Jazz live
Publié le 28 Juil 2024 • Par Sophie Chambon

Lua, le duo Machado Ithursarry au festival de Chaillol

LUA, la lune se lève au Chaillol avec le duo Machado Ithursarry.

Entre Alpes et Provence, une itinérance musicale.?.

http://www.festivaldechaillol.com

La montagne en été ça vous gagne … si en plus des activités de randonnées, vous pouvez écouter le soir des concerts inédits qui vous font voyager autrement, en explorant des nouveaux lieux, le petit patrimoine vernaculaire, églises, châteaux dans les villages alentour. C’est l’expérience vécue avec la découverte du festival de Chaillol dans le Champsaur Valgaudemar : sa vingt-huitième édition du 19 juillet au 10 août continue à mettre en avant l’aventure artistique du spectacle vivant avec une programmation itinérante originale, traversant les paysages et reliefs du pays gapençais en allant à la rencontre du public local dès lors complice, fidèle. La structure est tenue à bout de bras par une équipe petite mais solide et passionnée de quatre salariés parfaitement à leur place autour de Michaël Dian, le directeur de l’Espace culturel de Chaillol sans compter une vingtaine de bénévoles toujours dévoués qui n’hésitent pas, par exemple, à redescendre vers Gap, point d’arrivée et de départ des musiciens. Et pendant le festival l’indispensable régisseur (photographe) Alexandre.

Interrogé sur ses motivations, ses partis pris esthétiques qui déterminent une programmation originale dans un esprit de création active et renouvelée, il avoue s’intéresser à des répertoires d’époques, de genres et de formes différents : musique classique, contemporaine, jazz et musiques improvisées, oralités traditionnelles. Ce sera l’occasion de découvrir des musiques souvent inouïes aux sons et timbres parfois étonnants d’artistes qui prennent des risques dans ces périodes de grande fragilité. Le festival joue son rôle d’éclaireur et de défricheur de musiques, accompagnant d’ailleurs les gestes artistiques par des dispositifs de résidence. Il va aussi au devant des populations locales dans une coordination réussie entre l’artistique et la territorialité : avec des actions artistiques et culturelles pour des publics spécifiques écoliers ou lycéens haut-alpins, les résidents de la Chrysalide, le foyer de travailleurs handicapés de Tallard, les détenus de la Maison d’arrêt de Gap…

Une véritable petite entreprise qui essaie de donner du sens à ses propositions et fonctionne à l’année avec le point d’orgue du festival qui accueille aussi bien les touristes que les résidents secondaires (la zone est prisée pour le ski avec des stations-villages bien connues des sudistes Ancelle, Chaillol, St Bonnet en Champsaur) et les habitants de tous ces terroirs, partenariats avec le Buëch Devoluy, Serre Chevalier et le Val d’Arance, la communauté de communes Gap-Tallard . La coopération avec les collectivités et les acteurs du territoire a valu à l’Espace Culturel de Chaillol l’appellation de Scène conventionnée d’intérêt national, Art en territoire depuis 2019 (contrat avec l’Etat, la Région, le Département, la com com de Champsaur Valgaudemar, la Sacem). A la rencontre de tous, dans un esprit de service public en somme, la politique tarifaire expérimentée récemment a été reconduite après avoir rencontré un certain succès-on le comprend puisque des tarifs conscients sont proposés, accès à 5 euros, réduit 8 euros, plein 12 euros, soutien à 20 euros et gratuit pour les moins de 12 ans.

Débarquant à Gap, aussitôt prise en charge par la dynamique spécialiste com de l’équipe Sandrine Pauget, pendant la montée au Chaillol Station, j’apprends que le duo Sokou des violonistes Clément Janinet ( Les Litanies des Cimes 1 & 2 ) et Adama Sidibe a ouvert avec succès le festival à St Bonnet en Champsaur, place du Champ de Foire avant de rejouer le lendemain à Tallard dans la Cour du château.

