Le Voyage d’hiver de Guillaume de Chassy
Le spectacle musical Un Voyage d’hiver autour du cycle de lieder de Schubert Winterreise donné ce 13 février au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, est une création collective dont la vedette est la chanteuse Noëmi Waysfeld, mais c’est évidemment la présence de Guillaume de Chassy qui nous vaut sa mention dans ces pages.
Voici bien des années que le pianiste est familier à nos lecteurs, tant comme artiste que comme amoureux de musique, si l’on se souvient qu’en 2012 (notre numéro 634) il nous avait fait visiter sa discothèque, qu’en mars 2018 il nous parlait de son amour pour Bill Evans (numéro 703) et que dans notre numéro actuellement en kiosque, il nous parle amoureusement de Claude Debussy. Franz Schubert est moins tendance chez les jazzmen, mais pour Guillaume de Chassy, c’est le compositeur qui lui est le plus intime. Lors d’une conversation récente avec lui, j’évoquais la lecture que je venais d’entreprendre : Le Voyage d’hiver de Schubert, anatomie d’une obsession par le chanteur ténor anglais, spécialiste du lied, Ian Bostridge. Une lecture que je me suis laissé conseiller par une critique du Mond des Livres qui ne m’a pas menti, ce que me confirma aussitôt mon interlocuteur qui m’avait précédé et qui m’invita sur le champ au concert dont nous allons parler.
Deux mots du livre, qui est plus qu’une étude musicologique, une plongée dans l’intimité de Franz Schubert, de son entourage, de son milieu, mais bien plus dans le monde romantique qui l’a vu accoucher de son œuvre, dans la destinée tragique du monde germanique, dans l’histoire européenne qui court de l’épopée napoléonienne à l’effondrement du Troisième Reich, le tout décrypté, lied après lied, dans la chronologie pathétique du Voyage d’hiver (musique de Schubert sur des poèmes de Wilhelm Müller) par un chanteur qui, ayant une connaissance amoureuse de toutes les coutures musicales et littéraires de l’œuvre, a voulu en savoir plus et partager ses découvertes, dans un texte français dont je crains qu’il ne trahisse une toute autre clarté de pensée, encore que la limpidité, si Schubert en fait le premier atout de son art mélodique, n’est pas exactement ce qui caractérise l’âme romantique.
Du cycle de Schubert-Mühler, la chanteuse Noëmi Waysfeld proposa à Guillaume de Chassy de faire un récital qui mettrait en valeur justement cette limpidité de ces lieder qui se présentent le plus souvent comme des mélodies populaires. Noëmi Waysfeld, elle-même, n’appartient pas au monde de l’art lyrique et n’a pas la puissance de projection de ses consœurs de l’opéra. Mais si la fraîcheur de sa voix souligne cette essence populaire de la marche d’ouverture Gute Nacht ou du célèbre Der Lindenbaum passé dans le répertoire folklorique et que le héros de Thomas Mann à fin de La Montagne magique entonne en marchant à la mort vers les premières hécatombes de la première guerre mondiale (et qu’un chauffeur de taxi fredonne aussitôt lorsqu’il apprend que son passager Ian Bostridge se rend à la Philharmonie de Berlin pour chanter Winterreise), Noëmi Waysfeld possède cependant un métier, une finesse de l’intonation et du phrasé qui rend justice à sa manière à l’art Schubertien.
Ayant rodé une sélection des airs les plus “folk”, ils se sont tournés vers le metteur en scène Christian Gangneron et l’écrivain Elfriede Jelinek pour s’emparer de cette nouvelle situation : un pianiste de jazz, familier du répertoire classique – portant le deuil d’une collaboration avec la grande concertiste Brigitte Engerer avec laquelle il pratiqua sur scène une sorte de jeu du cadavre exquis en un relai au piano alternant à l’impromptu partitions classiques et improvisations – et une chanteuse familière des chants d’exil de l’Europe centrale au Portugal, interprétant ce qui est à l’origine une histoire d’homme. Il en ressort que le voyage devient ici une espèce de marche sur place vers la folie intérieure, et vers la mort, Guillaume ayant lui-même un petit rôle de comédien : passe-t-il le relai de ce rôle d’homme à un rôle de femme ? Incarne-t-il la possession ? La mort ? Il navigue en tout cas avec une belle profondeur entre la partition originale, ses propres arrangements et ses improvisations, avec le thème de la marche en filigrane auquel il donne soudain l’allure d’un stride monkien.
Le tout dans une scénographie et une mise en lumière économe et fascinante qui voit une partie des textes chantés en allemand s’afficher de diverses manières sur le fond de scène, laissant une place au non traduit comme un non dit, le texte parlé de Jelinek étant en français. Avec quelque chose qui me rappela que Ian Bostridge, invoquant des figures aussi diverses que Goethe, Rousseau et Byron, se souvient avoir interprété Winterreise à l’Enniskillen International Beckett Festival : « Debout dans une petite église à bancs de bois, exécutant l’œuvre devant un public anglophone sans traduction des textes – un public qui était assurément un mélange de gens connaissant l’œuvre et d’autres (plus nombreux) sans aucune connaissance de ce que peut être un récital de lieder –, cela me parut devenir un Theaterstück comme disent les Allemands, une pièce de théâtre, un drame beckettien dans l’esprit d’Oh les beaux jours ou La Dernière Bande. […] Le spectacle était précédé par une lecture d’une œuvre de Beckett, le numéro XII des Textes pour rien, par l’acteur Len Fenton. Le début dit : “C’est une nuit d’hiver, là où je fus, serai, remémoré, imaginé, n’importe, croyant en moi, croyant que c’est moi, non, pas la peine…” » C’est un peu là, dans cette vérité intemporelle de Winterreise, que Noëmi Waysfeld, Guillaume de Chassy , Elfried Jelinek, Christian Gangneron, Lionel Monier (vidéo), Nicolas Roger (lumières), et Geneviève Boulestreau (costumes) ont su nous amener.
Rentrant par le métro, je poursuivais ma lecture de Ian Bostridge, qui est aussi une façon d’apprendre (il est grand temps) la partie de mon métier qui me passionne le plus, écrire sur la musique, et je tombais sur une analyse des premières mesures de piano du lied Wasserflut où un triolet de croches à main droite se superpose à un couple croche pointée double croches à main gauche. Soit ternaire contre binaire, une question avec laquelle le monde du jazz est assez à l’aise. Question qui déchire le monde du classique (comme en témoigne Bostridge qui vit l’un de ses confrères quitter l’un de ses récitals par désaccord sur ce point) : la main gauche doit-elle se plier à l’invitation naturelle de la main droite ou résister pour se plier à la notation du compositeur. Et Guillaume de Chassy, le transfuge, qu’en pense-t-il ? Voilà une question qu’il faudra lui poser, mais à laquelle, le connaissant, il pourrait bien nous rire au nez… Même Ian Bostridge, partisan de l’exactitude de la partition contre Alfred Brendel partisan de la triolisation de la croche pointée double croche, finit par relativiser au profit de la liberté d’interprétation – sous condition d’une connaissance parfaite de la partition –, en constatant que Daniel Barenboim, dans son interprétation de Wasserflut fait alterner les deux solutions d’une mesure à l’autre. Franck Bergerot (photo © X. Deher)