La harpiste Laura Perrudin au Bab Ilo
« Jazz et java copains, ça doit pouvoir se faire », chantait Nougaro. De Casper Reardon à Isabelle Olivier, d’Adèle Girard à Park Stickney, de Dorothy Ashby à Zeena Parkins, c’est une semblable interrogation que pose la harpe de génération en génération. La Rennaise Laura Perrudin est à Paris avec des réponses qui n’avaient jamais été formulées en ces termes. Avant-hier 7 février à l’Age d’or, ce soir le 9 au Mo’Town (1), le 19 à Radio France pour l’enregistrement d’une émission Le Matin des musiciens qui sera diffusée le 5 mars, nous avons été l’écouter hier au Bab Ilo.
Le Bab Ilo, Paris (75), le 8 février 1012.
Laura Perrudin (harpe chromatique).
Laura Perrudin a la tête bien posée sur les épaules, il suffit de l’entendre parler ou de lire ses mails sur ses projets, ses convictions, de visiter son site. Il suffit aussi de l’entendre jouer, comme hier au Bab Ilo où elle se produit en solo, devant un public réduit (la veille elle a fait salle pleine à l’Age d’or). Elle ne va pas se lancer d’emblée dans Giant Steps. Ce n’est pas son objectif. Elle commence par nous faire entrer dans son univers : celui qu’elle s’est forgé avec une discipline de l’instrument, mais aussi en travaillant son imaginaire où le littéraire a sa place. En ouverture, elle nous chante un poème de James Joyce qu’elle a mis en musique. Sa voix, d’une fausse fragilité, acidulée, appartient à ce domaine esthétique qui a grandi aux limites du folk et du jazz, plus proche de Joni Mitchell et Suzanne Vega que d’Ella Fitzgerald ou Anita O’Day. Jamais vulgairement “jazzy”, elle assume même un certain enracinement dans cette famille qui s’étend de la Bretagne à l’Irlande et où la harpe a son histoire. Le choix de Joyce est donc doublement significatif et l’on pense à Kristen Noguès, la harpiste dont elle se réclame le plus sûrement. Comme la défunte et regrettée Kristen, elle a une vision de son instrument qui lui a fait opter pour une option radicale, rarissime et pourtant simplissime : une harpe chromatique avec une seule rangée de cordes dans un même alignement, sans mécanisme. Ce qui l’oblige à se déplacer avec son instrument car, ce qu’elle joue, elle ne peut le jouer sur une harpe d’emprunt, celtique (et donc diatonique) ou classique (et donc chromatique grâce à un encombrant jeu de pédales). D’où la voix, m’a-t-elle expliqué. « Quand je n’ai pas mon instrument, je peux au moins chanter… »
Des poèmes, des chansons, il y en aura d’autres : de Becca Stevens (que l’on vous invite à découvrir et qui a déjà eu l’honneur de notre chronique de disques), d’Edgar Poe (en s’inspirant de Fauré et d’une star d’un r’n’b que j’étais sensé reconnaître…), d’Oscar Wilde, de Kristen Nogues évidemment, mais auparavant elle aura joué deux mélodies qui sont pour elle des tubes, The Peacocks de Jimmy Rowles et Juju de Wayne Shorter (composition dont elle tomba amoureuse à l’âge de 3 ans et qu’elle conclut par quelques vers de Gretchen Parlato). Et donc, non, elle ne jouera pas Giant Steps, mais on sait avec quoi elle a grandi et d’où elle vient. Le monde du jazz, elle connaît depuis toujours, elle l’a étudié dans la classe de jazz de Saint-Brieuc et, face à lui, elle sait poser les bonnes questions. L’harmonie, elle sait la déployer comme sur un piano, avec cependant des gestes qui sont ceux de son instrument… ou plus exactement qui sont les siens propres. Le tout chromatique lui interdit les dégoulinades diatoniques de nos harpistes de salon. Le problème de la résonance qui se pose autrement sur ce “tout chromatique” (alors que la harpe classique, n’est jamais totalement chromatique, mais plutôt “diatonique modulante”, grâce au jeu des pédales), elle le résout par une gestuelle d’étouffement et une belle gestion des harmoniques qui “bavent” ici et là, simulant soudain – elle, dont il faut entendre sur son site les essai “électro” – un double effet de sequencer et de réverb en combinant résonance et mise en boucle d’une formule decrescendo. La “pauvreté” de la corde à vide enfin, elle la fait vivre par l’attaque, par la nuance, ici et là par un vibrato (en tirant sur la cordes au-delà de son chevalet – sur une harpe, ça ne doit pas s’appeler comme ça) et surtout par le tempo, un placement rythmique qui est celui d’une vraie jazzwoman. C’est ce placement tant harmonique que rythmique d’ailleurs, qui a attiré mon attention en naviguant sur le net et en tombant par hasard sur son site.
