Le public du Tremplin Jazz d’Avignon acclame Cécile McLorin
On assiste à son ascension depuis 2009. 2013 aura été l’année de sa consécration. Cécile McLorin ouvrait hier, 30 juillet, le Tremplin Jazz d’Avignon avec l’Amazing Keystone Sextet. Jazz Magazine Jazzman y était.
Cloître des Carmes, Tremplin jazz d’Avignon (84), le 30 juillet 2013.
Cécile McLorin-Salvant et l’Amazing Keystone Sextet : Cecile McLorin (chant), David Enhco (trompette, bugle), Bastien Ballaz (trombone), Jon Boutellier (saxe ténor), Fédéric Nardin (piano), Patrick Maradan (contrebasse), Romain Sarron (batterie).
La première chose qui frappe dès son entrée en scène et son abord de Yesterdays, l’un des très grands standards du répertoire (et loin d’être le plus connu), c’est ce mélange de décontraction et de dignité qui va caractériser toute sa prestation. Elle n’est pas du genre à demander si le public va bien et à lui redemander trois fois jusqu’à lui arracher son adhésion. Elle ne dit rien ou presque et ce “presque” de façon presque un peu trop imperceptible… et de ce point de vue elle pourrait faire un tout petit un effort, sans rien compromettre de ses choix. Mais là n’est pas l’important. Ce qui compte, c’est la façon dont elle va chercher le public par la seule force de la musique, par cette façon dont, rubato ou swing, elle étire la phrase, la mâche longuement avec gourmandise comme on laisse s’épanouir sur la langue la saveur d’un abricot cueilli sur l’arbre, tout en flottant sur les barres de mesure sans jamais rien perdre pourtant de son enracinement dans le tempo. Ce qui compte, c’est encore la façon dont elle s’affranchit de la battue tout en étant le rythme incarné, dont elle refaçonne la mélodie tout en restant constamment lyrique. On pense alors à Sarah Vaughan, pas seulement pour ces graves qu’à 23 ans elle parvient à atteindre. Mais on pense aussi à Billie pour ce qui faisait écrire à Marc-Édouard Nabe dans L’Ame de Billie Holiday :
« Ce ne sont pas vraiment des mots, ce ne sont pas vraiment des notes. Vous ne trouverez ça nulle part au monde. Ce que Billie Holiday émet sort de l’ordre de l’ordinaire, c’est de la l’alchimie sonore. Le mot « now » devient une sorte de note qui obéit à la sommation des sinusoïdes. Les mots-notes semblent l’aider à effacer la mélodie qu’elle chante. En principe, les chanteurs utilisent les mots des paroles pour donner le change de ce qu’ils enlèvent à l’air. Lady Day ne marche pas à ce chantage. Les paroles ne sont même plus les seules preuves qu’elle chante bien cette chanson qu’on ne reconnaît plus. »
Et commentant cette vérité : « Billie Holiday attachait une extrême importance aux paroles », il écrit : « C’est vrai et c’est faux. C’est parce qu’elle pouvait transformer les mots niais en notes sublimes qu’elle leur gardait une certaine tendresse. C’est parce qu’elle n’entendait jamais les paroles comme de simples mots qu’elle croyait que les mots étaient beaux en eux-mêmes. Billie Holiday ne savait pas qu’un mot sans note pouvait exister. Elle n’avait jamais vu les mots que sous la forme de notes. Les chansons de Lady Day n’ont pas de paroles : ce sont des intonations. »
Que l’on partage ou non cette façon de voir les choses, Cécile McLorin s’impose par la seule musicalité de son art qui s’étend jusqu’à sa façon de se déplacer sur scène, l’air de rien, d’avancer jusqu’au delà de la ligne de retours (sans pour autant aller chercher le public autrement que par cette musicalité), de se retirer à l’intérieur de l’orchestre, pour s’installer au côté d’un soliste. Parlons-en de cet orchestre. Elle n’a pas choisi un quartette, entièrement à son service, mais elle se fond dans un big band à Vannes, un sextette à Avignon, tous deux de ce même Amazing Keystone dont Jon Boutelier est à l’origine. Le sextette est lui-même parfaitement au service de sa chanteuse, avec un sens de l’espace, de la couleur, de la dramaturgie des morceaux, jouant d’une mesure à l’autre de la polyphonie “west coast” (mais l’anthologie “East Coast Jazz Workshops” d’Alain Tercinet chroniquée dans notre numéro d’août nous apprend que ça ne tenait pas qu’à la côte Ouest) aux voicingx serréx à la Slide Hampton, avec un savoir faire où l’académisme du meilleur aloi se voit constamment disputer la partie, ici par la folie soudaine d’un contrepoint que personne d’autre n’aurait osé, là par un scénario sonore de dramaturge visionnaire, le tout reposant sur des sonorités individuelles qui se marient à merveille et qui émerveillent lorsqu’elles décollent en solo. Tout ça sur ce mélange de standards, d’originaux et de raretés, de celles qu’elle aime aller dénicher dans le patrimoine américain – tel de John Henry fort rare sur les scènes du jazz – et qui se révèle parfois n’être qu’un standard totalement “réhabité”.
