Le jazz en respect, essai sur une déroute philosophique
Tout est dans ce titre de l’ouvrage consacré par la philosophe Joana Despat-Roger au constat de cette déroute.
Rejetant l’opposition au sein de l’Université française entre ceux qui écoutent le jazz et ceux qui le pensent, regrettant à mots couverts le dédain pour ceux d’“en bas” de ceux d’“en haut” (les penseurs que l’on qualifierait volontiers de “hors sol” au regard de leur relative surdité à l’objet de leur pensée).
Hélas, passé cette entrée en matière, Joana Desplat-Roger restera hors sol, certes avec un regard critique (mais en avait-on besoin ?) sur le contournement tristement célèbre de Derrida pour parler de l’art d’Ornette Coleman et sur les aberrations d’un certain Nelson Goodman (bien appliqué à exclure le jazz du champ de « l’œuvre musicale »), d’un Francis Wolff (« Le jazz est créateur de climats, rarement il exprime des émotions. Le blues si. ») ou d’un Jerrold Levinson (« Le jazz est rarement dans une tonalité mineure »). Impayables ces philosophes !
Page 108, arrive le musicologue et philosophe allemand Theodor Adorno (1903-1969), omniprésent jusqu’à la fin du livre. Combien de pages les penseurs français du jazz ne lui ont-ils pas déjà consacrées ? Il est vrai que Joana Desplat-Roger lui règle méthodiquement son compte et, on l’espère, définitivement. Mais il suffisait d’observer – ce qu’elle fait un peu tardivement – qu’on ne sait jamais de quoi parle Adorno, traitant du jazz de manière générale en citant des morceaux, rarement les noms de leurs interprètes (tout au plus Benny Goodman, Artie Shaw et… Guy Lombardo), alors que de toute évidence il s’est fait son idée dans les cabarets berlinois de la république de Weimar et n’en a plus démordu. Contrairement à son confrère Günter Anders dont Joana Desplat-Roger nous signale que ses archives comportent des notes consacrées à Duke Ellington, Lennie Tristano, Dizzy Gillespie, Count Basie, Charlie Parker et Art Tatum, ainsi qu’une remarque laissant à supposer l’évolution de son regard sur le jazz. Et plutôt que lire une énième étude sur Adorno et le jazz, on aura tout à gagner de lire Si on a du jazz, pas besoin de schnaps de Pascale Cohen-Avenel où l’on voit combien fut biaisée la double perception par l’intelligentsia allemande (on pourrait en dire de même en France) des premières manifestations de la “musique nègre” : entre le bon sauvage modèle de libération du corps ou menace de dégénérescence et la rythmicité du travail à la chaîne comme modèle productiviste ou comme repoussoir de l’Amérique capitalisme et impérialiste.
Étrange situation où il semble que l’Université française ne sache penser le jazz qu’à travers ce vieux penseur allemand qui, à penser si méthodiquement son siècle, est passé au moins partiellement à côté… et voudrait nous convaincre que le jazz n’eut qu’une préhistoire, mais hélas, en se trompant de préhistoire (Guy Lombardo!). Et s’il fallait faire une dernière génuflexion devant le monument funéraire d’Adorno, le prétexte nous en est fourni par une ultime et belle citation sauvée de la déroute : Il faut composer “au marteau”, comme Nietzsche voulait faire de la philosophie au marteau, c’est-à-dire marteler légèrement les formes pour que l’oreille critique en détecte les parties creuses, et non les briser en confondant débris et avant-garde, sous prétexte que ces débris font songer à des villes bombardées. » On imagine ces mots dans la bouche d’André Hodeir… ou de George Russell lui qui pensait plus l’avant-garde des années 1960 en termes d’assimilation que de table rase.
En conclusion, tout en invitant les penseurs et écouteurs du jazz à joindre leurs compétences – écoute analytique, histoire et géographie, sociologie, psychologie… tout cela ne relève-t-il pas, d’ailleurs, de la musicologie dont les élites culturelles d’aujourd’hui tentent de faire un gros mot –, Joana Desplat-Roger constate la déroute de la philosophie en ce qui concerne le jazz : « Quelles conséquences pouvons-nous tirer de ces échecs philosophiques successifs ? Qu’il est préférable de ranger nos livres pour remettre le son du jazz ? Sans aucun doute. » Ajoutant néanmoins « Mais l’ampleur de cet échec ne témoigne-t-il pas aussi d’un enjeu philosophique d’envergure, qui concerne sans doute moins la question du jazz que l’acte même de philosopher. » Laissons donc les philosophes jongler avec ces enjeux d’envergure et redescendons vers le son du jazz. Franck Bergerot
Le jazz en respect, Essai sur une déroute philosophique, Joana Desplat-Roger, Éditions MF, 208 pages, 20 €.