LES EMOUVANTES 2019 aux Bernardines, Marseille : sous le signe du hasard et de la transformation.
LES EMOUVANTES 2019
Sous le signe du hasard et de la transformation.
MIROIR, MIROIR
Mise en scène et interprétation de Mélissa Von Vépy
Composition musicale, piano Stéphan Oliva
Tout est question de reflet, de double, d’une traversée des apparences, de la mise en danger avec ce passage au delà du miroir. Danse et glissements de la lumière.
Un miroir-trapèze, suspendu par deux points, un piano à queue Steinway, un tabouret de bar : un dispositif étrange qui accroche le regard dès l’entrée. Certains spectateurs peuvent se regarder quand ils sont assis dans l’axe de ce miroir, motif géométrique, rectangle composé de carrés pris dans la lumière.
Une longue dame blonde perchée sur des talons et coiffée d’un petit chignon sommital, entre en scène, monte sur le tabouret et nous regarde à son tour. Puis se dirige vers le miroir qu’elle regarde longuement.
On pense évidemment à ALICE, engloutie, passant à travers le miroir quand la jeune femme casse assez brutalement un des carreaux pour y passer au travers et plonger dans le trou béant.
Ce n’est pas le miroir de la méchante reine, marâtre de Blanche Neige même si la jeune femme s’en approche au début de sa performance pour s’y mirer, admirer. La dérangeante vérité du miroir, la vie qui s’amenuise et nous étrangle, comme un noeud coulant? Comme descendue d’une autre planète, avec ce corps élastique qui prend d’assaut ce mât, la voilà d’un coup en haut du trapèze, jambes arquées, fragile, solitaire, perdue, mais réceptive toujours au paysage sonore, à l’arrière plan musical qui l’entoure…
Elle n’arrêtera pas ensuite de passer à travers la glace, de revenir, de se contorsionner, de passer dessus, dessous, de chercher ce qui se passe derrière, à l’envers, tête en bas. Une danse des plus légères et aériennes au dessus du sol avec des gestes parfois violents pour ne pas se heurter au tranchant de ces carreaux cassés. On ne peut s’empêcher de penser aux fragments brisés au sol et à la façon dont elle touchera terre. Elle a gardé fort heureusement une chaussure qui lui permettra de prendre appui. Moins jazz que mystérieuse, la sensuelle Melissa von Vépy exalte grâce rythmique et féminité, accompagnée d’un partenaire de marque, trouvant ainsi un décor à sa hauteur. Avec exigence, restant fidèle à sa rigoureuse ligne esthétique.
Le piano est aussi un miroir réfléchissant dans lequel, en se penchant suffisamment, on peut s’engouffrer, se perdre ou le dominer pour qu’il ne résiste plus.
La blonde jeune femme évolue dans sa pratique aérienne dans ce décor simple, un agrès-objet manipulable en dépit de bascules inévitables. Le pianiste l’accompagne, la suit, “sent” presque sans la regarder ce qu’elle va faire, il joue avec elle en sachant décortiquer sa gestuelle. Elle a bâti une succession de moments en se laissant guider par la musique qui est aussi art du mouvement.
La cohésion est parfaite : ces deux là, complices, se connaissent depuis longtemps et partagent l’intimité de leur recherche. Créé à Avignon en 2009 avec le concours de la SACD, fort heureusement, le duo a pu être joué et apprécié à de nombreuses occasions, un peu partout. Cela se sent : une affaire de partage qui éloigne toute idée d’enfermement. « Ils ont décidé que le piano serait le déclencheur des états intérieurs du personnage. Certains des trajets sont prévus, donc écrits et d’autres totalement laissés à l’improvisation. »
Un moment court mais intense. Poésie et justesse, l’essence du visible. Ou l’art de parler à l’autre à travers une expérience personnelle.
Un peu dérangée, la tête à l’envers moi aussi, j’ai bouleversé la chronologie de mon texte. Je repars donc en arrière…
Stéphane Oliva présente le spectacle à venir et nous livre ensuite l’une de ses improvisations dont il a le secret. J’ai beau le suivre depuis des années, je suis toujours saisie par le jeu du pianiste qui arrive encore à me surprendre, en solo, en trio, en septet, ou en duo quand il accompagne une chanteuse ou comme ici, une danseuse-« monte en l’air ». Il n’a de cesse de se renouveler, de se déployer autrement vers le récit intimiste, le conte, le cinéma qu’il adore autant que moi. Un pianiste indifférent à la démonstration, juste attentif à la vérité de son propos, à la justesse de son ressenti.