Qu’est-ce que je voulais que je vous dise d’autre ? Que le public lui a fait un triomphe. Qu’elle a commencé à l’heure des dernières cigales ? Qu’à la tombée de la nuit, un chat s’est faufilé sur un toit surplombant le cloître des Carmes et que j’ai pensé à Sigmund le chat qui m’avait accompagné voici deux ans et s’était barré avec ma Dino pour aller draguer des chattes de luxe sur la Côte d’Azur, me laissant remonter vers Paris sur un chargement de paille ? Que le Cloître des Carmes est un bonheur de lieu pour écouter de la musique et que c’est un bonheur supplémentaire de retrouver chaque année le Tremplin Jazz d’Avignon ? Que le sonorisateur Gaetan Ortega connaît le lieu par cœur et qu’il y fait toujours du bon boulot (« Hé ! Tu as vu cet orchestre ! Il n’y a rien à faire, il sonne déjà… » ah, ah !) Qu’à l’heure où j’écris ces mots, tard dans la nuit, les cigales chantent encore au cœur d’Avignon et que Sigmund, s’il avait été avec moi, en aurait volontiers croquer quelques-unes ?
Demain 31 août commence le Tremplin lui-même devant un public fidèle, chaque année plus joyeux et plus savant, qui va venir se presser autour des trois premiers candidats pour un programme qui s’annonce très contrasté, avec le duo italien piano -voix Nelle Corde (les Italiens Patrucco Alessandro et Angelo Conto), le trio Enchant(i)er, lauréat 2011 du Tremplin de Jazz à Vienne, et Toons, quintette où l’on retrouvera les frères Ceccaldi, Valentin le violoncelliste du trio Marcel et Solange et Théo le violoniste, ainsi que le saxophoniste Gabriel Lemaire qui avait remporté le prix de soliste au sien de Marcel et Solange, l’année même où Sigmund faisait des siennes.
Franck Bergerot
|
On assiste à son ascension depuis 2009. 2013 aura été l’année de sa consécration. Cécile McLorin ouvrait hier, 30 juillet, le Tremplin Jazz d’Avignon avec l’Amazing Keystone Sextet. Jazz Magazine Jazzman y était.
Cloître des Carmes, Tremplin jazz d’Avignon (84), le 30 juillet 2013.
Cécile McLorin-Salvant et l’Amazing Keystone Sextet : Cecile McLorin (chant), David Enhco (trompette, bugle), Bastien Ballaz (trombone), Jon Boutellier (saxe ténor), Fédéric Nardin (piano), Patrick Maradan (contrebasse), Romain Sarron (batterie).