Elle jouera encore In a Sentimental Mood, Stolen Moments, Misty, elle en maîtrise les harmonies mais les rhabille à sa manière iconolaste, sait faire danser une walking bass de temps à autre, mais elle sait surtout très bien où elle en est, ce qui est à sa portée et ce qu’elle ne peut pas ou ne veut pas faire. Ainsi, lorsqu’elle s’empare de Hot House de Tadd Dameron, c’est chaque fois le même défi, le même pari, dont elle assume et annonce sur scène les échecs, les ratés, son pari étant de les transformer en musique, d’y trouver son “passage du Nord-Ouest” et de standards du jazz en poèmes qu’elle met elle-même en musique, elle invente un monde… Pour le parfaire, elle a la vie devant elle, mais elle va vite et la perfection n’est probablement pas son souci premier, sauf une forme de perfectionnisme dans son rapport à l’instrument en amont du concert qui lui ouvre la porte à de nombreux possibles. Courrez les découvrir ce soir au Mo’Town, 116 Bd de Ménilmontant (Paris 20e) où elle donnera trois concerts, à 19h30, 20h30 et 21h30. Entrée libre (avec probablement un chapeau), ne la manquez pas à Rennes où elle jouera avec le quintette de Ludovic Ernault à la Cave à vin des Domaines qui montent le 16 février et le 20 mars, le 22 février à la Citrouille de Saint-Brieuc avec son quartette (dont le pianiste Édouard Ravelomanantsoa), le 28 mai à Paris au Baiser salé où elle sera l’invitée du trio du guitariste Paul Jarret… sans oublier l’histoire de la harpe en jazz qu’elle racontera chez Arnaud Merlin le 5 mars sur France musique dans le Matin des musiciens de 11h à 12h30.
Franck Bergerot
Coda aux antipodes du concert d’hier soir, par Colette sortant des concours de fin d’année au Conservatoire de Paris, le 21 juillet 1903 : « Déblayons d’abord le concours de harpe. Six candidates, six jeunes gobettes, six récompenses. À la bonne heure ! Je constaterai seulement, sans amertume, que le harpiste masculin est une race qui tend à disparaître. Mlle Meunier s’avance et d’abord conquiert par sa grâce jeunette et brunette… Ses quinze ans en paraissent bien douze, grâce à la robe de mousseline blanche et rose, et aux cheveux liés sur la nuque par une ruban fleur-de-pêcher… N’empêche que cette enfant-là vous gratouille très joliment son Concertstück de Pierné, et déchiffre comme un petit ange. Bravos, exclamations ravies : une révérence bien sage et on s’en va contente avec u
n premier prix, comme Mlle Preste qui joue, elle, en vraie musicienne (excellentes gammes serrées) et déchiffre en artiste. Mlle Lipschitz, défaut d’émotion ; on la console avec un premier accesit qui paraît lui faire grand bien. Elle crispe sur le cordes des mains et maigres et fantastiques de doctoresse Miracle. Mlle Macler, au court profil régulier, expédie sa tâche du mieux qu’elle peut, elle a de la netteté, de la rapidité, peu d’accent. De Orelly sera très bonne l’an prochain, elle phrase intelligememnt, mais que trac ! Elle en ruisselle. Encore une paire de dessous de bas fichus ! Quand ces demoiselles ont fini de « peigner la giraffe », selon la forte expression du gros Henry Maugis, on nous concède cinq minutes d’entracte, le temps de prendre une bouffée d’air à peu près propre, de dire bonjour à Fauré (qui se rase !), à Risler, juré demain, de lorgner les groupes chuchoteurs de pianistes (Lazare Lévy, tout frisé, ce mouton agité ; Grovlez, à qui son jeune âge permet d’raborer un air désabusé ; Galabert, fatal et brun, de Lausnay, correct, Wurmser, plein de chic, Reynaldo Hahn, compositeur et virtuose) et l’on nous rassemble pour entendre M. Turcat, dans le premier morceau de la sonage op.111 de Beethoven et la Valse n°2, en ut dièse de Chopin (…). » Autre siècle. C’était il y 110 ans !
