Le mégaoctet à nos trousses!
On est sorti du Triton en pressant le pas. Près du métro Mairie des Lilas, on a regardé plusieurs fois par-dessus notre épaule. Dans la station, on a changé de wagon car deux malabars nous regardaient avec un drôle d’air. Puis on a couru chez soi, malgré un début de point de côté. On a grimpé les escaliers quatre à quatre et fermé la porte à double tour. Ce qui nous avait mis dans tous nos états? Un petit arrosoir en fer-blanc rencontré lors du concert du MégaOctet d’Andy Emler…
Le MégaOctet d’Andy Emler
Jeudi 21 novembre 2013, Le Triton, Les Lilas (93)
Andy Emler (piano) Claude Tchamitchian (contrebasse) Eric Echampard (batterie) François Verly (percussions) François Thuillier (tuba) Philippe Sellam (sax alto) Thomas de Pourquery (sax alto, Laurent Dehors (clarinette basse, clarinette, saxophone ténor) Laurent Blondiau (trompette et bugle)
Il y a des orchestres qui lézardent, d’autres qui ronronnent, et même certains qui plastronnent. Celui d’Andy Emler, qu’on nous passe cette expression un peu rustique, envoie du steak. Et méchamment. Comme certaines voitures de sport, le Mégaoctet a des accélérations fulgurantes. En quelques secondes, il colle le spectateur à son siège. Lorsqu’il monte ainsi en puissance, le Mégaoctet dégage un irrésistible sentiment d’euphorie. La frappe très rock du batteur Eric Echampard contribue beaucoup à ces décollages rapides. François Verly, aux percussions, a une palette plus impressionniste mais tout aussi efficace. Le son du groupe doit énormément à la complémentarité entre ces deux musiciens. Avec deux gars pareils dans la salle des machines, l’orchestre est équipé pour cavaler…
Du steak, donc. Mais encore ? Il nous semble entendre une sorte d’urgence tendue dans cette énergie déployée par l’orchestre d’Andy Emler. Dans sa manière d’accélérer sans jamais reprendre son souffle, il évoque une poursuite éperdue. Quelque chose le presse, le guette, le hante. On décèle une angoisse (parfois elle se mue en rage) et en même temps une pulsion vitale euphorisante. Courir, c’est avoir la certitude d’être vivant. L’air entre dans les poumons, le cœur bat, les muscles s’activent. Même dans ses
limites et ses fragilités (essoufflement, point de côté….) notre corps qui court nous dit : tu es vivant.
Mais le mégaoctet ne se limite pas à ses muscles affûtés. Son énergie est soigneusement dosée. Andy Emler est un maître dans l’art d’alterner les flux et les reflux. Beaucoup de morceaux commencent d’ailleurs en pente douce. C’est le cas de Father Tom (qu’Andy Emler dédie « à tous les chauves barbus » en glissant un regard insistant du côté de son saxophoniste Thomas de Pourquery). Laurent Dehors introduit le morceau par un solo de clarinette basse contemplatif. Il se transforme en vent qui siffle sous la porte d’une vieille maison de campagne. Ensuite, à la clarinette cette fois, il entame un solo spectaculaire. Il virevolte dans les aigus. L’orchestre à ses trousses rugit, griffe, explose, et tente de lui mordre les mollets. Heureusement, Laurent Dehors s’échappe au dernier moment grâce à ses super-pouvoirs. Un solo de marimba du percussionniste vient apporter un relatif apaisement avant le déchaînement final.
Dans ces retombées Andy Emler montre toute sa maîtrise. L’orchestre sait s’apaiser sans s’enliser. L’énergie circule, mais de manière souterraine. C’est le cas aussi dans Shit Happens. Le chorus possédé de Thomas de Pourquery au saxophone alto est suivi d’un dialogue raffiné entre le piano d’Andy Emler et la contrebasse de Claude Tchamitchian. Emler ne quitte pas son complice du regard. Il cherche ses réactions pour chaque phrase jouée. Ça dure juste le temps qu’il faut avant une nouvelle cavalcade.