Car le point fort du festival est de donner aux musiciens la possibilité de jouer deux soirs de suite dans des lieux différents pour de nouveaux publics. Opération gagnante sur tous les plans. Je vais donc écouter LUA du pianiste Jean-Marie Machado et de l’accordéoniste Didier Ithursarry. Des musiciens qui correspondent parfaitement à l’optique du festival de Chaillol puisqu’ils ont en commun le goût des rencontres, de l’échange, qu’ils aiment travailler des musiques de lisières aussi populaires que savantes, entre classique, jazz, ouverture et traditions.

http://www.didierithursarry.com/

Jean-Marie Machado – Pianiste, compositeur, explorateur d’univers musicaux (jeanmariemachado.com)

C’est avec Claude Barthélémy et son album Sereine chez Label Bleu que j’ai entendu l’accordéoniste bayonnais Didier Ithursarry pour la première fois, il a fait ensuite partie de l’orchestre ONJ, deuxième du guitariste Claude Barthélémy, à l’orée des années 2000 et je me souviens de leurs albums La Fête de l’eau et Admirabelamour. Compagnon de route depuis longtemps du pianiste Jean-Marie Machado, il a participé à beaucoup de projets de la compagnie Cantabile. L’idée du duo, la plus petite réduction de l’orchestre, s’est imposée avec cette lune ou « Lua » en portugais : deux instruments, piano et accordéon harmoniques et rythmiques qui peuvent se gêner si l’entente et la complémentarité ne sont pas au rendez vous. Ce qui n’est pas le cas dans ce duo complice où piano et accordéon s’ équilibrent, une affaire de matières, de textures soulignant le caractère original de l’accordéon, loin des clichés qui lui ont souvent été associés. Ithursarry n’a-t-il pas tenté avec succès un autre alliage inusité cette fois avec le hautboïste Jean Luc Fillon ? Il a participé aux deux Hymnes à l’Amour du saxophoniste Christophe Monniot (en attendant un troisième opus) profitant du dispositif créé par l’ONJ de Benoît (Olivier) et du label ONJ Fabric. Plutôt réservé en public, il peut se montrer disert quand il s’agit de son instrument, un Fisart : on évoque l’histoire de l’accordéon, l’école française Marcel Azzola et André Astier mais aussi le Belge Gus Viseur, Tony Murena et Joe Privat, le swing musette. Si l’accordéon semble reconnu aujourd’hui avec une nouvelle génération suivant Vincent Peirani, il n’en a pas toujours été ainsi et c’est Richard Galliano qui a réouvert une voie dans les années 90 dans laquelle Didier Ithursarry a su s’engouffrer.

Quant à Jean-Marie Machado, l’infatigable pianiste d’origine portugaise et aussi italo-espagnole, il continue d’inscrire depuis plus de vingt ans des projets différents mais cohérents dans le fil de sa vie musicale. Il dit vivre «la musique plus comme un passeur qui compose que comme un chercheur … aimer jouer, à sa façon, la musique écrite par d’autres. Le jazz est la musique choisie pour être libre. Il fait «son» jazz de rêve, avec la faculté de changer à chaque nouvel album.» Et sa discographie imposante en témoigne. Il a un rapport fort à son instrument qu’il a étudié dans la tradition des compositeurs espagnols Albeniz, Granados, De Falla, de Liszt mais aussi des impressionnistes de l’école française.

Mercredi 24 Juillet / Première étape : la balance au Château de Tallard, 18h.

Je souhaite assister à la balance, initiative heureuse car n’ayant pas joué ce programme depuis longtemps, les deux musiciens vont m’offrir une véritable répétition, un moment intense où ils reprennent les thèmes, décident du montage du concert du soir. Il est toujours excitant d’être là, à l’origine d’une musique en train de se recréer avec la sonorité acoustique pleine. Répéter n’est pas un vain mot pour la mise en place d’une musique qui a l’exigence de sa qualité. Qui dit chronique dit saisie de l’instant écouté et permanence de l’entendu. On est loin de l’achèvement, de la clôture, du définitif. Ces deux soirées seront plutôt le lieu de passages, d’admirations: on aimerait partager la musique dans tous ses états, dans tous ses éclats.

Le concert dans la chapelle du Château de Tallard, 21h00.

Quand le concert commence, c’est tout de suite vif, généreusement expansionniste, une musique qui peut et va sortir du cadre faisant détours et variations. Dans un plaisant numéro de duettistes-chansonniers, Jean-Marie Machado mène l’échange, présentant avec humour et aisance, laissant le soin à son partenaire de parler de ses propres compositions.