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« Jazz et java copains, ça doit pouvoir se faire », chantait Nougaro. De Casper Reardon à Isabelle Olivier, d’Adèle Girard à Park Stickney, de Dorothy Ashby à Zeena Parkins, c’est une semblable interrogation que pose la harpe de génération en génération. La Rennaise Laura Perrudin est à Paris avec des réponses qui n’avaient jamais été formulées en ces termes. Avant-hier 7 février à l’Age d’or, ce soir le 9 au Mo’Town (1), le 19 à Radio France pour l’enregistrement d’une émission Le Matin des musiciens qui sera diffusée le 5 mars, nous avons été l’écouter hier au Bab Ilo.
Le Bab Ilo, Paris (75), le 8 février 1012.
Laura Perrudin (harpe chromatique).
Laura Perrudin a la tête bien posée sur les épaules, il suffit de l’entendre parler ou de lire ses mails sur ses projets, ses convictions, de visiter son site. Il suffit aussi de l’entendre jouer, comme hier au Bab Ilo où elle se produit en solo, devant un public réduit (la veille elle a fait salle pleine à l’Age d’or). Elle ne va pas se lancer d’emblée dans Giant Steps. Ce n’est pas son objectif. Elle commence par nous faire entrer dans son univers : celui qu’elle s’est forgé avec une discipline de l’instrument, mais aussi en travaillant son imaginaire où le littéraire a sa place. En ouverture, elle nous chante un poème de James Joyce qu’elle a mis en musique. Sa voix, d’une fausse fragilité, acidulée, appartient à ce domaine esthétique qui a grandi aux limites du folk et du jazz, plus proche de Joni Mitchell et Suzanne Vega que d’Ella Fitzgerald ou Anita O’Day. Jamais vulgairement “jazzy”, elle assume même un certain enracinement dans cette famille qui s’étend de la Bretagne à l’Irlande et où la harpe a son histoire. Le choix de Joyce est donc doublement significatif et l’on pense à Kristen Noguès, la harpiste dont elle se réclame le plus sûrement. Comme la défunte et regrettée Kristen, elle a une vision de son instrument qui lui a fait opter pour une option radicale, rarissime et pourtant simplissime : une harpe chromatique avec une seule rangée de cordes dans un même alignement, sans mécanisme. Ce qui l’oblige à se déplacer avec son instrument car, ce qu’elle joue, elle ne peut le jouer sur une harpe d’emprunt, celtique (et donc diatonique) ou classique (et donc chromatique grâce à un encombrant jeu de pédales). D’où la voix, m’a-t-elle expliqué. « Quand je n’ai pas mon instrument, je peux au moins chanter… »
Des poèmes, des chansons, il y en aura d’autres : de Becca Stevens (que l’on vous invite à découvrir et qui a déjà eu l’honneur de notre chronique de disques), d’Edgar Poe (en s’inspirant de Fauré et d’une star d’un r’n’b que j’étais sensé reconnaître…), d’Oscar Wilde, de Kristen Nogues évidemment, mais auparavant elle aura joué deux mélodies qui sont pour elle des tubes, The Peacocks de Jimmy Rowles et Juju de Wayne Shorter (composition dont elle tomba amoureuse à l’âge de 3 ans et qu’elle conclut par quelques vers de Gretchen Parlato). Et donc, non, elle ne jouera pas Giant Steps, mais on sait avec quoi elle a grandi et d’où elle vient. Le monde du jazz, elle connaît depuis toujours, elle l’a étudié dans la classe de jazz de Saint-Brieuc et, face à lui, elle sait poser les bonnes questions. L’harmonie, elle sait la déployer comme sur un piano, avec cependant des gestes qui sont ceux de son instrument… ou plus exactement qui sont les siens propres. Le tout chromatique lui interdit les dégoulinades diatoniques de nos harpistes de salon. Le problème de la résonance qui se pose autrement sur ce “tout chromatique” (alors que la harpe classique, n’est jamais totalement chromatique, mais plutôt “diatonique modulante”, grâce au jeu des pédales), elle le résout par une gestuelle d’étouffement et une belle gestion des harmoniques qui “bavent” ici et là, simulant soudain – elle, dont il faut entendre sur son site les essai “électro” – un double effet de sequencer et de réverb en combinant résonance et mise en boucle d’une formule decrescendo. La “pauvreté” de la corde à vide enfin, elle la fait vivre par l’attaque, par la nuance, ici et là par un vibrato (en tirant sur la cordes au-delà de son chevalet – sur une harpe, ça ne doit pas s’appeler comme ça) et surtout par le tempo, un placement rythmique qui est celui d’une vraie jazzwoman. C’est ce placement tant harmonique que rythmique d’ailleurs, qui a attiré mon attention en naviguant sur le net et en tombant par hasard sur son site.