Ce dosage subtil entre groove et délicatesse doit beaucoup aux musiciens eux-mêmes. Quelle chance incroyable d’entendre sur une même scène tant de talents exceptionnels ! Dès le premier morceau, François Thuillier montre tout ce que son tuba a dans le ventre. Il excelle dans un jeu rythmique constitué de petits clapotis de sons qui éclatent doucement dans l’aigu, et une sorte de parler-jouer polyphonique. Un peu plus tard à la pause, on croise le phénomène, et on lui demande comment se répartissent les rôles avec le bassiste Claude Tchamitchian: «Oh… on ne se marche pas du tout sur les pieds… Dans ce projet Andy m’utilise plutôt comme un tromboniste… Je ne fais pas tellement la basse, ou alors disons la basse des vents. Oui, c’est ça… mon rôle est parfois d’être la basse des deux saxos et du trompettiste ! »
Il faudrait citer tous les musiciens. La transe lyrique de Thomas de Pourquery dans La Régamuse, et les motifs hypnotiques de Philippe Sellam dans Mirrors. Laurent Blondiau à la trompette et au bugle, possède une magnifique sonorité. L’une de ses sourdines intrigue. Elle ressemble mystérieusement à un petit arrosoir et produit un son grésillant. On se promet de l’interroger là-dessus.
Et le maître là-dedans ? Andy Emler a l’élégance de se servir moins bien que ses invités. Il s’octroie des solos brefs, poétiques, délicats qui mettent momentanément un couvercle sur cette marmite bouillonnante. Pour clôturer la soirée, Médéric Collignon, ancien trompettiste de l’orchestre s’invite dans le dernier morceau. En cinq minutes, il donne tout. Scat, chants, raclements, sifflement, bruits organiques non identifiés, tout y passe. Une tornade joyeuse. Et qui ressort de scène comme s’il était juste passé dire bonjour…
Après le concert, Andy Emler embrasse plusieurs de ses amis. Il se dit ravi : « Dès le premier morceau j’ai senti que ça décollait. On se sent comme à la maison dans cette salle. C’est un honneur pour moi de jouer avec de tels musiciens ! ». Un barbu jovial, venu du Lubéron, lui fait dédicacer un disque avec la mention : « Pour une petite fée ». Le barbu s’explique, embarrassé : «C’est ma copine…Ah, je suis amoureux, c’est un vrai bordel ». Emler lève un sourcil inquiet : « T’es sûr que tu veux pas lui faire écouter autre chose pour commencer ? ». Le barbu n’en démord pas. Il repart dans le Lubéron en serrant son disque contre lui. On demande alors à Emler s’il compte enregistrer un disque live. Il rouspète : « Pfff… mais non… ça n’intéresse personne… Quand on a eu notre victoire de la musique, personne n’a pensé à mettre un sticker sur le disque pour le signaler… ».
Un documentaire vient de sortir sur le fonctionnement collectif de l’orchestre d’Andy Emler. Il s’appelle « Zicocratie », jolie contraction de « zique » et « démocratie ». Il a été réalisé par Richard Bois. J’en discute avec le chaleureux Thomas de Pourquery. Je lui demande comment se passe la mise au point du répertoire. Lui arrive-t-il de proposer des idées au chef ? Il éclate de rire : « Que dalle ! Zicocratie, Zicocratie… Zictature plutôt ! Andy, c’est un compositeur total. Tout est écrit à la note près. Avec évidemment une place pour les impros. C’est lui qui amène toute la musique. Mais en même temps, il écrit en fonction de nous, donc ça nous correspond forcément. Tiens, je te donne un scoop : le répertoire qu’on a joué ce soir, celui du disque « E-Total », lui a été inspiré par la cuisine japonaise… ».
Tandis qu’on imagine quel peut bien être l’équivalent sonore d’un sushi, le trompettiste Laurent Blondiau passe dans le coin. On l’intercepte, on veut savoir pour sa sourdine : « Oui, c’est bien un arrosoir… Mais j’ai ajouté à l’intérieur un petit filament d’ampoule électrique… Quand je tourne la main ça vibre de façon chaque fois différente. J’ai une autre sourdine qui est un petit récipient à eau, que j’ai acheté au Maroc ».