En introduction, sur un motif de Bartok dont il se saisit pour le tourner et le vriller, le tordre littéralement, jouant de toutes les figures possibles: inversion, retournement comme quand Vinci écrivait à l’envers. Ses mains s’envolent au dessus des touches, se croisent, volètent parfois, impriment comme des virgules, d’un doigt. Très percussif au début, il s’adoucit ensuite et cette présentation met dans le vif du sujet, prépare l’arrivée de Mélissa : une continuité non préparée car c’est la première fois qu’il se livre à une introduction en solo dans ce spectacle, disposant de plus de temps dans le contexte privilégié du festival des Emouvantes. Nourri par tout un héritage d’influences classiques, contemporaines et jazz, il accomplit un périple passionnant, guidé par Bach, Scelsi, Bill Evans, pour aller très vite, une traversée musicale à sa façon, si originale : souffle, énergie, puissance, précision, sensibilité, il ne lui manque rien. Et surtout pas la maîtrise de l’improvisation, tant sa partition intérieure est imprimée dans son jeu, son corps. Ciels clairs et lumière vive passent dans le théâtre, merveilleux écrin de cette performance visuelle et sonore.
Soirée magnifiquement conçue dans la thématique du festival 2019 La transformation, le hasard, : on poursuit avec le spectacle de Bruno ANGELINI & Michele RABBIA Quartet, qui agit sur le détournement du son et de l’image.
La scène est occupée par un appareillage impressionnant et l’on pourrait s’inquiéter de la domination des effets électroniques. Un travail sur le son résultant de la transformation de ces instruments au départ acoustiques, tel est le projet. Mais nous ne serons jamais immergés dans une texture étrange et par trop inquiétante. Plutôt une déformation sonore légère, assez soutenue pour accompagner un parcours musical insolite, souligné par le travail du vidéaste Romai AL’L, là encore en direct. Un kaleidoscope d’images qui tournent, des sinusoïdes qui se distendent, se tordent, donnant des figures géométriques éphémères, polyèdres changeants et aussi photos déformées des musiciens…
Je ne connaissais pas le saxophoniste Norvégien Tore BRUNBORG : un son fantastique d’une grande beauté, très E.C.M, en dépit de quelques petits arrangements électroniques. Il ne me semble pas du tout trafiqué d’ailleurs, ce son avec un moelleux dans les ballades tout à fait fondant. Peut-être n’y vois je que du feu… Il a aussi un son rugueux, abrupt, vif, violent qu’il projette avec force. Il se greffe naturellement aux esquisses de mélodies du pianiste, syncopes lancinantes, grooves fabriqués « artisanalement ». On est captivé par des mouvements irrésistibles sur l’écran qui naissent de rien ou presque, de l’instant, dans une création improvisée.
Michele Rabbia, toujours saisissant dans sa gestuelle de pantin désarticulé (tête, épaules,torse) à l’exception de ses mains qui frappent les peaux avec baguettes, mailloches ou balais, fouettant sec, dru, dur. Un percussionniste qui envoie bruissements, vibrations mais aussi caresses. Une nature colorée du son qui relance la mélancolie rêveuse d’un pianiste sensible qui a toujours de nouvelles idées, de nouveaux projets à monter avec des partenaires avec lequel il partage des affinités durables.
Ce spectacle, nommé provisoirementTransformations n’en est qu’à ses débuts, c’est la deuxième fois qu’il est montré et, en cela aussi, il entre à merveille dans la thématique du festival, ne demandant qu’à évoluer, à se resserrer sans doute… Faut que ça bouge, comme la vie…
La soirée s’achève dans la douceur tout estivale de la nuit marseillaise et de la ville qui palpite, tout près de la chapelle des Bernardines, havre de paix, architecture baroque impressionnante, au coeur de la cité phocéenne.
Sophie Chambon