L’Autour et le Spacecraft
Avec Benjamin Garson en fil rouge de deux soirées, l’une au Sunside avec l’Autour Quintet de Pierre Carbonneaux, l’autre au Pan Piper avec le Spacecraft de Gary Brunton.
Tout est parti de louanges qui me sont parvenues à l’issue des auditions de fin d’année au CNSM, dont le jury avait été particulièrement ému par la prestation du quintette L’Autour du saxophoniste Pierre Carbonneaux. Programmé au Sunside ce mercredi 8 janvier, ce devenait un incontournable de mon agenda de cette nouvelle année. D’autant plus qu’on me disait depuis quelque temps le plus grand bien de son guitariste, Benjamin Garson, que je ne connaissais guère que pour l’avoir vu endosser la partition de guitare, ingrate par sa discrétion, dans la recréation d’Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir par Patrice Caratini à la tête de l’ONJ de Frédéric Maurin.
Ça tombait bien. En arrivant à 19h30, donc deux heures avant le début du concert de l’Autour, on pouvait assister à un récital solo de Benjamin Garson. Guitare classique et picking sur cordes nylon au service d’improvisations très orchestrales. Dérive poétique où l’on ne sait pas toujours d’où l’on part, ni où l’on arrive, mais le soliste tient son cap avec fermeté même s’il est tenté de reprendre une phrase de saxophone venue du Sunset à l’étage inférieure parvenue jusqu’à lui par la porte ouverte du Sunside ; et c’est passionnant de le voir modeler cette citation impromptue – dérive : art de la navigation consistant à garder son cap en tenant compte de l’influence du vent et des courants – pour rejoindre le morceau qu’il avait en tête, Lonnie’s Lament de John Coltrane. Auparavant: pièces du répertoire jazz (de Bye Bye Blackbird à Nardis), turnaround prolongeant ceux-ci vers des pièces du domaine classique, voire baroque avec fugue et basse continue, et parfois un vocabulaire ornemental évoquant le répertoire du luth. Tout cela dans un esprit de continuité tranquille où les repères mélodiques, voire harmoniques, permettant d’identifier l’un ou l’autre morceau, se dissolvent dans ce qui relèverait plus de la saveur des morceaux repris que de leurs contours identifiables.
Et nous voici de retour à 21h30, au même Sunside, avec le même Benjamin Garson mais, cette fois-ci, muni d’une guitare électrique sur laquelle il alterne picking et médiator au sein de L’Autour, quintette formé en 2022 par Pierre Carbonneaux (saxophones ténor et soprano), Clément Merienne (piano), Antoine Léonardon (contrebasse) et Émilien Ducret (batterie). C’est encore un esprit de dérive qui anime ce programme, semble-t-il avec une plus grande incertitude quant au parcours menant du premier titre du set au dernier, avec pourtant des rendez-vous orchestraux jamais laissé au hasard quant à leur réalisation. À quoi cela ressemble-t-il ? Il y a du Coltrane dans les bourrasques qui s’élèvent ici ou là, du Dewey Redman, rapprochement peut-être dû au fait que le fonctionnement du groupe n’est pas sans rappeler les quartettes et quintettes de Keith Jarrett des annés 1970. Donc Ornette Coleman, évidemment. On imagine que ces jeunes gens vénèrent aussi de dernier quartette de Wayne Shorter par la façon dont ils laissent s’effilocher les thèmes de leur répertoire qu’ils viennent de rattraper par une manche. Peut-être aussi vénèrent-ils Ambrose Akinmusire. Il y a des moments où l’envol du saxophone semble générer et nourrir les bouillonnements de sa rythmique d’où il émerge lui-même : harmonies en fusion sous les doigts du pianiste, sans réel écoulement du temps, tandem basse-batterie capable de se mouvoir dans un tempo sans l’énoncer ou s’abandonnant à d’ardents rubatos. Tout ça avec une maturité discursive, une aisance, une fluidité qui ne relève pas de la virtuosité mais de l’expression pure. Ce qui suffirait à expliquer l’émoi dans lequel ils ont plongé en juin dernier le jury du CNSM. Mais il y a autre chose : leur répertoire qui emprunte à Georges Brassens (Dans l’eau de la claire fontaine, Pauvre Martin) ou Barbara (Perre [Il Pleut])], musique et paroles chantées-déclamées-ressassées par Pierre Carbonneaux, et parfois les voix de leurs auteurs-interprètes d’origine samplées et diffusées par de drôles de machines.
