L’art du piano en deux dimensions
Hier 2 septembre 2022, 3e soirée de Jazz à la Vilette, dans la Salle Pierre Boulez, une soirée en deux dimensions consacrée au piano jazz avec un duo pour un hommage à Bill Evans d’Alain Jean-Marie sur l’invitation du contrebassiste Diego Imbert, et un trio, celui de Kenny Barron avec le contrebassiste Dave Holland et le batteur Johnathan Blake.
On connaît la modestie légendaire du pianiste Alain Jean-Marie. C’est avec cette humilité qu’il proposait hier ce programme “Bill Evans” à l’initiative de Diego Imbert, enregistré en mai 2020 (“Interplay” d’après l’album homonyme de 1962), et qui eut notamment l’honneur en juillet dernier de représenter le jazz au prestigieux festival de piano de La Roque d’Anthéron. Modestie d’abord, par les hésitations du pianiste à aborder l’univers de ce géant de l’histoire du jazz et du piano lorsque Diego Imbert l’invita à le faire, hésitations dont le contrebassiste sut venir à bout, par la confiance qu’inspire son métier de la contrebasse et des fonctions qui lui sont attachées, mais aussi une liberté de jeu qu’inspira à ce dernier l’exemple d’Eddie Gomez, partenaire d’Evans, notamment en duo. Modestie aussi, par la distance prudente avec laquelle le pianiste aborde cet hommage, ni trop près de son destinataire, ni trop loin, dans un juste équilibre entre la copie conforme et l’effronterie de la distanciation. Modestie enfin, par le rejet du remplissage et le souci de l’écoute mutuelle où l’énonciation fait figure moins souvent d’affirmation que de proposition, voire d’interrogation dans le cadre de cet authentique dialogue qu’ils surent nous donner hier.
On ne parlera pas d’immodestie à propos du trio de Kenny Barron, mais de volonté de puissance, à travers un répertoire d’originaux ou d’emprunts totalement réappropriés, dans une position originale solidement équilibrée entre une forme de classicisme du piano hard bop dont Barron fait un peu figure de gardien du temple et une post-modernité sans étiquette. On put reprocher à Jonhathan Blake de tirer la couverture à lui par le volume et l’hyperactivité de son jeu, et regretter ainsi le concert de 2012 en duo de Barron avec le même Holland. J’ai pour ma part admiré la dynamique de Blake, du pianissimo au fortissimo, de la caresse de la ballade au second line “tapageur” de Pass It On (signé Holland), du mid tempo décomposé de Second Thoughts (Mulgrew Miller) à la bossa nova Porto Allegre (Kenny Barron), jusqu’à l’espiègle Worry Later (rarement enregistré par Monk, mais que Barron reprit dans les années 1980 avec le quartette Sphere en compagnie Charlie Rouse et du batteur Ben Riley) dont la rythmicité typiquement monkienne fut hier admirablement revisitée par nos trois hommes en rappel, après une réjouissante reprise à bride abattue sur Segment de Charlie Parker. Pour tout dire, aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai surtout entendu un magnifique concert de Blake où j’ai à plusieurs reprises regretté que ses comparses ne se laissent pas entrainer. C’est-à-dire tout le contraire de ce qu’entendirent beaucoup de gens autour de moi, des plus avertis au plus candides.
On pouvait s’étonner de l’affluence qui remplissait hier la Salle Pierre Boulez de la Philhamonie, lorsque le jazz lui-même paraît si mal aimé, si mal connu, et lorsque les petits lieux du jazz, au confort d’écoute plus certain, peinent à remplir. On peut s’interroger quant à cette unanimité face à une acoustique si médiocre, sans relief, avec des sons de contrebasse sans définition (on entend le geste, mais quasiment ni la note, ni même le son du doigt sur la corde et la touche) et un piano au son de haut-parleur *, alors que le public est plutôt de celui qui fréquente avec des exigences d’audiophiles les salons de hi-fi et les bacs de microsillons 180 gr. Comme si l’on n’allait plus chercher le “vrai son” en présence des musiciens, mais dans ce qui est censé imiter leur présence, le couple stéréophonique. La Salle Pierre Boulez est certes une salle idéale pour la musique symphonique, mais on est loin de disposer de dispositifs permettant l’écoute “en direct et en haute fidélité” dès lors que l’absence de proximité réduit la diffusion du son à la platitude d’enceintes interposées. Il faut bien s’y faire si l’on aime ces grands messes musicales, mais sans perdre conscience de ce qu’il ne s’agit là que d’un ersatz. Et lorsqu’un VIP présent en coulisse pendant le concert rétorque avec autorité « Pourtant, j’étais backstage, le son était excellent », on croit marcher sur la tête. Franck Bergerot
À suivre, à la Cité de la Musique, ce 6 septembre, le grand Abdullah Ibrahim en solo.
* Impressions des premiers rangs du premier balcon, confirmées par quelques oreilles averties situées au centre du parterre.