La première chose qui frappe dès son entrée en scène et son abord de Yesterdays, l’un des très grands standards du répertoire (et loin d’être le plus connu), c’est ce mélange de décontraction et de dignité qui va caractériser toute sa prestation. Elle n’est pas du genre à demander si le public va bien et à lui redemander trois fois jusqu’à lui arracher son adhésion. Elle ne dit rien ou presque et ce “presque” de façon presque un peu trop imperceptible… et de ce point de vue elle pourrait faire un tout petit un effort, sans rien compromettre de ses choix. Mais là n’est pas l’important. Ce qui compte, c’est la façon dont elle va chercher le public par la seule force de la musique, par cette façon dont, rubato ou swing, elle étire la phrase, la mâche longuement avec gourmandise comme on laisse s’épanouir sur la langue la saveur d’un abricot cueilli sur l’arbre, tout en flottant sur les barres de mesure sans jamais rien perdre pourtant de son enracinement dans le tempo. Ce qui compte, c’est encore la façon dont elle s’affranchit de la battue tout en étant le rythme incarné, dont elle refaçonne la mélodie tout en restant constamment lyrique. On pense alors à Sarah Vaughan, pas seulement pour ces graves qu’à 23 ans elle parvient à atteindre. Mais on pense aussi à Billie pour ce qui faisait écrire à Marc-Édouard Nabe dans L’Ame de Billie Holiday :
« Ce ne sont pas vraiment des mots, ce ne sont pas vraiment des notes. Vous ne trouverez ça nulle part au monde. Ce que Billie Holiday émet sort de l’ordre de l’ordinaire, c’est de la l’alchimie sonore. Le mot « now » devient une sorte de note qui obéit à la sommation des sinusoïdes. Les mots-notes semblent l’aider à effacer la mélodie qu’elle chante. En principe, les chanteurs utilisent les mots des paroles pour donner le change de ce qu’ils enlèvent à l’air. Lady Day ne marche pas à ce chantage. Les paroles ne sont même plus les seules preuves qu’elle chante bien cette chanson qu’on ne reconnaît plus. »
Et commentant cette vérité : « Billie Holiday attachait une extrême importance aux paroles », il écrit : « C’est vrai et c’est faux. C’est parce qu’elle pouvait transformer les mots niais en notes sublimes qu’elle leur gardait une certaine tendresse. C’est parce qu’elle n’entendait jamais les paroles comme de simples mots qu’elle croyait que les mots étaient beaux en eux-mêmes. Billie Holiday ne savait pas qu’un mot sans note pouvait exister. Elle n’avait jamais vu les mots que sous la forme de notes. Les chansons de Lady Day n’ont pas de paroles : ce sont des intonations. »
Que l’on partage ou non cette façon de voir les choses, Cécile McLorin s’impose par la seule musicalité de son art qui s’étend jusqu’à sa façon de se déplacer sur scène, l’air de rien, d’avancer jusqu’au delà de la ligne de retours (sans pour autant aller chercher le public autrement que par cette musicalité), de se retirer à l’intérieur de l’orchestre, pour s’installer au côté d’un soliste. Parlons-en de cet orchestre. Elle n’a pas choisi un quartette, entièrement à son service, mais elle se fond dans un big band à Vannes, un sextette à Avignon, tous deux de ce même Amazing Keystone dont Jon Boutelier est à l’origine. Le sextette est lui-même parfaitement au service de sa chanteuse, avec un sens de l’espace, de la couleur, de la dramaturgie des morceaux, jouant d’une mesure à l’autre de la polyphonie “west coast” (mais l’anthologie “East Coast Jazz Workshops” d’Alain Tercinet chroniquée dans notre numéro d’août nous apprend que ça ne tenait pas qu’à la côte Ouest) aux voicingx serréx à la Slide Hampton, avec un savoir faire où l’académisme du meilleur aloi se voit constamment disputer la partie, ici par la folie soudaine d’un contrepoint que personne d’autre n’aurait osé, là par un scénario sonore de dramaturge visionnaire, le tout reposant sur des sonorités individuelles qui se marient à merveille et qui émerveillent lorsqu’elles décollent en solo. Tout ça sur ce mélange de standards, d’originaux et de raretés, de celles qu’elle aime aller dénicher dans le patrimoine américain – tel de John Henry fort rare sur les scènes du jazz – et qui se révèle parfois n’être qu’un standard totalement “réhabité”.