Des filaments d’ampoule dans un arrosoir en fer blanc ? On blêmit. Décidément, ces types du Mégaoctet sont capables de tout. S’ils peuvent ainsi humilier un arrosoir professionnel, que ne feraient-ils pas à un journaliste en fer-blanc? Euh, non, le contraire, enfin bref. On rentre dare-dare. On s’enferme chez soi, on n’ouvre à personne, on ne répond plus au téléphone. On regarde les dates de tournée du MégaOctet. On ne sortira de chez soi que quand ils seront au Japon.
texte: Jean-François Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët
|
On est sorti du Triton en pressant le pas. Près du métro Mairie des Lilas, on a regardé plusieurs fois par-dessus notre épaule. Dans la station, on a changé de wagon car deux malabars nous regardaient avec un drôle d’air. Puis on a couru chez soi, malgré un début de point de côté. On a grimpé les escaliers quatre à quatre et fermé la porte à double tour. Ce qui nous avait mis dans tous nos états? Un petit arrosoir en fer-blanc rencontré lors du concert du MégaOctet d’Andy Emler…
Le MégaOctet d’Andy Emler
Jeudi 21 novembre 2013, Le Triton, Les Lilas (93)
Andy Emler (piano) Claude Tchamitchian (contrebasse) Eric Echampard (batterie) François Verly (percussions) François Thuillier (tuba) Philippe Sellam (sax alto) Thomas de Pourquery (sax alto, Laurent Dehors (clarinette basse, clarinette, saxophone ténor) Laurent Blondiau (trompette et bugle)
Il y a des orchestres qui lézardent, d’autres qui ronronnent, et même certains qui plastronnent. Celui d’Andy Emler, qu’on nous passe cette expression un peu rustique, envoie du steak. Et méchamment. Comme certaines voitures de sport, le Mégaoctet a des accélérations fulgurantes. En quelques secondes, il colle le spectateur à son siège. Lorsqu’il monte ainsi en puissance, le Mégaoctet dégage un irrésistible sentiment d’euphorie. La frappe très rock du batteur Eric Echampard contribue beaucoup à ces décollages rapides. François Verly, aux percussions, a une palette plus impressionniste mais tout aussi efficace. Le son du groupe doit énormément à la complémentarité entre ces deux musiciens. Avec deux gars pareils dans la salle des machines, l’orchestre est équipé pour cavaler…
Du steak, donc. Mais encore ? Il nous semble entendre une sorte d’urgence tendue dans cette énergie déployée par l’orchestre d’Andy Emler. Dans sa manière d’accélérer sans jamais reprendre son souffle, il évoque une poursuite éperdue. Quelque chose le presse, le guette, le hante. On décèle une angoisse (parfois elle se mue en rage) et en même temps une pulsion vitale euphorisante. Courir, c’est avoir la certitude d’être vivant. L’air entre dans les poumons, le cœur bat, les muscles s’activent. Même dans ses
limites et ses fragilités (essoufflement, point de côté….) notre corps qui court nous dit : tu es vivant.
Mais le mégaoctet ne se limite pas à ses muscles affûtés. Son énergie est soigneusement dosée. Andy Emler est un maître dans l’art d’alterner les flux et les reflux. Beaucoup de morceaux commencent d’ailleurs en pente douce. C’est le cas de Father Tom (qu’Andy Emler dédie « à tous les chauves barbus » en glissant un regard insistant du côté de son saxophoniste Thomas de Pourquery). Laurent Dehors introduit le morceau par un solo de clarinette basse contemplatif. Il se transforme en vent qui siffle sous la porte d’une vieille maison de campagne. Ensuite, à la clarinette cette fois, il entame un solo spectaculaire. Il virevolte dans les aigus. L’orchestre à ses trousses rugit, griffe, explose, et tente de lui mordre les mollets. Heureusement, Laurent Dehors s’échappe au dernier moment grâce à ses super-pouvoirs. Un solo de marimba du percussionniste vient apporter un relatif apaisement avant le déchaînement final.
Dans ces retombées Andy Emler montre toute sa maîtrise. L’orchestre sait s’apaiser sans s’enliser. L’énergie circule, mais de manière souterraine. C’est le cas aussi dans Shit Happens. Le chorus possédé de Thomas de Pourquery au saxophone alto est suivi d’un dialogue raffiné entre le piano d’Andy Emler et la contrebasse de Claude Tchamitchian. Emler ne quitte pas son complice du regard. Il cherche ses réactions pour chaque phrase jouée. Ça dure juste le temps qu’il faut avant une nouvelle cavalcade.
