve sa musique de toute sentimentalité. Si l’on songe que dans son travail critique il porta peu d’attention aux pianistes, les écartant des dispositifs orchestraux pour lesquels il composa (à l’exception de Martial Solal), on pourrait rappeler sa condamnation du « joli accord ravélien qui a failli faire mourir le jazz » et lui faire dire « plutôt Monk et Solal que Bill Evans ».
Un fossé trop profond
J’aurais aimé encore creuser avec Kundera sa question de la détestation de la guitare, particulièrement de la guitare électrique, du haut-parleur comme instrument de domination, du rock, l’anti-kitsch chez Frank Zappa que vénérait son compatriote Vaclav Havel… Mais probablement y avait-il là des malentendus et un fossé trop profond. Kundera avait une conscience de la fin de la musique et de la mort, que j’ai toujours contournée et qui peut-être par-dessus tout, par-dessus ce sentiment de méconnaissance de son œuvre et de mon ignorance, m’interdisait d’imaginer un dialogue avec Kundera. On en trouve mille signes dans son œuvre. J’ose les réduire à ces quelques lignes du chapitre 18 de Les Anges dans Le Livre du rire et de l’oubli. Auparavant, dans son 17, après avoir évoqué les « évènements terriblement embrouillés » de la polytonalité, le « décret révolutionnaire » par lequel Schönberg avait « aboli la hiérarchie des notes » (et l’on sait ce que signifie « décret révolutionnaire » chez ce contemporain du « Coup de Prague » de 1948 et du « Printemps de Prague » de 1968), puis cet autre « décret » de Varèse remplaçant « la note même par une organisation raffinée des bruits », il a ces mots terribles : « Ceux que fascine l’idée de progrès ne se doutent pas que toute marche en avant rend en même temps la fin plus proche. »
Schönberg est mort, Ellington est mort, mais la guitare est éternelle
Et voilà son 18 :
« S’il est vrai que l’histoire de la musique est finie, qu’est-il resté de la musique ? Le silence ?
Allons donc ! Il y a plus de musique, des dizaines, des centaines de fois plus qu’il n’y en a jamais eu à ses époques les plus glorieuse. Elle sort des haut-parleurs accrochés aux murs des maisons, des épouvantables machines sonores installées dans les appartements et les restaurants, des transistors que les gens portent à la main dans les rues [ce texte date de 1978, aujourd’hui, il aurait parlé de smartphone, de casques et de playlists]
Schönberg est mort, Ellington est mort, mais la guitare est éternelle. L’harmonie stéréotypée, la mélodie banale et le rythme d’autant plus lancinant qu’il est plus monotone, voilà ce qui est resté de la musique, voilà l’éternité de la musique. Sur ces simples combinaisons de notes tout le monde peut fraterniser, car c’est l’être même qui crie en elles son jubilant je suis là. Il n’est pas de communion plus bruyante et plus unanime que la simple communion avec l’être. Là-dessus les Arabes ses rencontrent avec les Juifs, les Tchèques avec les Russes. Les corps s’agitent au rythmes des notes, ivres de conscience d’exister. C’est pourquoi aucune œuvre de Beethoven n’a été vécue avec aussi grande passion collective que les coups uniformément répétés sur les guitares.
Mon histoire personnelle de babyboomer se braque avec la vision eurocentrée ainsi formulée plus loin d’un retour à «cet état premier de la musique (la musique sans la pensée) où se reflète la bêtise consubstantielle à l’être humain. […] L’Histoire de la musique est mortelle. Mais l’idiotie des guitares est éternelle. » Pour adhérer à ces propos, j’aime trop les guitares, et notamment celles que Kundera a le plus détestées, les guitares électriques et leurs amplificateurs, j’aime trop les musiques extra-européennes et ce qu’elles nous ont apporté, j’entends trop dans le jazz contemporain que je fréquente la fertilité qu’y ont déposé les révolutions musicales du 20e siècle – et j’écris ceci avec, parvenus fraîchement sur mon bureau, les disques “The Ellipse” de Régis Huby et “Ex-Machina” de Steve Lehmann et Frédéric Maurin avec l’Orestre national de jazz – mais quand j’entends ce qu’est devenu la musique dans les programmes de la chaîne culturelle nationale, dans les têtes qui pensent et dirigent le Centre national de la musique, je me demande parfois… Franck Bergerot