Le répertoire dû en grande partie à Machado a du style et du tempérament . Avec Sentiers évanouis-Aspirer la lumière les forces vives en jeu communiquent une tension constante, sans tâtonnement prudent, dans une prise de risque assumée. Le pianiste aime bouleverser les codes, jouer et déjouer les attentes. Jean-Marie Machado a une solide formation classique et cela se voit, il joue sur tous les registres de l’instrument et ne se limite pas au seul médian comme beaucoup de ses confrères. S’il a des réflexes de concertiste et s’inscrit dans une tradition de compositeur classique, il est parfois déconcertant, voire déstabilisant dans ses élans d’improvisateur.

Avec des tempéraments pourtant différents, l’alchimie est immédiate, une certaine cohérence s’installe, les titres s’enchaînent et une ligne directrice se dessine dans un ensemble parfaitement équilibré. Deux solistes à part entière dont les jeux s’imbriquent délicatement. On les apprécie comme interprètes et comme compositeurs. Leurs pièces pas faciles, souvent imprévisibles se divisent en fragments avec suspens, rebonds, intercalant néanmoins des respirations entre des échappées fulgurantes. Une circulation continue avec des rythmes complexes qui exigent une vigilance constante de leur part. Sans se donner un rôle précis d’accompagnateur, l’accordéoniste peut installer la toile de fond, favorisant la mélodie, un chant à part entière, les envolées fougueuses du pianiste. Mais il sait aussi parfaitement se libérer laissant éclater une ardeur lyrique. ll a écrit deux compositions dont une folle course-poursuite Vuelta virevoltant sur un tempo de plus en plus vif, un “tour” qui n’est pas vraiment une promenade, où son bras droit tel un archet, dépliant les soufflets leur donne le maximum d’ amplitude donc d’intensité. Un engagement physique évident, l’instrument faisant tout de même près de 15 kgs. Le piano s’emballe lui aussi dans la contagion de la vitesse, dans une griserie éperdue, un tournoiement que n’aurait pas désavoué Ravel. Dans un dérèglement contrôlé, ils nous baladent sans jamais nous perdre et au tourbillon fou peut répondre l’infinie tendresse d’une berceuse. Un moment de recueillement survient avec No church but songs qui trouvera toute sa résonance dans la drôle d’église déconsacrée de St Michel de Chaillol, le lendemain soir. Ce thème élégiaque et doux fut écrit en souvenir de Jacques Mahieux,un portrait musical de l’ami chti, batteur-chanteur anar qui fut à l’origine de la rencontre des deux musiciens. Suivra Lua de l’accordéoniste qui prenait tellement de sens dans le projet qu’elle lui a donné son titre : mélancolie et rythmique exacerbée pour deux claviers qui jouent harmonies, rythmes et notes. Avec Santournis ils partent de leur côté et se rejoignent sur des musiques des Balkans épicées de grooves marocains. C’est que tous deux n’en finissent jamais d’intégrer les influences de leurs origines, suivant le fil de leur histoire musicale : le «kantuz» dans la musique du basque, originaire du «petit Bayonne» (comme Portal) exprime dans cette langue difficile et mystérieuse, « l’instant présent où l’on chante». Du lyrisme, il y en aura donc dans leur musique commune. Et de la danse encore et toujours, les deux hommes ne se sont-ils pas connus dans l’orchestre de Jean-Marie Machado Danzas en 2007? Une invitation à la danse avec des rythmes vifs. L’accordéoniste vient du bal et de cette tradition populaire qui n’est pas un folklore imaginaire. Et le fado a une place particulière dans le cœur de JM Machado. Je me souviens de notre première rencontre pour l’enregistrement à la Buissonne de Sœurs de sang (Le Chant du Monde, 2007) où il réunissait le blues de Billie Holiday et la « saudade » d’Amalia Rodriguez. Il disait alors souhaiter trouver «entre les rives du fado et du jazz un endroit sensible et commun». Il y aura donc Perseguiçao à la douce intro au piano qui restitue le mystère du fado et toute la nostalgie de ce blues européen, vague à l’âme éternel.
Ainsi, partant de ce socle qui les constitue, de leurs racines, le pianiste et l’accordéoniste nous emmènent fort loin. S’ils se connaissent profondément, ces deux musiciens ne tombent pas dans les chausse-trappes de l’habitude, même quand ils recyclent des compositions plus anciennes, comme ce «Blue Spice» d’Eternal Moments de 2010 (Dave Liebman/ JM Machado) très monkien, en sixte et septième diminuée.