Ce dosage subtil entre groove et délicatesse doit beaucoup aux musiciens eux-mêmes. Quelle chance incroyable d’entendre sur une même scène tant de talents exceptionnels ! Dès le premier morceau, François Thuillier montre tout ce que son tuba a dans le ventre. Il excelle dans un jeu rythmique constitué de petits clapotis de sons qui éclatent doucement dans l’aigu, et une sorte de parler-jouer polyphonique. Un peu plus tard à la pause, on croise le phénomène, et on lui demande comment se répartissent les rôles avec le bassiste Claude Tchamitchian: «Oh… on ne se marche pas du tout sur les pieds… Dans ce projet Andy m’utilise plutôt comme un tromboniste… Je ne fais pas tellement la basse, ou alors disons la basse des vents. Oui, c’est ça… mon rôle est parfois d’être la basse des deux saxos et du trompettiste ! »
Il faudrait citer tous les musiciens. La transe lyrique de Thomas de Pourquery dans La Régamuse, et les motifs hypnotiques de Philippe Sellam dans Mirrors. Laurent Blondiau à la trompette et au bugle, possède une magnifique sonorité. L’une de ses sourdines intrigue. Elle ressemble mystérieusement à un petit arrosoir et produit un son grésillant. On se promet de l’interroger là-dessus.
Et le maître là-dedans ? Andy Emler a l’élégance de se servir moins bien que ses invités. Il s’octroie des solos brefs, poétiques, délicats qui mettent momentanément un couvercle sur cette marmite bouillonnante. Pour clôturer la soirée, Médéric Collignon, ancien trompettiste de l’orchestre s’invite dans le dernier morceau. En cinq minutes, il donne tout. Scat, chants, raclements, sifflement, bruits organiques non identifiés, tout y passe. Une tornade joyeuse. Et qui ressort de scène comme s’il était juste passé dire bonjour…
Après le concert, Andy Emler embrasse plusieurs de ses amis. Il se dit ravi : « Dès le premier morceau j’ai senti que ça décollait. On se sent comme à la maison dans cette salle. C’est un honneur pour moi de jouer avec de tels musiciens ! ». Un barbu jovial, venu du Lubéron, lui fait dédicacer un disque avec la mention : « Pour une petite fée ». Le barbu s’explique, embarrassé : «C’est ma copine…Ah, je suis amoureux, c’est un vrai bordel ». Emler lève un sourcil inquiet : « T’es sûr que tu veux pas lui faire écouter autre chose pour commencer ? ». Le barbu n’en démord pas. Il repart dans le Lubéron en serrant son disque contre lui. On demande alors à Emler s’il compte enregistrer un disque live. Il rouspète : « Pfff… mais non… ça n’intéresse personne… Quand on a eu notre victoire de la musique, personne n’a pensé à mettre un sticker sur le disque pour le signaler… ».
Un documentaire vient de sortir sur le fonctionnement collectif de l’orchestre d’Andy Emler. Il s’appelle « Zicocratie », jolie contraction de « zique » et « démocratie ». Il a été réalisé par Richard Bois. J’en discute avec le chaleureux Thomas de Pourquery. Je lui demande comment se passe la mise au point du répertoire. Lui arrive-t-il de proposer des idées au chef ? Il éclate de rire : « Que dalle ! Zicocratie, Zicocratie… Zictature plutôt ! Andy, c’est un compositeur total. Tout est écrit à la note près. Avec évidemment une place pour les impros. C’est lui qui amène toute la musique. Mais en même temps, il écrit en fonction de nous, donc ça nous correspond forcément. Tiens, je te donne un scoop : le répertoire qu’on a joué ce soir, celui du disque « E-Total », lui a été inspiré par la cuisine japonaise… ».
Tandis qu’on imagine quel peut bien être l’équivalent sonore d’un sushi, le trompettiste Laurent Blondiau passe dans le coin. On l’intercepte, on veut savoir pour sa sourdine : « Oui, c’est bien un arrosoir… Mais j’ai ajouté à l’intérieur un petit filament d’ampoule électrique… Quand je tourne la main ça vibre de façon chaque fois différente. J’ai une autre sourdine qui est un petit récipient à eau, que j’ai acheté au Maroc ».