Elle jouera encore In a Sentimental Mood, Stolen Moments, Misty, elle en maîtrise les harmonies mais les rhabille à sa manière iconolaste, sait faire danser une walking bass de temps à autre, mais elle sait surtout très bien où elle en est, ce qui est à sa portée et ce qu’elle ne peut pas ou ne veut pas faire. Ainsi, lorsqu’elle s’empare de Hot House de Tadd Dameron, c’est chaque fois le même défi, le même pari, dont elle assume et annonce sur scène les échecs, les ratés, son pari étant de les transformer en musique, d’y trouver son “passage du Nord-Ouest” et de standards du jazz en poèmes qu’elle met elle-même en musique, elle invente un monde… Pour le parfaire, elle a la vie devant elle, mais elle va vite et la perfection n’est probablement pas son souci premier, sauf une forme de perfectionnisme dans son rapport à l’instrument en amont du concert qui lui ouvre la porte à de nombreux possibles. Courrez les découvrir ce soir au Mo’Town, 116 Bd de Ménilmontant (Paris 20e) où elle donnera trois concerts, à 19h30, 20h30 et 21h30. Entrée libre (avec probablement un chapeau), ne la manquez pas à Rennes où elle jouera avec le quintette de Ludovic Ernault à la Cave à vin des Domaines qui montent le 16 février et le 20 mars, le 22 février à la Citrouille de Saint-Brieuc avec son quartette (dont le pianiste Édouard Ravelomanantsoa), le 28 mai à Paris au Baiser salé où elle sera l’invitée du trio du guitariste Paul Jarret… sans oublier l’histoire de la harpe en jazz qu’elle racontera chez Arnaud Merlin le 5 mars sur France musique dans le Matin des musiciens de 11h à 12h30.
Franck Bergerot
Coda aux antipodes du concert d’hier soir, par Colette sortant des concours de fin d’année au Conservatoire de Paris, le 21 juillet 1903 : « Déblayons d’abord le concours de harpe. Six candidates, six jeunes gobettes, six récompenses. À la bonne heure ! Je constaterai seulement, sans amertume, que le harpiste masculin est une race qui tend à disparaître. Mlle Meunier s’avance et d’abord conquiert par sa grâce jeunette et brunette… Ses quinze ans en paraissent bien douze, grâce à la robe de mousseline blanche et rose, et aux cheveux liés sur la nuque par une ruban fleur-de-pêcher… N’empêche que cette enfant-là vous gratouille très joliment son Concertstück de Pierné, et déchiffre comme un petit ange. Bravos, exclamations ravies : une révérence bien sage et on s’en va contente avec u
n premier prix, comme Mlle Preste qui joue, elle, en vraie musicienne (excellentes gammes serrées) et déchiffre en artiste. Mlle Lipschitz, défaut d’émotion ; on la console avec un premier accesit qui paraît lui faire grand bien. Elle crispe sur le cordes des mains et maigres et fantastiques de doctoresse Miracle. Mlle Macler, au court profil régulier, expédie sa tâche du mieux qu’elle peut, elle a de la netteté, de la rapidité, peu d’accent. De Orelly sera très bonne l’an prochain, elle phrase intelligememnt, mais que trac ! Elle en ruisselle. Encore une paire de dessous de bas fichus ! Quand ces demoiselles ont fini de « peigner la giraffe », selon la forte expression du gros Henry Maugis, on nous concède cinq minutes d’entracte, le temps de prendre une bouffée d’air à peu près propre, de dire bonjour à Fauré (qui se rase !), à Risler, juré demain, de lorgner les groupes chuchoteurs de pianistes (Lazare Lévy, tout frisé, ce mouton agité ; Grovlez, à qui son jeune âge permet d’raborer un air désabusé ; Galabert, fatal et brun, de Lausnay, correct, Wurmser, plein de chic, Reynaldo Hahn, compositeur et virtuose) et l’on nous rassemble pour entendre M. Turcat, dans le premier morceau de la sonage op.111 de Beethoven et la Valse n°2, en ut dièse de Chopin (…). » Autre siècle. C’était il y 110 ans !