Jean-Marie Machado a un univers mélodique, vif et énergique, que ce soit dans ce bel Aspirez la lumière plein d’espoir ou dans le plus tourmenté et rageur «Broussailles» qui évoque les ravages de la tondeuse à gazon, « serial killer » des plantes et herbes folles.… Un dernier morceau nettement plus rugueux, avant le rappel, inspiré du Nocturne de Chopin opus 9 n°1 reconstruit avec une réelle habileté dans l’improvisation, en do et non en si bémol mineur, le premier thème devenant alors fredon lancinant. Pour cette première soirée, la musique finit par avancer vers plus de sérénité jusqu’à une certaine tendresse.

Jeudi 25 Juillet : Lisière des Tumultes, Noémi Boutin et Antoine Choplin, 18h.

Alors que la France se prépare à la Cérémonie d’ouverture des J.O et à subir une sérieuse attaque du réseau Sncf, tout est calme dans le Champsaur et avant le concert du soir dans l’église très particulière du hameau de St Michel, à Chaillol où commença le festival en 1997, aura lieu un moment insolite en fin d’après-midi à St Léger les Mélèzes, plateau de Libouze.

Un cadre exceptionnel pour un duo poétique à ciel ouvert, plein de souffles et de sonorités composites, où l’imaginaire en mouvement du poète Antoine Choplin rejoint le chant et les improvisations de la violoncelliste Noémi Boutin (entendue à Cluny dans son duo avec la flûtiste Sylvaine Hélary). La musicienne, virtuose classique qui a enregistré avec le quatuor Bela, avec Vanessa Wagner, qui passe de Schubert à Britten, a choisi cette fois des oeuvres contemporaines instrumentales de Misato Mochizuki, de la finnoise Kaija Saariaho et une commande de l’Espace Culturel Chaillol pour 2024 de Jean François Vrod. Une pièce « éclatée » entre musique, bruissements du vent dans les percussions et récit de la triste histoire de Narcisse et de son amoureuse éperdue, la Nymphe Echo. Ce projet qui tient particulièrement à coeur à Noémi Boutin verra le jour très bientôt sur le label de Catherine Peillon, l’Empreinte Digitale.

Un dialogue poétique composé d’extraits choisis lors de la résidence au festival, deux voix croisées en correspondance ou non avec les impros musicales. Ainsi comme à Errobiko Festivala d’Itxassou, ou même à Uzeste, le public vit une immersion spatio-temporelle au diapason d’une nature éternelle qui résiste encore à un monde destructeur. On entre en résonance dans une vibration commune, au gré de l’improvisation libre des artistes, les sons et timbres divers faisant se frotter paysages du dehors et du dedans.

Duo Lua deuxième soirée église de St Michel de Chaillol, 21h.

Le concert est annoncé complet : la jauge est plus grande mais l’église est vite remplie. A la différence du soir précédent, le concert de Lua démarre moins impétueusement sur un versant plus tendre. Dans un ordre différent sans se réinventer, alternant des mélodies aussi lumineuses que mélancoliques avec d’autres qui donnent le tournis, un Nocturne plus percussif mais Lua nous berçant encore avant le piquant et toujours emporté Broussailles. Mais le rappel est nouveau , cet intrigant Lezanafar qui renvoie au Finistère sud où vit à présent Jean-Marie Machado après quinze ans de direction du Centre du Perreux sur les Bords de Marne. Les grands orchestres ne lui ont jamais fait peur malgré de sérieux inconvénients, les coûts des concerts souvent prohibitifs et les solides connaissances exigées dans les compositions.

C’est un régal, le public est ravi, Machado avouera pourtant que le son était plus agréable la veille et qu’il a dû batailler avec l’atmosphère plus humide de l’église qui rendait le son du Yamaha, pourtant excellent, plus tassé. Comme si l’instrument s’enveloppait dans un moelleux édredon.

La Nuit remue encore quand nous quittons les lieux. Pourquoi la lua dans le ciel étoilé me fait-elle penser à une lettre près, un ‘n’ , à la «luna rossa» d’Antonio Tabucchi, le plus portugais des écrivains italiens?

Sophie Chambon