Des filaments d’ampoule dans un arrosoir en fer blanc ? On blêmit. Décidément, ces types du Mégaoctet sont capables de tout. S’ils peuvent ainsi humilier un arrosoir professionnel, que ne feraient-ils pas à un journaliste en fer-blanc? Euh, non, le contraire, enfin bref. On rentre dare-dare. On s’enferme chez soi, on n’ouvre à personne, on ne répond plus au téléphone. On regarde les dates de tournée du MégaOctet. On ne sortira de chez soi que quand ils seront au Japon.
texte: Jean-François Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët
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On est sorti du Triton en pressant le pas. Près du métro Mairie des Lilas, on a regardé plusieurs fois par-dessus notre épaule. Dans la station, on a changé de wagon car deux malabars nous regardaient avec un drôle d’air. Puis on a couru chez soi, malgré un début de point de côté. On a grimpé les escaliers quatre à quatre et fermé la porte à double tour. Ce qui nous avait mis dans tous nos états? Un petit arrosoir en fer-blanc rencontré lors du concert du MégaOctet d’Andy Emler…
Le MégaOctet d’Andy Emler
Jeudi 21 novembre 2013, Le Triton, Les Lilas (93)
Andy Emler (piano) Claude Tchamitchian (contrebasse) Eric Echampard (batterie) François Verly (percussions) François Thuillier (tuba) Philippe Sellam (sax alto) Thomas de Pourquery (sax alto, Laurent Dehors (clarinette basse, clarinette, saxophone ténor) Laurent Blondiau (trompette et bugle)
Il y a des orchestres qui lézardent, d’autres qui ronronnent, et même certains qui plastronnent. Celui d’Andy Emler, qu’on nous passe cette expression un peu rustique, envoie du steak. Et méchamment. Comme certaines voitures de sport, le Mégaoctet a des accélérations fulgurantes. En quelques secondes, il colle le spectateur à son siège. Lorsqu’il monte ainsi en puissance, le Mégaoctet dégage un irrésistible sentiment d’euphorie. La frappe très rock du batteur Eric Echampard contribue beaucoup à ces décollages rapides. François Verly, aux percussions, a une palette plus impressionniste mais tout aussi efficace. Le son du groupe doit énormément à la complémentarité entre ces deux musiciens. Avec deux gars pareils dans la salle des machines, l’orchestre est équipé pour cavaler…
Du steak, donc. Mais encore ? Il nous semble entendre une sorte d’urgence tendue dans cette énergie déployée par l’orchestre d’Andy Emler. Dans sa manière d’accélérer sans jamais reprendre son souffle, il évoque une poursuite éperdue. Quelque chose le presse, le guette, le hante. On décèle une angoisse (parfois elle se mue en rage) et en même temps une pulsion vitale euphorisante. Courir, c’est avoir la certitude d’être vivant. L’air entre dans les poumons, le cœur bat, les muscles s’activent. Même dans ses
limites et ses fragilités (essoufflement, point de côté….) notre corps qui court nous dit : tu es vivant.
Mais le mégaoctet ne se limite pas à ses muscles affûtés. Son énergie est soigneusement dosée. Andy Emler est un maître dans l’art d’alterner les flux et les reflux. Beaucoup de morceaux commencent d’ailleurs en pente douce. C’est le cas de Father Tom (qu’Andy Emler dédie « à tous les chauves barbus » en glissant un regard insistant du côté de son saxophoniste Thomas de Pourquery). Laurent Dehors introduit le morceau par un solo de clarinette basse contemplatif. Il se transforme en vent qui siffle sous la porte d’une vieille maison de campagne. Ensuite, à la clarinette cette fois, il entame un solo spectaculaire. Il virevolte dans les aigus. L’orchestre à ses trousses rugit, griffe, explose, et tente de lui mordre les mollets. Heureusement, Laurent Dehors s’échappe au dernier moment grâce à ses super-pouvoirs. Un solo de marimba du percussionniste vient apporter un relatif apaisement avant le déchaînement final.
Dans ces retombées Andy Emler montre toute sa maîtrise. L’orchestre sait s’apaiser sans s’enliser. L’énergie circule, mais de manière souterraine. C’est le cas aussi dans Shit Happens. Le chorus possédé de Thomas de Pourquery au saxophone alto est suivi d’un dialogue raffiné entre le piano d’Andy Emler et la contrebasse de Claude Tchamitchian. Emler ne quitte pas son complice du regard. Il cherche ses réactions pour chaque phrase jouée. Ça dure juste le temps qu’il faut avant une nouvelle cavalcade.