Qu’est-ce que je voulais que je vous dise d’autre ? Que le public lui a fait un triomphe. Qu’elle a commencé à l’heure des dernières cigales ? Qu’à la tombée de la nuit, un chat s’est faufilé sur un toit surplombant le cloître des Carmes et que j’ai pensé à Sigmund le chat qui m’avait accompagné voici deux ans et s’était barré avec ma Dino pour aller draguer des chattes de luxe sur la Côte d’Azur, me laissant remonter vers Paris sur un chargement de paille ? Que le Cloître des Carmes est un bonheur de lieu pour écouter de la musique et que c’est un bonheur supplémentaire de retrouver chaque année le Tremplin Jazz d’Avignon ? Que le sonorisateur Gaetan Ortega connaît le lieu par cœur et qu’il y fait toujours du bon boulot (« Hé ! Tu as vu cet orchestre ! Il n’y a rien à faire, il sonne déjà… » ah, ah !) Qu’à l’heure où j’écris ces mots, tard dans la nuit, les cigales chantent encore au cœur d’Avignon et que Sigmund, s’il avait été avec moi, en aurait volontiers croquer quelques-unes ?
Demain 31 août commence le Tremplin lui-même devant un public fidèle, chaque année plus joyeux et plus savant, qui va venir se presser autour des trois premiers candidats pour un programme qui s’annonce très contrasté, avec le duo italien piano -voix Nelle Corde (les Italiens Patrucco Alessandro et Angelo Conto), le trio Enchant(i)er, lauréat 2011 du Tremplin de Jazz à Vienne, et Toons, quintette où l’on retrouvera les frères Ceccaldi, Valentin le violoncelliste du trio Marcel et Solange et Théo le violoniste, ainsi que le saxophoniste Gabriel Lemaire qui avait remporté le prix de soliste au sien de Marcel et Solange, l’année même où Sigmund faisait des siennes.
Franck Bergerot
|
On assiste à son ascension depuis 2009. 2013 aura été l’année de sa consécration. Cécile McLorin ouvrait hier, 30 juillet, le Tremplin Jazz d’Avignon avec l’Amazing Keystone Sextet. Jazz Magazine Jazzman y était.
Cloître des Carmes, Tremplin jazz d’Avignon (84), le 30 juillet 2013.
Cécile McLorin-Salvant et l’Amazing Keystone Sextet : Cecile McLorin (chant), David Enhco (trompette, bugle), Bastien Ballaz (trombone), Jon Boutellier (saxe ténor), Fédéric Nardin (piano), Patrick Maradan (contrebasse), Romain Sarron (batterie).
La première chose qui frappe dès son entrée en scène et son abord de Yesterdays, l’un des très grands standards du répertoire (et loin d’être le plus connu), c’est ce mélange de décontraction et de dignité qui va caractériser toute sa prestation. Elle n’est pas du genre à demander si le public va bien et à lui redemander trois fois jusqu’à lui arracher son adhésion. Elle ne dit rien ou presque et ce “presque” de façon presque un peu trop imperceptible… et de ce point de vue elle pourrait faire un tout petit un effort, sans rien compromettre de ses choix. Mais là n’est pas l’important. Ce qui compte, c’est la façon dont elle va chercher le public par la seule force de la musique, par cette façon dont, rubato ou swing, elle étire la phrase, la mâche longuement avec gourmandise comme on laisse s’épanouir sur la langue la saveur d’un abricot cueilli sur l’arbre, tout en flottant sur les barres de mesure sans jamais rien perdre pourtant de son enracinement dans le tempo. Ce qui compte, c’est encore la façon dont elle s’affranchit de la battue tout en étant le rythme incarné, dont elle refaçonne la mélodie tout en restant constamment lyrique. On pense alors à Sarah Vaughan, pas seulement pour ces graves qu’à 23 ans elle parvient à atteindre. Mais on pense aussi à Billie pour ce qui faisait écrire à Marc-Édouard Nabe dans L’Ame de Billie Holiday :