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« Jazz et java copains, ça doit pouvoir se faire », chantait Nougaro. De Casper Reardon à Isabelle Olivier, d’Adèle Girard à Park Stickney, de Dorothy Ashby à Zeena Parkins, c’est une semblable interrogation que pose la harpe de génération en génération. La Rennaise Laura Perrudin est à Paris avec des réponses qui n’avaient jamais été formulées en ces termes. Avant-hier 7 février à l’Age d’or, ce soir le 9 au Mo’Town (1), le 19 à Radio France pour l’enregistrement d’une émission Le Matin des musiciens qui sera diffusée le 5 mars, nous avons été l’écouter hier au Bab Ilo.
Le Bab Ilo, Paris (75), le 8 février 1012.
Laura Perrudin (harpe chromatique).
Laura Perrudin a la tête bien posée sur les épaules, il suffit de l’entendre parler ou de lire ses mails sur ses projets, ses convictions, de visiter son site. Il suffit aussi de l’entendre jouer, comme hier au Bab Ilo où elle se produit en solo, devant un public réduit (la veille elle a fait salle pleine à l’Age d’or). Elle ne va pas se lancer d’emblée dans Giant Steps. Ce n’est pas son objectif. Elle commence par nous faire entrer dans son univers : celui qu’elle s’est forgé avec une discipline de l’instrument, mais aussi en travaillant son imaginaire où le littéraire a sa place. En ouverture, elle nous chante un poème de James Joyce qu’elle a mis en musique. Sa voix, d’une fausse fragilité, acidulée, appartient à ce domaine esthétique qui a grandi aux limites du folk et du jazz, plus proche de Joni Mitchell et Suzanne Vega que d’Ella Fitzgerald ou Anita O’Day. Jamais vulgairement “jazzy”, elle assume même un certain enracinement dans cette famille qui s’étend de la Bretagne à l’Irlande et où la harpe a son histoire. Le choix de Joyce est donc doublement significatif et l’on pense à Kristen Noguès, la harpiste dont elle se réclame le plus sûrement. Comme la défunte et regrettée Kristen, elle a une vision de son instrument qui lui a fait opter pour une option radicale, rarissime et pourtant simplissime : une harpe chromatique avec une seule rangée de cordes dans un même alignement, sans mécanisme. Ce qui l’oblige à se déplacer avec son instrument car, ce qu’elle joue, elle ne peut le jouer sur une harpe d’emprunt, celtique (et donc diatonique) ou classique (et donc chromatique grâce à un encombrant jeu de pédales). D’où la voix, m’a-t-elle expliqué. « Quand je n’ai pas mon instrument, je peux au moins chanter… »
Des poèmes, des chansons, il y en aura d’autres : de Becca Stevens (que l’on vous invite à découvrir et qui a déjà eu l’honneur de notre chronique de disques), d’Edgar Poe (en s’inspirant de Fauré et d’une star d’un r’n’b que j’étais sensé reconnaître…), d’Oscar Wilde, de Kristen Nogues évidemment, mais auparavant elle aura joué deux mélodies qui sont pour elle des tubes, The Peacocks de Jimmy Rowles et Juju de Wayne Shorter (composition dont elle tomba amoureuse à l’âge de 3 ans et qu’elle conclut par quelques vers de Gretchen Parlato). Et donc, non, elle ne jouera pas Giant Steps, mais on sait avec quoi elle a grandi et d’où elle vient. Le monde du jazz, elle connaît depuis toujours, elle l’a étudié dans la classe de jazz de Saint-Brieuc et, face à lui, elle sait poser les bonnes questions. L’harmonie, elle sait la déployer comme sur un piano, avec cependant des gestes qui sont ceux de son instrument… ou plus exactement qui sont les siens propres. Le tout chromatique lui interdit les dégoulinades diatoniques de nos harpistes de salon. Le problème de la résonance qui se pose autrement sur ce “tout chromatique” (alors que la harpe classique, n’est jamais totalement chromatique, mais plutôt “diatonique modulante”, grâce au jeu des pédales), elle le résout par une gestuelle d’étouffement et une belle gestion des harmoniques qui “bavent” ici et là, simulant soudain – elle, dont il faut entendre sur son site les essai “électro” – un double effet de sequencer et de réverb en combinant résonance et mise en boucle d’une formule decrescendo. La “pauvreté” de la corde à vide enfin, elle la fait vivre par l’attaque, par la nuance, ici et là par un vibrato (en tirant sur la cordes au-delà de son chevalet – sur une harpe, ça ne doit pas s’appeler comme ça) et surtout par le tempo, un placement rythmique qui est celui d’une vraie jazzwoman. C’est ce placement tant harmonique que rythmique d’ailleurs, qui a attiré mon attention en naviguant sur le net et en tombant par hasard sur son site.
