Jazz live
Publié le 31 Déc 2024

Le petit Opp’ c’était top

En novembre 2016, Jazz Magazine publiait un dossier “I Love Paris”, pour lequel Pascal Rozat avait interviewé Bernard Rabaud dont nous apprenions la disparition ce 28 décembre.

Ouvert de la fin des années 1970 à 2003, le Petit Opportun fut le club qui relança la scène parisienne dans le quartier Châtelet-les-Halles. Bernard Rabaud, son créateur et patron, se souvient. Propos recueillis Pascal Rozat dans le cadre d’un dossier “I Love Paris”.

Dans quelles circonstances avez-vous ouvert le Petit Opportun en juin 1977 ?

Après avoir étudié l’architecture comme mon père, j’ai décroché mon diplôme, mais je n’avais pas envie de faire le métier. Alors, avec quelques copains musiciens, nous avons monté le grand orchestre du Splendid. À ce moment-là, on trouvait qu’il ne se passait pas grand-chose à Paris : il n’y avait quasiment plus aucun club, d’où l’idée d’en ouvrir un. Je me suis alors associé à une amie qui avait déjà tenu des établissements et connaissait un peu le métier. Un jour, ma femme a trouvé un café à vendre, Chez Yvonne, à l’angle de la rue des Lavandières Sainte-Opportune et de la rue Jean Lantier. Madame Yvonne y tenait un restaurant au rez-de-chaussée, le sous-sol servait de cave à vins, quant au premier étage, on y louait des chambres à l’heure. Nous l’avons acheté – à l’époque, c’était encore abordable – et c’est ainsi que tout a commencé.

Comment fonctionnait le club ?

Au départ, je n’avais pas du tout l’idée de programmer, il n’y avait que des boeufs. C’était une sorte de café musical, avec le rez-de-chaussée pour boire un coup en écoutant des disques, et la cave pour jouer. Ma première vraie programmation, ç’a été Jimmy Gourley et Pierre Michelot en duo, puis Patrice Caratini et Marc Fosset. À l’époque, les musiciens étaient encore programmés pour quinze jours, parfois même un mois ! Comme dans tous les clubs d’alors, il n’y avait pas de billetterie : c’était la consommation qui était majorée. On pouvait donc descendre écouter un peu, et si on n’avait pas envie de rester, eh bien on repartait. Comme tout le monde, j’ai quand même fini par faire de la billetterie, car une loi adoptée du temps de Jack Lang rendait le taux de TVA plus avantageux. Mais ça m’a fait drôle…

Le succès a-t-il été tout de suite au rendez-vous ?

Dans les premiers temps, on s’est morfondu, car les gens ne venaient pas. À l’époque, le jazz, c’était encore Saint-Germain-des-Prés et la rue Saint-Benoît. Ici, rive droite, il n’y avait rien. Petit à petit, ils ont quand même fini par venir, mais ç’a pris du temps. Les musiciens, eux, sont venus tout de suite. Le fait que j’avais moi-même la “double casquette” y a contribué. Dès que j’ai obtenu l’autorisation de nuit de la préfecture – on ouvrait de 21 heures à 7 heures du matin –, ils ont commencé à passer boire un verre après leur engagement du soir, c’est un peu devenu leur maison. D’une certaine manière, c’était presque davantage fait pour eux que pour le public !

À partir des années 1980, les clubs se sont multipliés dans le quartier, et vous vous êtes retrouvé au cœur d’un petit écosystème du jazz…

C’est vrai. Le tout premier, ç’a été Les Diables verts – qui allait devenir le Sunset –, alors un restaurant où il y avait aussi un peu de musique, tenu par le père de Stéphane Portet, le patron actuel. Puis il y a eu le Dreher, place du Châtelet, juste à côté. Alain Zaino y proposait une belle programmation, car sa salle étant beaucoup plus grande que la mienne, il avait les moyens de se payer des plateaux plus conséquents. On s’entendait bien. Le Duc des Lombards était au départ une minuscule officine, l’équivalent de l’entrée actuelle, avant qu’il ne s’agrandisse. Et puis il y a eu le Baiser Salé, davantage tourné vers les musiques du monde, la Chapelle des lombards [dès 1978, ndlr] qui est ensuite partie rue de Lappe… Néanmoins, il faut garder en tête que nous restions concurrents, ça n’était pas la “grande famille du jazz” !