« Ce ne sont pas vraiment des mots, ce ne sont pas vraiment des notes. Vous ne trouverez ça nulle part au monde. Ce que Billie Holiday émet sort de l’ordre de l’ordinaire, c’est de la l’alchimie sonore. Le mot « now » devient une sorte de note qui obéit à la sommation des sinusoïdes. Les mots-notes semblent l’aider à effacer la mélodie qu’elle chante. En principe, les chanteurs utilisent les mots des paroles pour donner le change de ce qu’ils enlèvent à l’air. Lady Day ne marche pas à ce chantage. Les paroles ne sont même plus les seules preuves qu’elle chante bien cette chanson qu’on ne reconnaît plus. »
Et commentant cette vérité : « Billie Holiday attachait une extrême importance aux paroles », il écrit : « C’est vrai et c’est faux. C’est parce qu’elle pouvait transformer les mots niais en notes sublimes qu’elle leur gardait une certaine tendresse. C’est parce qu’elle n’entendait jamais les paroles comme de simples mots qu’elle croyait que les mots étaient beaux en eux-mêmes. Billie Holiday ne savait pas qu’un mot sans note pouvait exister. Elle n’avait jamais vu les mots que sous la forme de notes. Les chansons de Lady Day n’ont pas de paroles : ce sont des intonations. »
Que l’on partage ou non cette façon de voir les choses, Cécile McLorin s’impose par la seule musicalité de son art qui s’étend jusqu’à sa façon de se déplacer sur scène, l’air de rien, d’avancer jusqu’au delà de la ligne de retours (sans pour autant aller chercher le public autrement que par cette musicalité), de se retirer à l’intérieur de l’orchestre, pour s’installer au côté d’un soliste. Parlons-en de cet orchestre. Elle n’a pas choisi un quartette, entièrement à son service, mais elle se fond dans un big band à Vannes, un sextette à Avignon, tous deux de ce même Amazing Keystone dont Jon Boutelier est à l’origine. Le sextette est lui-même parfaitement au service de sa chanteuse, avec un sens de l’espace, de la couleur, de la dramaturgie des morceaux, jouant d’une mesure à l’autre de la polyphonie “west coast” (mais l’anthologie “East Coast Jazz Workshops” d’Alain Tercinet chroniquée dans notre numéro d’août nous apprend que ça ne tenait pas qu’à la côte Ouest) aux voicingx serréx à la Slide Hampton, avec un savoir faire où l’académisme du meilleur aloi se voit constamment disputer la partie, ici par la folie soudaine d’un contrepoint que personne d’autre n’aurait osé, là par un scénario sonore de dramaturge visionnaire, le tout reposant sur des sonorités individuelles qui se marient à merveille et qui émerveillent lorsqu’elles décollent en solo. Tout ça sur ce mélange de standards, d’originaux et de raretés, de celles qu’elle aime aller dénicher dans le patrimoine américain – tel de John Henry fort rare sur les scènes du jazz – et qui se révèle parfois n’être qu’un standard totalement “réhabité”.
Qu’est-ce que je voulais que je vous dise d’autre ? Que le public lui a fait un triomphe. Qu’elle a commencé à l’heure des dernières cigales ? Qu’à la tombée de la nuit, un chat s’est faufilé sur un toit surplombant le cloître des Carmes et que j’ai pensé à Sigmund le chat qui m’avait accompagné voici deux ans et s’était barré avec ma Dino pour aller draguer des chattes de luxe sur la Côte d’Azur, me laissant remonter vers Paris sur un chargement de paille ? Que le Cloître des Carmes est un bonheur de lieu pour écouter de la musique et que c’est un bonheur supplémentaire de retrouver chaque année le Tremplin Jazz d’Avignon ? Que le sonorisateur Gaetan Ortega connaît le lieu par cœur et qu’il y fait toujours du bon boulot (« Hé ! Tu as vu cet orchestre ! Il n’y a rien à faire, il sonne déjà… » ah, ah !) Qu’à l’heure où j’écris ces mots, tard dans la nuit, les cigales chantent encore au cœur d’Avignon et que Sigmund, s’il avait été avec moi, en aurait volontiers croquer quelques-unes ?