Elle jouera encore In a Sentimental Mood, Stolen Moments, Misty, elle en maîtrise les harmonies mais les rhabille à sa manière iconolaste, sait faire danser une walking bass de temps à autre, mais elle sait surtout très bien où elle en est, ce qui est à sa portée et ce qu’elle ne peut pas ou ne veut pas faire. Ainsi, lorsqu’elle s’empare de Hot House de Tadd Dameron, c’est chaque fois le même défi, le même pari, dont elle assume et annonce sur scène les échecs, les ratés, son pari étant de les transformer en musique, d’y trouver son “passage du Nord-Ouest” et de standards du jazz en poèmes qu’elle met elle-même en musique, elle invente un monde… Pour le parfaire, elle a la vie devant elle, mais elle va vite et la perfection n’est probablement pas son souci premier, sauf une forme de perfectionnisme dans son rapport à l’instrument en amont du concert qui lui ouvre la porte à de nombreux possibles. Courrez les découvrir ce soir au Mo’Town, 116 Bd de Ménilmontant (Paris 20e) où elle donnera trois concerts, à 19h30, 20h30 et 21h30. Entrée libre (avec probablement un chapeau), ne la manquez pas à Rennes où elle jouera avec le quintette de Ludovic Ernault à la Cave à vin des Domaines qui montent le 16 février et le 20 mars, le 22 février à la Citrouille de Saint-Brieuc avec son quartette (dont le pianiste Édouard Ravelomanantsoa), le 28 mai à Paris au Baiser salé où elle sera l’invitée du trio du guitariste Paul Jarret… sans oublier l’histoire de la harpe en jazz qu’elle racontera chez Arnaud Merlin le 5 mars sur France musique dans le Matin des musiciens de 11h à 12h30.
Franck Bergerot
Coda aux antipodes du concert d’hier soir, par Colette sortant des concours de fin d’année au Conservatoire de Paris, le 21 juillet 1903 : « Déblayons d’abord le concours de harpe. Six candidates, six jeunes gobettes, six récompenses. À la bonne heure ! Je constaterai seulement, sans amertume, que le harpiste masculin est une race qui tend à disparaître. Mlle Meunier s’avance et d’abord conquiert par sa grâce jeunette et brunette… Ses quinze ans en paraissent bien douze, grâce à la robe de mousseline blanche et rose, et aux cheveux liés sur la nuque par une ruban fleur-de-pêcher… N’empêche que cette enfant-là vous gratouille très joliment son Concertstück de Pierné, et déchiffre comme un petit ange. Bravos, exclamations ravies : une révérence bien sage et on s’en va contente avec u
n premier prix, comme Mlle Preste qui joue, elle, en vraie musicienne (excellentes gammes serrées) et déchiffre en artiste. Mlle Lipschitz, défaut d’émotion ; on la console avec un premier accesit qui paraît lui faire grand bien. Elle crispe sur le cordes des mains et maigres et fantastiques de doctoresse Miracle. Mlle Macler, au court profil régulier, expédie sa tâche du mieux qu’elle peut, elle a de la netteté, de la rapidité, peu d’accent. De Orelly sera très bonne l’an prochain, elle phrase intelligememnt, mais que trac ! Elle en ruisselle. Encore une paire de dessous de bas fichus ! Quand ces demoiselles ont fini de « peigner la giraffe », selon la forte expression du gros Henry Maugis, on nous concède cinq minutes d’entracte, le temps de prendre une bouffée d’air à peu près propre, de dire bonjour à Fauré (qui se rase !), à Risler, juré demain, de lorgner les groupes chuchoteurs de pianistes (Lazare Lévy, tout frisé, ce mouton agité ; Grovlez, à qui son jeune âge permet d’raborer un air désabusé ; Galabert, fatal et brun, de Lausnay, correct, Wurmser, plein de chic, Reynaldo Hahn, compositeur et virtuose) et l’on nous rassemble pour entendre M. Turcat, dans le premier morceau de la sonage op.111 de Beethoven et la Valse n°2, en ut dièse de Chopin (…). » Autre siècle. C’était il y 110 ans !