Comment vous y preniez-vous pour faire venir dans ce lieu exigu les pointures américaines qui ont fait la réputation du Petit Opportun ?

À l’époque, j’étais membre du sextette de Claude Tissendier, avec lequel nous jouions la musique de John Kirby. Comme ça marchait bien, on a écumé les grands festivals et côtoyé pas mal de musiciens américains, que ça amusait de rencontrer un petit pianiste français qui était en même temps patron de club à Paris. Grâce à cette prise de contact, j’ai pu les programmer par la suite en les appelant directement, car on avait sympathisé. Pas d’intermédiaire, pas d’histoire d’argent. Naturellement, je les payais beaucoup moins que ce qu’ils auraient pu toucher ailleurs, mais l’aventure leur plaisait, c’était une relation plus amicale que commerciale. Quant aux tourneurs, cela les arrangeait parfois d’avoir un point de chute à Paris pour une semaine, d’autant que je pouvais loger les musiciens au-dessus du club. Celui qui m’a fait beaucoup de réclame auprès des Américains, c’est Johnny Griffin. Il vivait alors en France, on était très copains, et chaque fois qu’il retournait aux États-Unis, il parlait du Petit Opp’ à ses amis. Hormis Hank Jones, j’ai pu avoir tous les grands pianistes dont je rêvais : Tommy Flanagan, Monty Alexander… Même Herbie Hancock est venu faire le boeuf pendant le tournage de ‘Round Midnight! Quand c’était des saxophonistes ou des trompettistes, je leur demandais par quelle rythmique ils voulaient être accompagnés, et ils me demandaient toujours le trio de Georges Arvanitas, avec Jacky Samson à la contrebasse et Charles Saudrais à la batterie. Sans doute pas le meilleur trio du monde, mais une machine qui tournait bien, pour eux, c’était la sécurité. Plus tard, c’est Alain Jean-Marie qui a pris le relais.

Beaucoup de ces grands solistes américains étaient connus pour leurs problèmes d’alcool ou de drogue. Est-ce que cela posait parfois des problèmes ?

Ça n’était pas un problème majeur, non. Certes, ça buvait sec, ils ne faisaient pas semblant ! Johnny Griffin, par exemple, descendait une bouteille de whisky dans la soirée, mais il soufflait tellement qu’il se dessaoulait dans l’heure. Évidemment, maintenant qu’il faut tout faire avec modération… Mais à l’époque, on vivait, vous comprenez, on ne passait pas sa vie dans des lounges à boire des mojitos !

Dans l’imaginaire des amateurs de jazz, le Petit Opportun reste synonyme de jazz straight ahead, de bop. Vous reconnaissez-vous dans cette définition ?

Bop, post-bop… Mais j’ai aussi programmé des gens qui n’étaient pas du tout dans cette mouvance. Louis Sclavis, par exemple, à l’époque où il était encore membre du Workshop de Lyon. Ce qu’il faisait ne me paraissait pas très joli, mais il avait la ferveur de la jeunesse, ça y allait ! J’ai aussi eu des musiciens free comme Frank Wright. Un peu de tout, en somme !

Pourquoi avez-vous pris la décision de fermer à la fin 2003 ?

Paris avait commencé à devenir une ville de “bobos”, on avait déclaré la guerre au bruit. On a eu des problèmes de voisinage, des procès… J’ai commencé des travaux d’insonorisation, mais ça ne suffisait pas. Petit à petit, j’en ai eu marre de cette course d’obstacles, et j’ai décidé de vendre.

De toutes ces nuits passées au Petit Opp’, quels sont vos plus grands souvenirs ?

Je me souviens d’une soirée extraordinaire où Phineas Newborn est passé au club après un concert donné lors d’un festival à Boulogne. Plusieurs autres grands pianistes, dont Tommy Flanagan, étaient là aussi, qui tous admiraient Phineas, mais lui refusait de jouer malgré leurs sollicitations. Là-dessus, Flanagan a eu une idée géniale : il a commencé un morceau, dans lequel il a délibérément glissé une faute énorme. Immédiatement, Phineas a bondi sur le piano et s’est mis à jouer. Dès qu’il avait fini, un autre prenait le relais, faisait une faute, et ainsi de suite… Il y a aussi eu les “after” avec Dizzy Gillespie, qui chantait, jouait de la tumba… Un sacré personnage ! •