Jazz live
Publié le 22 Jan 2025

Le Cérémonial Pollen de la Soustraction des fleurs

On imagine qu’avec un titre pareil, on est dans le tangentiel du tangentiel, un tangentiel mais “pas que pas que”. Le jazz critic “mais pas que” y a en tout cas trouvé son bonheur, avec Jean-François Vrod, Frédéric Autier et Sylvain Lemêtre.

« Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans le désordre il faut éviter la monotonie. L’ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l’imagination. » On n’entre pas dans une œuvre artistique en tout objectivité et il est difficile d’entrer dans un spectacle, un concert, un film, une exposition, sans se sentir encore un peu habité, comme contaminé, par la précédente rencontre artistique, pour peu qu’elle ait quelque puissance. Ce prologue de Paul Claudel qui me vint à l’esprit en voyant entrer sur scène Jean-François Vrod (violoniste), Frédéric Aurier (violoniste) et Sylvain Lemêtre (percussionniste) à petit pas de pénitents battant en cadence leurs mains chargées de sortes de hochets sonores, je l’ai lu (redécouvert) dans le programme distribué au public du Soulier de Satin il y a quelque jours à la Comédie française. Prologue qui m’avait fait songer, sans malice, qu’il serait bien que certains musiciens – chers improvisateurs – s’en inspirent et qu’il pourrait être rappelé dans les classes de jazz et d’improvisation des conservatoires et écoles de musique, en marge de l’apprentissage des techniques et disciplines évidemment indissociables de l’art musical, qui est maîtrise, maîtrise du temps et de l’espace en quoi consiste la maîtrise des sons et des rythmes.

Mais, hier soir, découvrant l’insolite débarras derrière lequel les musiciens s’installaient, enfilant à leurs chevilles et poignets sonnailles et clochettes, se couvrant de chapeaux munis encore d’autres grelots, je songeais à ces débarras merveilleux en quoi consistaient les greniers de nos grands-parents : ainsi ce pédalier de semblant de machine à coudre à laquelle s’installe Frédéric Aurier, pédalier qui servira à transformer l’un de ses violons en une sorte de vielle à roue sur les cordes de laquelle il fera à certains moments tourner la boucle d’une courroie en guise de roue ; ainsi cet étrange boitier sur lequel, tel un organiste jouant les basses au pédalier, Sylvain Lemêtre mettra en vibration de la pointe des pieds, les lames d’une énorme sanza : “piano à pouces” dit-on parfois, ici « piano à orteils ». Et Jean-François Vrod, me direz-vous, que faisait-il, lui, de ses pieds ? Outre diverses grelotières à ses pieds ramenées de cette Auvergne où, à l’âge du folk boom et des campagnes de collectage, il apprit entre autres l’art ancien de faire sonner le violon – certaines de ces grelotières équipées d’ailleurs, plus à l’africaine, de coquilles végétales – il portait en outre des chaussures équipées d’autres grelots et de tiges munies d’embouts lui permettant de frapper un clavier de tambourins disposés à ses pieds.

Dans un ou deux écrits traînant quelque part sur les réseaux sociaux, j’ai insisté sur la dimension “automation à l’huile de coude” de ce spectacle, une sorte de techno mécanique et acoustique, métaphore qui m’était inspirée par d’autres spectacles impliquant Sylvain Lemêtre – le duo Super Klang avec Frédéric Aurier, ou Noce où ses percussions et celles de Benjamin Flament voisinent avec les pianos de Denis Chouillet et Roberto Negro, plus le secours de quelques ingénieuses automations à ressorts ou à inertie. Sans oublier la collaboration de Jean-François Vrod avec le plasticien Frédéric Le Junter, spécialise de l’automation artisanale. Or, il me faut bien ici confesser le contresens. À part la “machine à viéler” d’Aurier, tout dans ce Cérémonial Pollen relève du geste immédiat et il s’agit moins d’automations que d’“extensions” par la transformation, le détournement, la saturation ou l’étouffement des sonorités vocales ou instrumentales. Un orchestre d’“hommes-orchestres”, chacun d’eux évoquant moins le limonaire que cet art qui consista au tournant du 20e siècle à réunir autour d’une seul musicien toutes les percussions qui se puissent imaginer. Le mot “batterie” au sens élargi d’assemblage d’ustensiles destiné à une même activité, batterie de cuisine ou de musique.

Et que dire de la pertinence de mon prologue claudélien sur “le bâclé”, “le provisoire”, “l’improvisé”. Le propos pourrait paraître ici déplacé, la prestation de nos trois musiciens reposant indubitablement sur une perfection du geste et de sa mise en scène – grâce soit rendu à Sam Mary, scénographe et éclairagiste attaché à ce programme, ainsi qu’au technicien son de l’Archipel, en un temps où l’art de la sonorisation se réduit trop souvent à “amplifier”, “booster” et “assourdir”. Or pareille perfection ne relève en rien du n’importe quoi, même si ça en donne l’air, paradoxe sur lequel reposait également la mise en scène, fidèle aux impératifs de Claudel, d’Éric Ruf dans ce Soulier de satin de la Comédie française (ou en 1943 de Jean-Louis Barault qui en fut le créateur). L’enthousiasme collectif comme sésame. Mais oublions Claudel…

Enfin, non, pas trop vite, car dans un cas comme dans l’autre, il s’agit tout à la fois d’illumination et de rituel. Cérémonial Pollen, nous dit le titre du spectacle de ce trio appelé La Soustraction des fleurs. Fleurs, pollen, miel, abeilles, Reine et gelée royale… une invitation à une forme de retour sur la “Vie”, qui n’est autre que celle qui incita la génération des baby boomers – alors plus ou moins conscientes de la catastrophe écologique qui se profilait dès le dernier quart du 20e siècle, qui plus est confrontées à une perte du “Sens” – à quitter les villes pour réapprendre auprès des anciens l’agriculture, l’élevage, l’artisanat, le bal paysan, l’art de racler le violon, les langues autochtones, la veillée, l’art du conte, et à y puiser de quoi inventer de nouvelles mythologies, un nouveau paganisme ou à enchanter leur agnosticisme; dont certains allèrent même puiser les sources vers des terres lointaines et au-delà des mers.

Veillées ? Contes ? Mythologies ? Jean-François Vrod est aussi conteur – cet ancêtre du stand up et du one man show –, art qu’il tient de ses informateurs du Massif central, qu’il partage avec ses compères, éclaire à la lumière d’autres fréquentations littéraires et poétiques, empruntant pour ce spectacle textes, citations, aphorismes, devinettes, à Serge Pey, poète, comédien, situationniste, occitan et cosmopolite, à Christian Bobin qu’on ne présente plus, au rituel navajo Kledze Hatal et même à la Médée  de Sénèque… Ah ! Je vois Claudel, notre viel ambasseur-poète ratiocinant qui soulève sa pierre tombale, interpelé par l’évocation de la tragédie grecque et des théâtres de l’Extrême-Orient – nô, kabuki, wayang, kecak – et, probablement, la refermant horrifié. Ou peut-être ravi, son être cosmopolite enfin réconcilié avec la ruse paysanne de son âme profonde !

Mais restons-en là. Ce nouveau cérémonial de la Soustraction des fleurs est une invitation à rêver, chacun son rêve et, à en croire les applaudissements nourris et les rappels du public de l’Archipel de Fouesnant, en ces terres du Sud de Quimper, populeuses l’été et désertées l’hiver, il faut croire que chacun en est reparti avec sa part de rêve. Franck Bergerot