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« Jazz et java copains, ça doit pouvoir se faire », chantait Nougaro. De Casper Reardon à Isabelle Olivier, d’Adèle Girard à Park Stickney, de Dorothy Ashby à Zeena Parkins, c’est une semblable interrogation que pose la harpe de génération en génération. La Rennaise Laura Perrudin est à Paris avec des réponses qui n’avaient jamais été formulées en ces termes. Avant-hier 7 février à l’Age d’or, ce soir le 9 au Mo’Town (1), le 19 à Radio France pour l’enregistrement d’une émission Le Matin des musiciens qui sera diffusée le 5 mars, nous avons été l’écouter hier au Bab Ilo.
Le Bab Ilo, Paris (75), le 8 février 1012.
Laura Perrudin (harpe chromatique).
Laura Perrudin a la tête bien posée sur les épaules, il suffit de l’entendre parler ou de lire ses mails sur ses projets, ses convictions, de visiter son site. Il suffit aussi de l’entendre jouer, comme hier au Bab Ilo où elle se produit en solo, devant un public réduit (la veille elle a fait salle pleine à l’Age d’or). Elle ne va pas se lancer d’emblée dans Giant Steps. Ce n’est pas son objectif. Elle commence par nous faire entrer dans son univers : celui qu’elle s’est forgé avec une discipline de l’instrument, mais aussi en travaillant son imaginaire où le littéraire a sa place. En ouverture, elle nous chante un poème de James Joyce qu’elle a mis en musique. Sa voix, d’une fausse fragilité, acidulée, appartient à ce domaine esthétique qui a grandi aux limites du folk et du jazz, plus proche de Joni Mitchell et Suzanne Vega que d’Ella Fitzgerald ou Anita O’Day. Jamais vulgairement “jazzy”, elle assume même un certain enracinement dans cette famille qui s’étend de la Bretagne à l’Irlande et où la harpe a son histoire. Le choix de Joyce est donc doublement significatif et l’on pense à Kristen Noguès, la harpiste dont elle se réclame le plus sûrement. Comme la défunte et regrettée Kristen, elle a une vision de son instrument qui lui a fait opter pour une option radicale, rarissime et pourtant simplissime : une harpe chromatique avec une seule rangée de cordes dans un même alignement, sans mécanisme. Ce qui l’oblige à se déplacer avec son instrument car, ce qu’elle joue, elle ne peut le jouer sur une harpe d’emprunt, celtique (et donc diatonique) ou classique (et donc chromatique grâce à un encombrant jeu de pédales). D’où la voix, m’a-t-elle expliqué. « Quand je n’ai pas mon instrument, je peux au moins chanter… »
Des poèmes, des chansons, il y en aura d’autres : de Becca Stevens (que l’on vous invite à découvrir et qui a déjà eu l’honneur de notre chronique de disques), d’Edgar Poe (en s’inspirant de Fauré et d’une star d’un r’n’b que j’étais sensé reconnaître…), d’Oscar Wilde, de Kristen Nogues évidemment, mais auparavant elle aura joué deux mélodies qui sont pour elle des tubes, The Peacocks de Jimmy Rowles et Juju de Wayne Shorter (composition dont elle tomba amoureuse à l’âge de 3 ans et qu’elle conclut par quelques vers de Gretchen Parlato). Et donc, non, elle ne jouera pas Giant Steps, mais on sait avec quoi elle a grandi et d’où elle vient. Le monde du jazz, elle connaît depuis toujours, elle l’a étudié dans la classe de jazz de Saint-Brieuc et, face à lui, elle sait poser les bonnes questions. L’harmonie, elle sait la déployer comme sur un piano, avec cependant des gestes qui sont ceux de son instrument… ou plus exactement qui sont les siens propres. Le tout chromatique lui interdit les dégoulinades diatoniques de nos harpistes de salon. Le problème de la résonance qui se pose autrement sur ce “tout chromatique” (alors que la harpe classique, n’est jamais totalement chromatique, mais plutôt “diatonique modulante”, grâce au jeu des pédales), elle le résout par une gestuelle d’étouffement et une belle gestion des harmoniques qui “bavent” ici et là, simulant soudain – elle, dont il faut entendre sur son site les essai “électro” – un double effet de sequencer et de réverb en combinant résonance et mise en boucle d’une formule decrescendo. La “pauvreté” de la corde à vide enfin, elle la fait vivre par l’attaque, par la nuance, ici et là par un vibrato (en tirant sur la cordes au-delà de son chevalet – sur une harpe, ça ne doit pas s’appeler comme ça) et surtout par le tempo, un placement rythmique qui est celui d’une vraie jazzwoman. C’est ce placement tant harmonique que rythmique d’ailleurs, qui a attiré mon attention en naviguant sur le net et en tombant par hasard sur son site.
