L’appel du 13 juillet d’Ibrahim Maalouf pour l’improvisation
Hier, sur France Inter, ahurissant exercice de désinformation sur l’improvisation musicale et d’autoglorification du trompettiste Ibrahim Maalouf accueilli par le “philosophe” Charles Pépin dans l’émission Sous le ciel de Platon.
On sait que, sur les chaînes des Radio France, le mot « musicologie » est un gros mot et que les musiques sortant de certains formats sont sinon malvenues, du moins réservées au ghetto France Musique sous un contrôle assez strict. Hier, pourtant, grande leçon de musicologie par Ibrahim Maalouf sur l’improvisation, dont le trompettiste se présente comme le grand défenseur et le grand pédagogue. On crut quelques instants être revenu à la belle époque où Benjamin Moussay ou Guillaume de Chassy venait parler d’improvisation sur Le Matin des musiciens. Mais hier, haro sur le jazz improvisé ! En ce 13 juillet 2023, à 9h38, Ibrahim Maalouf nous fait le coup de l’appel du 18 juin :
« Dans le jazz, il y a ce mythe que les jazzmen improvisent. Je le dis là, il est 9h38 sur France Inter. C’EST FAUX. C’est un leurre. Dans le milieu du jazz, il y a quelques musiciens qui improvisent, mais l’immense majorité du milieu du jazz, en fait, apprend un langage qui est, par exemple, le langage du bebop, du swing, etc., et ensuite ce sont des phrases qu’ils ressortent en fonction de la grille qu’ils ont face à eux. C’est comme si c’était écrit mais en interchangeant des phrases. Et je me bats justement contre ça. On doit réapprendre aux jazzmen à improviser et non pas seulement à reproduire des phrases qu’ils connaissent déjà. »
Émerveillé par une parole aussi audacieuse, le philosophe Charles Pépin renchérit avec cette grande révélation : « Et d’ailleurs, vous montrez, ce qu’on ne sait pas, que les plus grands musiciens classiques étaient pour le coup de grands improvisateurs… » Pour le coup, sans préciser en quoi consiste l’improvisation chez les musiciens classiques, et Maalouf de foncer sabre au clair sur les portes grandes ouvertes :
« Beaucoup plus improvisateurs évidemment, que certains que l’on considère comme des jazzmen improvisateurs aujourd’hui. Pour moi, le secret, c’est de ne pas avoir peur d’inventer et de penser à côté. C’est de prendre le risque et avoir l’audace de se dire, c’est pas grave si je me plante, mais je vais essayer. »
Quelle pertinence ! Quelle lucidité ! Jamais on n’avait entendu parole si forte, si originale, sur l’improvisation et la prise de risque ! Cite-t-il de grands improvisateurs ? Non, un très vague « quelques musiciens », « les musiciens manouches » (on le sait, la musique manouche est dépourvue de clichés), ces « grands musiciens classiques ». Se réfère-t-il aux grandes traditions extra-européenne d’improvisation musicale ? Pas plus. Fait-il référence aux jazzmen qu’il emploie ou a employé dans son orchestre ?
Non, d’ailleurs on sait combien ils sont bridés sur scène pour mettre en valeur la star, et éviter tout faux pas. Pense-t-il au grand Mark Turner qu’il a fait venir des États-Unis ? On chercherait en vain le nom de ce dernier dans les nombreux interviews que le trompettiste a accordés, sinon pour nous apprendre qu’il a fait découvrir à Mark Turner l’usage des quarts de ton. On imagine comme il a dû en sortir grandi ! Nous fait-il écouter des exemples à part Ibrahim Maalouf ? Non. Ah si, j’oubliais : Chet Baker dont on entendra quelques notes chantées sur les paroles du standard I Fall In Love Too Easily – une habitude sur les ondes de Radio France, un peu de jazz, oui, mais plutôt chanté, bien mesuré et pas plus de 30 secondes. D’ailleurs, Chet Baker n’est même pas mentionné dans les crédits musicaux du site de cette émission où l’on entendra surtout Benjamin Biolay et Matthieu Chedid avec Monica Belucci. Grande leçon d’improvisation !
Au fait, y a-t-il des façons d’improviser ? Sur une grille ? Sur un mode ? Sur des structures ? Sur rien ? Avec un vocabulaire ? Ibrahim Maalouf ne recourt-il pas lui-même à un langage modal très balisé, à des clichés, des formules, des stratégies qu’il a en tête ou sous les doigts ? Non ? Mon œil ! N’a-t-il jamais ouvert d’histoire du jazz ou d’études sur les grands musiciens de l’histoire du jazz ? L’existence d’improvisations reprises concert après concert comme le West End Blues de Louis Armstrong ou le Flying Home d’Illinois Jacquet n’est plus un grand mystère. N’a-t-on pas écrit que l’art de Charlie Parker, John Coltrane et Michael Brecker reposait en partie sur un lexique de licks, de clichés, de formules – Brecker se décrivait comme une machine à clichés –, oui mais quel vocabulaire, quelle étendue… et quelles embardées ! Et surtout quel à-propos dans le recours à ces formules et leur traitement toujours renouvelé qui relèvent bien de l’improvisation dans les situations les plus diverses, les plus inattendues, les plus périlleuses. Mais d’autres stratégies d’improvisation existe dans le jazz. Ibrahim Maalouf – on n’en demandera pas tant à Monsieur Pépin – a-t-il déjà écouté Lee Konitz, Warne Marsh, Paul Bley, Wayne Shorter, Ornette Coleman ? Et tous ces jazzmen « non-improvisateurs » qu’il croisera cet été sur la route des festivals, Ibrahim Maalouf devrait aller s’y frotter, non pas en les convoquant dans les carcans écrits de sa musique, ou pour « leur apprendre à improviser », mais face à face, inopinément, sur un terrain qu’il n’aurait pas balisé à l’avance, et face au public.
C’est curieux d’ailleurs : Ibrahim Maalouf ne parle pas de ses « accompagnateurs ». Cet improvisateur ne parle pas de l’influence qu’ils pourraient avoir sur son jeu, sur le déroulement d’un morceau, ne parle ni de jouage ni d’improvisation collective. Le mot interaction lui semble étranger. Grand bien lui fasse. Franck Bergerot