Ce dosage subtil entre groove et délicatesse doit beaucoup aux musiciens eux-mêmes. Quelle chance incroyable d’entendre sur une même scène tant de talents exceptionnels ! Dès le premier morceau, François Thuillier montre tout ce que son tuba a dans le ventre. Il excelle dans un jeu rythmique constitué de petits clapotis de sons qui éclatent doucement dans l’aigu, et une sorte de parler-jouer polyphonique. Un peu plus tard à la pause, on croise le phénomène, et on lui demande comment se répartissent les rôles avec le bassiste Claude Tchamitchian: «Oh… on ne se marche pas du tout sur les pieds… Dans ce projet Andy m’utilise plutôt comme un tromboniste… Je ne fais pas tellement la basse, ou alors disons la basse des vents. Oui, c’est ça… mon rôle est parfois d’être la basse des deux saxos et du trompettiste ! »
Il faudrait citer tous les musiciens. La transe lyrique de Thomas de Pourquery dans La Régamuse, et les motifs hypnotiques de Philippe Sellam dans Mirrors. Laurent Blondiau à la trompette et au bugle, possède une magnifique sonorité. L’une de ses sourdines intrigue. Elle ressemble mystérieusement à un petit arrosoir et produit un son grésillant. On se promet de l’interroger là-dessus.
Et le maître là-dedans ? Andy Emler a l’élégance de se servir moins bien que ses invités. Il s’octroie des solos brefs, poétiques, délicats qui mettent momentanément un couvercle sur cette marmite bouillonnante. Pour clôturer la soirée, Médéric Collignon, ancien trompettiste de l’orchestre s’invite dans le dernier morceau. En cinq minutes, il donne tout. Scat, chants, raclements, sifflement, bruits organiques non identifiés, tout y passe. Une tornade joyeuse. Et qui ressort de scène comme s’il était juste passé dire bonjour…
Après le concert, Andy Emler embrasse plusieurs de ses amis. Il se dit ravi : « Dès le premier morceau j’ai senti que ça décollait. On se sent comme à la maison dans cette salle. C’est un honneur pour moi de jouer avec de tels musiciens ! ». Un barbu jovial, venu du Lubéron, lui fait dédicacer un disque avec la mention : « Pour une petite fée ». Le barbu s’explique, embarrassé : «C’est ma copine…Ah, je suis amoureux, c’est un vrai bordel ». Emler lève un sourcil inquiet : « T’es sûr que tu veux pas lui faire écouter autre chose pour commencer ? ». Le barbu n’en démord pas. Il repart dans le Lubéron en serrant son disque contre lui. On demande alors à Emler s’il compte enregistrer un disque live. Il rouspète : « Pfff… mais non… ça n’intéresse personne… Quand on a eu notre victoire de la musique, personne n’a pensé à mettre un sticker sur le disque pour le signaler… ».
Un documentaire vient de sortir sur le fonctionnement collectif de l’orchestre d’Andy Emler. Il s’appelle « Zicocratie », jolie contraction de « zique » et « démocratie ». Il a été réalisé par Richard Bois. J’en discute avec le chaleureux Thomas de Pourquery. Je lui demande comment se passe la mise au point du répertoire. Lui arrive-t-il de proposer des idées au chef ? Il éclate de rire : « Que dalle ! Zicocratie, Zicocratie… Zictature plutôt ! Andy, c’est un compositeur total. Tout est écrit à la note près. Avec évidemment une place pour les impros. C’est lui qui amène toute la musique. Mais en même temps, il écrit en fonction de nous, donc ça nous correspond forcément. Tiens, je te donne un scoop : le répertoire qu’on a joué ce soir, celui du disque « E-Total », lui a été inspiré par la cuisine japonaise… ».
Tandis qu’on imagine quel peut bien être l’équivalent sonore d’un sushi, le trompettiste Laurent Blondiau passe dans le coin. On l’intercepte, on veut savoir pour sa sourdine : « Oui, c’est bien un arrosoir… Mais j’ai ajouté à l’intérieur un petit filament d’ampoule électrique… Quand je tourne la main ça vibre de façon chaque fois différente. J’ai une autre sourdine qui est un petit récipient à eau, que j’ai acheté au Maroc ».