Simon Goubert est au bar, il a flashé déjà depuis quelque temps sur le groupe qui enregistrera bientôt chez Pee Wee. Le matin-même, il était avec Benjamin Garson, répétant le nouveau répertoire de Gary Brunton qui doit être créé sur scène deux jours plus tard.
Deux jours plus tard, donc, le 10 janvier, nous voici au Pan Piper pour le Spacecraft du contrebassiste Gary Brunton avec Lea Cielchelski (sax alto et flûte), Emma Rawicz (sax ténor), Benjamin Garson (guitare) et Simon Goubert (batterie). Britannique, Gary Burton s’est fait connaître en France en 1988, lorsque âgé de 20 ans il est entré à l’école de jazz du Cim à Paris, puis s’est mêlé à la génération Lourau-Akchoté-Bojan Z. Au cours des années 1990, il se distingue comme leader, puis comme compositeur. Depuis 2019, il s’est rappelé à notre bon souvenir en trio avec Bojan Z et Simon Goubert (“Night Bus” et “Second Trip”) et en quartette avec François Jeanneau (“Trên Dyd” et “Gwawr”). Pour deux saxophones ténor et alto le plus souvent à l’unisson ou l’octave, l’écriture de Gary Brunton est futée, renouvelée titre après titre avec plein de petits recoins inattendus que Simon Goubert aménage avec la faconde et la vigilance qu’on lui connaît. Emma Rawicz évolue entre les héritages de John Coltrane et Michael Brecker, articulation au scalpel, et précipitations étincelantes, avec ces climax dans les aigus qui vous font craquer au moins les premières fois, et une technique qui nous fait dire qu’elle devrait un jour nous passionner plus durablement pour peu qu’elle développe un propos plus diversifié et plus sensible. En dépit d’une authentique complicité entre elles deux, Lea Cielchelski s’en distingue par une diversité de point de vue, un sens de l’espace, une vraie poétique qui tiennent l’auditeur en haleine, y compris lorsqu’elle troque le saxophone pour la flûte avec un son bien à elle. Benjamin Garson est d’une présence discrète et parcimonieuse de tous les instants. Deux jours avant j’observais l’alternance permanente du picking et du médiator. Ici, me semble-t-il me souvenir, c’est ce dernier qui est le plus sollicité, avec une mordant de l’aller-retour sur la corde et du son ampli-guitare très direct qui m’évoque, en moins fiévreux, l’effet que me fit il y a un demi-siècle la découverte de John Mclaughlin sur “Extrapolation” ou “Jack Johnson”. Ils avaient passé la semaine à préparer ce programme très abouti qu’à l’heure où j’écris ces lignes ils devraient être en studio pour un disque à venir. Bonne chance !
Ce soir à 19h00, c’est-à-dire dans deux petites heures, Arnaud Merlin reçoit au studio 104 un concert assez exceptionnel : première partie le duo Aki Takase / Daniel Erdman dans leur programme “Ellington” ; deuxième partie, “Dix Mains pour Jarrett”, soit le “Köln Concert” revisité pour son 50ème anniversaire par Guillaume de Chassy, Andy Emler, Nathalie Loriers, Carl-Henri Morisset et Benjamin Moussay, sous la forme d’un cadavre exquis. Je n’y serai pas, mais Xavier Prévost nous racontera dans ces pages et pour pourrez dès ce soir entendre la première partie en direct de France Musique dans le Jazz Club de Nathalie Piolé. Pour la radiodiffusion de la seconde partie, patience ! Franck Bergerot