Demain 31 août commence le Tremplin lui-même devant un public fidèle, chaque année plus joyeux et plus savant, qui va venir se presser autour des trois premiers candidats pour un programme qui s’annonce très contrasté, avec le duo italien piano -voix Nelle Corde (les Italiens Patrucco Alessandro et Angelo Conto), le trio Enchant(i)er, lauréat 2011 du Tremplin de Jazz à Vienne, et Toons, quintette où l’on retrouvera les frères Ceccaldi, Valentin le violoncelliste du trio Marcel et Solange et Théo le violoniste, ainsi que le saxophoniste Gabriel Lemaire qui avait remporté le prix de soliste au sien de Marcel et Solange, l’année même où Sigmund faisait des siennes.
Franck Bergerot
|
On assiste à son ascension depuis 2009. 2013 aura été l’année de sa consécration. Cécile McLorin ouvrait hier, 30 juillet, le Tremplin Jazz d’Avignon avec l’Amazing Keystone Sextet. Jazz Magazine Jazzman y était.
Cloître des Carmes, Tremplin jazz d’Avignon (84), le 30 juillet 2013.
Cécile McLorin-Salvant et l’Amazing Keystone Sextet : Cecile McLorin (chant), David Enhco (trompette, bugle), Bastien Ballaz (trombone), Jon Boutellier (saxe ténor), Fédéric Nardin (piano), Patrick Maradan (contrebasse), Romain Sarron (batterie).
La première chose qui frappe dès son entrée en scène et son abord de Yesterdays, l’un des très grands standards du répertoire (et loin d’être le plus connu), c’est ce mélange de décontraction et de dignité qui va caractériser toute sa prestation. Elle n’est pas du genre à demander si le public va bien et à lui redemander trois fois jusqu’à lui arracher son adhésion. Elle ne dit rien ou presque et ce “presque” de façon presque un peu trop imperceptible… et de ce point de vue elle pourrait faire un tout petit un effort, sans rien compromettre de ses choix. Mais là n’est pas l’important. Ce qui compte, c’est la façon dont elle va chercher le public par la seule force de la musique, par cette façon dont, rubato ou swing, elle étire la phrase, la mâche longuement avec gourmandise comme on laisse s’épanouir sur la langue la saveur d’un abricot cueilli sur l’arbre, tout en flottant sur les barres de mesure sans jamais rien perdre pourtant de son enracinement dans le tempo. Ce qui compte, c’est encore la façon dont elle s’affranchit de la battue tout en étant le rythme incarné, dont elle refaçonne la mélodie tout en restant constamment lyrique. On pense alors à Sarah Vaughan, pas seulement pour ces graves qu’à 23 ans elle parvient à atteindre. Mais on pense aussi à Billie pour ce qui faisait écrire à Marc-Édouard Nabe dans L’Ame de Billie Holiday :
« Ce ne sont pas vraiment des mots, ce ne sont pas vraiment des notes. Vous ne trouverez ça nulle part au monde. Ce que Billie Holiday émet sort de l’ordre de l’ordinaire, c’est de la l’alchimie sonore. Le mot « now » devient une sorte de note qui obéit à la sommation des sinusoïdes. Les mots-notes semblent l’aider à effacer la mélodie qu’elle chante. En principe, les chanteurs utilisent les mots des paroles pour donner le change de ce qu’ils enlèvent à l’air. Lady Day ne marche pas à ce chantage. Les paroles ne sont même plus les seules preuves qu’elle chante bien cette chanson qu’on ne reconnaît plus. »
Et commentant cette vérité : « Billie Holiday attachait une extrême importance aux paroles », il écrit : « C’est vrai et c’est faux. C’est parce qu’elle pouvait transformer les mots niais en notes sublimes qu’elle leur gardait une certaine tendresse. C’est parce qu’elle n’entendait jamais les paroles comme de simples mots qu’elle croyait que les mots étaient beaux en eux-mêmes. Billie Holiday ne savait pas qu’un mot sans note pouvait exister. Elle n’avait jamais vu les mots que sous la forme de notes. Les chansons de Lady Day n’ont pas de paroles : ce sont des intonations. »