Des filaments d’ampoule dans un arrosoir en fer blanc ? On blêmit. Décidément, ces types du Mégaoctet sont capables de tout. S’ils peuvent ainsi humilier un arrosoir professionnel, que ne feraient-ils pas à un journaliste en fer-blanc? Euh, non, le contraire, enfin bref. On rentre dare-dare. On s’enferme chez soi, on n’ouvre à personne, on ne répond plus au téléphone. On regarde les dates de tournée du MégaOctet. On ne sortira de chez soi que quand ils seront au Japon.
texte: Jean-François Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët
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On est sorti du Triton en pressant le pas. Près du métro Mairie des Lilas, on a regardé plusieurs fois par-dessus notre épaule. Dans la station, on a changé de wagon car deux malabars nous regardaient avec un drôle d’air. Puis on a couru chez soi, malgré un début de point de côté. On a grimpé les escaliers quatre à quatre et fermé la porte à double tour. Ce qui nous avait mis dans tous nos états? Un petit arrosoir en fer-blanc rencontré lors du concert du MégaOctet d’Andy Emler…
Le MégaOctet d’Andy Emler
Jeudi 21 novembre 2013, Le Triton, Les Lilas (93)
Andy Emler (piano) Claude Tchamitchian (contrebasse) Eric Echampard (batterie) François Verly (percussions) François Thuillier (tuba) Philippe Sellam (sax alto) Thomas de Pourquery (sax alto, Laurent Dehors (clarinette basse, clarinette, saxophone ténor) Laurent Blondiau (trompette et bugle)
Il y a des orchestres qui lézardent, d’autres qui ronronnent, et même certains qui plastronnent. Celui d’Andy Emler, qu’on nous passe cette expression un peu rustique, envoie du steak. Et méchamment. Comme certaines voitures de sport, le Mégaoctet a des accélérations fulgurantes. En quelques secondes, il colle le spectateur à son siège. Lorsqu’il monte ainsi en puissance, le Mégaoctet dégage un irrésistible sentiment d’euphorie. La frappe très rock du batteur Eric Echampard contribue beaucoup à ces décollages rapides. François Verly, aux percussions, a une palette plus impressionniste mais tout aussi efficace. Le son du groupe doit énormément à la complémentarité entre ces deux musiciens. Avec deux gars pareils dans la salle des machines, l’orchestre est équipé pour cavaler…
Du steak, donc. Mais encore ? Il nous semble entendre une sorte d’urgence tendue dans cette énergie déployée par l’orchestre d’Andy Emler. Dans sa manière d’accélérer sans jamais reprendre son souffle, il évoque une poursuite éperdue. Quelque chose le presse, le guette, le hante. On décèle une angoisse (parfois elle se mue en rage) et en même temps une pulsion vitale euphorisante. Courir, c’est avoir la certitude d’être vivant. L’air entre dans les poumons, le cœur bat, les muscles s’activent. Même dans ses
limites et ses fragilités (essoufflement, point de côté….) notre corps qui court nous dit : tu es vivant.
Mais le mégaoctet ne se limite pas à ses muscles affûtés. Son énergie est soigneusement dosée. Andy Emler est un maître dans l’art d’alterner les flux et les reflux. Beaucoup de morceaux commencent d’ailleurs en pente douce. C’est le cas de Father Tom (qu’Andy Emler dédie « à tous les chauves barbus » en glissant un regard insistant du côté de son saxophoniste Thomas de Pourquery). Laurent Dehors introduit le morceau par un solo de clarinette basse contemplatif. Il se transforme en vent qui siffle sous la porte d’une vieille maison de campagne. Ensuite, à la clarinette cette fois, il entame un solo spectaculaire. Il virevolte dans les aigus. L’orchestre à ses trousses rugit, griffe, explose, et tente de lui mordre les mollets. Heureusement, Laurent Dehors s’échappe au dernier moment grâce à ses super-pouvoirs. Un solo de marimba du percussionniste vient apporter un relatif apaisement avant le déchaînement final.
Dans ces retombées Andy Emler montre toute sa maîtrise. L’orchestre sait s’apaiser sans s’enliser. L’énergie circule, mais de manière souterraine. C’est le cas aussi dans Shit Happens. Le chorus possédé de Thomas de Pourquery au saxophone alto est suivi d’un dialogue raffiné entre le piano d’Andy Emler et la contrebasse de Claude Tchamitchian. Emler ne quitte pas son complice du regard. Il cherche ses réactions pour chaque phrase jouée. Ça dure juste le temps qu’il faut avant une nouvelle cavalcade.
