Le trombone cubiste de Robinson Khoury
Après Frame of Mind (2020), Robinson Khoury célébrait la sortie de son deuxième disque Broken Lines par un concert emballant.
Robinson Khoury (trombone, voix), Mark Priore (piano), Pierre Tereygeol (guitare, voix, effets), Etienne Renard (basse), Elie martin-Charrière (batterie), Studio de l’Ermitage, 10 mai 2022
La sortie de Frame of Mind avait donné lieu, il y a deux ans, à un beau concert au New Morning. Robinson Khoury, à moins de trente ans, y avait montré plus que des promesses, une belle plume dans les compositions, et une expressivité au trombone dans tous les registres de l’instrument (je me souviens de son très beau duo avec son compère Jules Boittin, l’un de ses acolytes d’Octotrip, ce groupe incroyable, six trombones deux tubas, dont la prestation fut inoubliable).
Robinson Khoury avait montré bien des choses, mais c’est avec ce deuxième disque, me semble t’il, qu’on a une plus juste idée de sa personnalité musicale. Décidément ce jeune tromboniste ne ressemble à personne. Dans son deuxième album (et au cours d’un concert) il révèle sa dinguerie, son exubérance, sa joie de jouer, son inventivité.
Dans Frame of Mind, Manu Codjia opposait ses architectures géométriques aux lignes ondoyantes de Robinson Khoury, avec de très beaux effets de contrastes. Manu Codjia a été remplacé par un autre guitariste, Pierre Tereygeol, qui apporte à mon sens quelque chose de plus : grâce à son incroyable voix, et grâce à quelques effets électroniques habilement saupoudrés, il enrichit la palette sonore du groupe. Sa voix de tête, très intense, très prenante, est facteur de surprise (magnifiques moments d’unissons avec le trombone). Sa présence sert donc à merveille le projet du disque, Broken lines, lignes brisées, qui se veut un hommage à l’univers de la peinture, en particulier à la période cubiste.
De fait, cette musique zigzagante est véritablement d’esprit cubiste. Elle joue avec nos perceptions habituelles, les détourne. Elle rebondit sans cesse, mais pas comme un ballon de football, plutôt comme un ballon de rugby, avec une facétieuse imprévisibilité. On passe de textures riches (Robinson Khoury a le goût des unissons de préférence biscornus) à des ambiances plus dépouillées, en particulier dans ces morceaux baptisés Estampes.
Le piano de Mark Priore (soutenu par le superbe duo rythmique Etienne Renard-Elie Martin-Charrière) joue un rôle essentiel dans cette musique : son articulation parfaite, ses notes de cristal, ne doivent pas faire oublier une capacité à groover emballante. Quant au leader, il maîtrise toute la riche palette du trombone, avec des aigus comme des serpentins jetés en l’air un soir de fête, des notes comme des clapotis, où le souffle l’emporte presque sur le son, ou encore des graves vibrants, des phrases gorgées de blues…et sa voix : car il chante aussi, y compris des choses suaves et langoureuses, (You and I). Et c’est un des charmes de ce groupe que de savoir passer du groove sauvage à la sentimentalité assumée. Robinson Khoury aime tout cela à la fois, et ne veut rien écarter de ce qu’il aime. D’où cette musique suave et volcanique à la fois.
En première partie une magnifique chanteuse que je n’avais jamais entendue : Charlotte Planchou (Un album à son actif, Petite). Elle s’accompagne à la guitare sur deux ou trois morceaux, et sa manière de suggérer les contre-temps montre un ancrage rythmique impeccable. Edouard Monnin la rejoint au piano, tout en sensibilité retenue. Charlotte Planchou chante notamment Throw it Away, la bouleversante chanson d’Abbey Lincoln, où est déposée toute la sagesse d’une vie. Il faut savoir chanter cette chanson, en mesurer le poids. Charlotte Planchou le fait magnifiquement, avec des inflexions subtiles par rapport à l’original, mais en faisant sentir la force des mots et des paroles. Elle est véritablement habitée, et ce sera le cas aussi pour un autre standard, Nature Boy, qu’elle chante superbement, avec là encore de petites inflexions subtiles qui modifient de l’intérieur l’éclairage du morceau. Ses interprétations vibrent d’une sensibilité aussi délicate et tenue que les accords que son pianiste Edouard Monnin pose sur le piano.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoet (autres dessins, peintures à découvrir sur son site www.annie-claire.com)