Que l’on partage ou non cette façon de voir les choses, Cécile McLorin s’impose par la seule musicalité de son art qui s’étend jusqu’à sa façon de se déplacer sur scène, l’air de rien, d’avancer jusqu’au delà de la ligne de retours (sans pour autant aller chercher le public autrement que par cette musicalité), de se retirer à l’intérieur de l’orchestre, pour s’installer au côté d’un soliste. Parlons-en de cet orchestre. Elle n’a pas choisi un quartette, entièrement à son service, mais elle se fond dans un big band à Vannes, un sextette à Avignon, tous deux de ce même Amazing Keystone dont Jon Boutelier est à l’origine. Le sextette est lui-même parfaitement au service de sa chanteuse, avec un sens de l’espace, de la couleur, de la dramaturgie des morceaux, jouant d’une mesure à l’autre de la polyphonie “west coast” (mais l’anthologie “East Coast Jazz Workshops” d’Alain Tercinet chroniquée dans notre numéro d’août nous apprend que ça ne tenait pas qu’à la côte Ouest) aux voicingx serréx à la Slide Hampton, avec un savoir faire où l’académisme du meilleur aloi se voit constamment disputer la partie, ici par la folie soudaine d’un contrepoint que personne d’autre n’aurait osé, là par un scénario sonore de dramaturge visionnaire, le tout reposant sur des sonorités individuelles qui se marient à merveille et qui émerveillent lorsqu’elles décollent en solo. Tout ça sur ce mélange de standards, d’originaux et de raretés, de celles qu’elle aime aller dénicher dans le patrimoine américain – tel de John Henry fort rare sur les scènes du jazz – et qui se révèle parfois n’être qu’un standard totalement “réhabité”.
Qu’est-ce que je voulais que je vous dise d’autre ? Que le public lui a fait un triomphe. Qu’elle a commencé à l’heure des dernières cigales ? Qu’à la tombée de la nuit, un chat s’est faufilé sur un toit surplombant le cloître des Carmes et que j’ai pensé à Sigmund le chat qui m’avait accompagné voici deux ans et s’était barré avec ma Dino pour aller draguer des chattes de luxe sur la Côte d’Azur, me laissant remonter vers Paris sur un chargement de paille ? Que le Cloître des Carmes est un bonheur de lieu pour écouter de la musique et que c’est un bonheur supplémentaire de retrouver chaque année le Tremplin Jazz d’Avignon ? Que le sonorisateur Gaetan Ortega connaît le lieu par cœur et qu’il y fait toujours du bon boulot (« Hé ! Tu as vu cet orchestre ! Il n’y a rien à faire, il sonne déjà… » ah, ah !) Qu’à l’heure où j’écris ces mots, tard dans la nuit, les cigales chantent encore au cœur d’Avignon et que Sigmund, s’il avait été avec moi, en aurait volontiers croquer quelques-unes ?
Demain 31 août commence le Tremplin lui-même devant un public fidèle, chaque année plus joyeux et plus savant, qui va venir se presser autour des trois premiers candidats pour un programme qui s’annonce très contrasté, avec le duo italien piano -voix Nelle Corde (les Italiens Patrucco Alessandro et Angelo Conto), le trio Enchant(i)er, lauréat 2011 du Tremplin de Jazz à Vienne, et Toons, quintette où l’on retrouvera les frères Ceccaldi, Valentin le violoncelliste du trio Marcel et Solange et Théo le violoniste, ainsi que le saxophoniste Gabriel Lemaire qui avait remporté le prix de soliste au sien de Marcel et Solange, l’année même où Sigmund faisait des siennes.
Franck Bergerot