Elle jouera encore In a Sentimental Mood, Stolen Moments, Misty, elle en maîtrise les harmonies mais les rhabille à sa manière iconolaste, sait faire danser une walking bass de temps à autre, mais elle sait surtout très bien où elle en est, ce qui est à sa portée et ce qu’elle ne peut pas ou ne veut pas faire. Ainsi, lorsqu’elle s’empare de Hot House de Tadd Dameron, c’est chaque fois le même défi, le même pari, dont elle assume et annonce sur scène les échecs, les ratés, son pari étant de les transformer en musique, d’y trouver son “passage du Nord-Ouest” et de standards du jazz en poèmes qu’elle met elle-même en musique, elle invente un monde… Pour le parfaire, elle a la vie devant elle, mais elle va vite et la perfection n’est probablement pas son souci premier, sauf une forme de perfectionnisme dans son rapport à l’instrument en amont du concert qui lui ouvre la porte à de nombreux possibles. Courrez les découvrir ce soir au Mo’Town, 116 Bd de Ménilmontant (Paris 20e) où elle donnera trois concerts, à 19h30, 20h30 et 21h30. Entrée libre (avec probablement un chapeau), ne la manquez pas à Rennes où elle jouera avec le quintette de Ludovic Ernault à la Cave à vin des Domaines qui montent le 16 février et le 20 mars, le 22 février à la Citrouille de Saint-Brieuc avec son quartette (dont le pianiste Édouard Ravelomanantsoa), le 28 mai à Paris au Baiser salé où elle sera l’invitée du trio du guitariste Paul Jarret… sans oublier l’histoire de la harpe en jazz qu’elle racontera chez Arnaud Merlin le 5 mars sur France musique dans le Matin des musiciens de 11h à 12h30.
Franck Bergerot
Coda aux antipodes du concert d’hier soir, par Colette sortant des concours de fin d’année au Conservatoire de Paris, le 21 juillet 1903 : « Déblayons d’abord le concours de harpe. Six candidates, six jeunes gobettes, six récompenses. À la bonne heure ! Je constaterai seulement, sans amertume, que le harpiste masculin est une race qui tend à disparaître. Mlle Meunier s’avance et d’abord conquiert par sa grâce jeunette et brunette… Ses quinze ans en paraissent bien douze, grâce à la robe de mousseline blanche et rose, et aux cheveux liés sur la nuque par une ruban fleur-de-pêcher… N’empêche que cette enfant-là vous gratouille très joliment son Concertstück de Pierné, et déchiffre comme un petit ange. Bravos, exclamations ravies : une révérence bien sage et on s’en va contente avec u
n premier prix, comme Mlle Preste qui joue, elle, en vraie musicienne (excellentes gammes serrées) et déchiffre en artiste. Mlle Lipschitz, défaut d’émotion ; on la console avec un premier accesit qui paraît lui faire grand bien. Elle crispe sur le cordes des mains et maigres et fantastiques de doctoresse Miracle. Mlle Macler, au court profil régulier, expédie sa tâche du mieux qu’elle peut, elle a de la netteté, de la rapidité, peu d’accent. De Orelly sera très bonne l’an prochain, elle phrase intelligememnt, mais que trac ! Elle en ruisselle. Encore une paire de dessous de bas fichus ! Quand ces demoiselles ont fini de « peigner la giraffe », selon la forte expression du gros Henry Maugis, on nous concède cinq minutes d’entracte, le temps de prendre une bouffée d’air à peu près propre, de dire bonjour à Fauré (qui se rase !), à Risler, juré demain, de lorgner les groupes chuchoteurs de pianistes (Lazare Lévy, tout frisé, ce mouton agité ; Grovlez, à qui son jeune âge permet d’raborer un air désabusé ; Galabert, fatal et brun, de Lausnay, correct, Wurmser, plein de chic, Reynaldo Hahn, compositeur et virtuose) et l’on nous rassemble pour entendre M. Turcat, dans le premier morceau de la sonage op.111 de Beethoven et la Valse n°2, en ut dièse de Chopin (…). » Autre siècle. C’était il y 110 ans !