Ce dosage subtil entre groove et délicatesse doit beaucoup aux musiciens eux-mêmes. Quelle chance incroyable d’entendre sur une même scène tant de talents exceptionnels ! Dès le premier morceau, François Thuillier montre tout ce que son tuba a dans le ventre. Il excelle dans un jeu rythmique constitué de petits clapotis de sons qui éclatent doucement dans l’aigu, et une sorte de parler-jouer polyphonique. Un peu plus tard à la pause, on croise le phénomène, et on lui demande comment se répartissent les rôles avec le bassiste Claude Tchamitchian: «Oh… on ne se marche pas du tout sur les pieds… Dans ce projet Andy m’utilise plutôt comme un tromboniste… Je ne fais pas tellement la basse, ou alors disons la basse des vents. Oui, c’est ça… mon rôle est parfois d’être la basse des deux saxos et du trompettiste ! »
Il faudrait citer tous les musiciens. La transe lyrique de Thomas de Pourquery dans La Régamuse, et les motifs hypnotiques de Philippe Sellam dans Mirrors. Laurent Blondiau à la trompette et au bugle, possède une magnifique sonorité. L’une de ses sourdines intrigue. Elle ressemble mystérieusement à un petit arrosoir et produit un son grésillant. On se promet de l’interroger là-dessus.
Et le maître là-dedans ? Andy Emler a l’élégance de se servir moins bien que ses invités. Il s’octroie des solos brefs, poétiques, délicats qui mettent momentanément un couvercle sur cette marmite bouillonnante. Pour clôturer la soirée, Médéric Collignon, ancien trompettiste de l’orchestre s’invite dans le dernier morceau. En cinq minutes, il donne tout. Scat, chants, raclements, sifflement, bruits organiques non identifiés, tout y passe. Une tornade joyeuse. Et qui ressort de scène comme s’il était juste passé dire bonjour…
Après le concert, Andy Emler embrasse plusieurs de ses amis. Il se dit ravi : « Dès le premier morceau j’ai senti que ça décollait. On se sent comme à la maison dans cette salle. C’est un honneur pour moi de jouer avec de tels musiciens ! ». Un barbu jovial, venu du Lubéron, lui fait dédicacer un disque avec la mention : « Pour une petite fée ». Le barbu s’explique, embarrassé : «C’est ma copine…Ah, je suis amoureux, c’est un vrai bordel ». Emler lève un sourcil inquiet : « T’es sûr que tu veux pas lui faire écouter autre chose pour commencer ? ». Le barbu n’en démord pas. Il repart dans le Lubéron en serrant son disque contre lui. On demande alors à Emler s’il compte enregistrer un disque live. Il rouspète : « Pfff… mais non… ça n’intéresse personne… Quand on a eu notre victoire de la musique, personne n’a pensé à mettre un sticker sur le disque pour le signaler… ».
Un documentaire vient de sortir sur le fonctionnement collectif de l’orchestre d’Andy Emler. Il s’appelle « Zicocratie », jolie contraction de « zique » et « démocratie ». Il a été réalisé par Richard Bois. J’en discute avec le chaleureux Thomas de Pourquery. Je lui demande comment se passe la mise au point du répertoire. Lui arrive-t-il de proposer des idées au chef ? Il éclate de rire : « Que dalle ! Zicocratie, Zicocratie… Zictature plutôt ! Andy, c’est un compositeur total. Tout est écrit à la note près. Avec évidemment une place pour les impros. C’est lui qui amène toute la musique. Mais en même temps, il écrit en fonction de nous, donc ça nous correspond forcément. Tiens, je te donne un scoop : le répertoire qu’on a joué ce soir, celui du disque « E-Total », lui a été inspiré par la cuisine japonaise… ».
Tandis qu’on imagine quel peut bien être l’équivalent sonore d’un sushi, le trompettiste Laurent Blondiau passe dans le coin. On l’intercepte, on veut savoir pour sa sourdine : « Oui, c’est bien un arrosoir… Mais j’ai ajouté à l’intérieur un petit filament d’ampoule électrique… Quand je tourne la main ça vibre de façon chaque fois différente. J’ai une autre sourdine qui est un petit récipient à eau, que j’ai acheté au Maroc ».
Des filaments d’ampoule dans un arrosoir en fer blanc ? On blêmit. Décidément, ces types du Mégaoctet sont capables de tout. S’ils peuvent ainsi humilier un arrosoir professionnel, que ne feraient-ils pas à un journaliste en fer-blanc? Euh, non, le contraire, enfin bref. On rentre dare-dare. On s’enferme chez soi, on n’ouvre à personne, on ne répond plus au téléphone. On regarde les dates de tournée du MégaOctet. On ne sortira de chez soi que quand ils seront au Japon.
texte: Jean-François Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët