Les Emouvantes 2019, Funambules et alchimistes
Hier, 19 septembre, la chapelle du Couvent des Bernardines, aujourd’hui Théâtre des Bernardines, accueillait pour la deuxième soirée des Émouvantes 2019 le duo de Sylvain Kassap – Benjamin Duboc et le quintette «…ence » de Guillaume Orti en réponse à une commande de Claude Tchamitchian, le directeur artistique du festival.
Dolmen Ker-Han © X.Deher (Fictional Cover)
“Voir et entendre”, telle était hier l’une des pistes proposées par Claude Tchamitchian dans l’éditorial de son programme, avec la trapéziste Mélissa Von Vépy traversant des miroirs suspendus sur une musique de Stéphan Oliva et le vidéaste Romain Al’l associé au quartette de Bruno Angelini et Michel Rabbia. Hier, l’éclairage et la sonorisation justes et discrets de Marie Vincent et Bruno Levée, donnait surtout à entendre (même si l’œil n’est jamais inactif dans un concert), et mettait en valeurs d’autres pistes évoquées dans le compte rendu du concert de la veille par Sophie Chambon : le hasard et la transformation.
De ces deux concepts à la croisée des pratiques improvisées, telle qu’elles se confient à l’écriture (d’un Guillaume Orti) qui s’en remet en retour à elles pour se laisser transformer, ou telles qu’elles dessinent une écriture immédiate, en situation, comme le vent écrit sur le sable des signes éphémères, aussitôt balayés, sauf à les photographier (dans le cas du sable) ou les enregistrer comme c’est le cas de Sylvain Kassap (clarinettes) et Benjamin Duboc (contrebasse) qui viennent de publier “Le Funambule” au catalogue Dark Tree. Et c’est bien de funambulisme qu’il s’agit, d’un équilibre fragile, sur le fil, fragilité qu’ils affichent dès leur début de concert en invitant le public à prêter l’oreille pour saisir ce qu’ils nous disent quasiment au-delà du spectre de l’audible, le clarinettiste dans d’infimes pépiements du suraigu, le contrebassiste en jouant de l’archet sur le cordier de son instrument. Puis, usant de toute la panoplie des ressources acquises au fil de leurs carrières d’improvisateurs et au gré de leurs travaux dans le domaine du contemporain, la musique se déploie à tâtons, l’oreille tendue vers l’autre – une situation qui me rappelle l’an dernier, dans une attitude écoute contre regard, la prestation d’ouverture de l’édition 2018 par Barre Phillips et le danseur Julyen Hamilton – avec ses exclamations, ses jubilations, ses émois, ses attendrissements, ses énervements, ses incertitudes et ses égarements… jusqu’à cette interrogation sur une fin possible – me rappelant de nombreux moments semblables entre Phillips et Hamilton – à laquelle Benjamin Duboc semble opposer une fin de non recevoir en répliquant une nouvelle invite à conversation, mais comme à regret… et c’est sur ces points de suspension suivant une relance de contrebasse qu’un spectateur, d’un applaudissement intempestif entraînant ceux de l’ensemble du public, décide de poser un point final.
Les débuts du concert de Guillaume Orti et son quintette « …ence » (pour le jeu de mot et l’hésitation entre présence et absence) pourraient faire écho à ceux du concert précédent… Où cette tentation de l’infime est théatralisée par de petits gestes des musiciens pour leur instruments qui relèvent encore de l’installation sur scène mais procèdent déjà du musical. Et c’est ainsi que l’on entre progressivement dans ce répertoire comme on s’immerge en suivant la pente d’une plage. Immersion dans l’inouï que constitue le “son” de orchestre avec les préparations du piano de Benoît Delbecq – dont la culture pianistique joue constamment de l’ambiguïté entre le “déjà vu” et l’inédit –, la vielle à roue du canadien Ben Grossman – dont il tire des sonorités d’harmonium, on pense alors à certaines propositions de Christian Wallumrød, joue de ses cordes sympathiques comme nul autre, virtuose du “coup de poignet” dont il plie l’impressionnante technique aux exigences rythmiques du compositeur-leader – et la panoplie instrumentale François Verly – qui fait entendre bois et métaux bruts. Guillaume Orti passe d’un saxophone à l’autre (ténor, alto, sax en fa, soprano, soprano en ut) avec une exactitude tant dans le choix des tessitures que dans celui des sonorités qu’il sait en tirer, alternant parfois de l’un à l’autre à l’intérieur d’une même séquence, avec un tel sens de détail que chacune de ses phrases évoque le travail d’un sculpteur taillant la pierre, de la pointerolle au rifloir, de la gradine à l’émeri. On retrouve ce sens du détail dans l’écriture, transposé dans le “jouage”, la façon donc chacun s’empare de cette matière pour la faire sienne, pour s’y aventurer librement. De cette matière dont le contrebassiste hollandais Nathan Wouters parfait l’assise (et quand il le faut l’envol) avec grâce, émergent des paysages, des histoires, des récits – où l’on voit soudain surgir un couple de sonneurs bretons d’un échange piano-soprano – qui ont moins pour fonction d’illustrer des images préexistantes que de stimuler l’imagination du spectateur pour qu’il se faisse son propre récit… merveilleux si l’on considère l’état de sidération du public à la sortie. Une première merveilleuse et un potentiel de développement qui fait espérer d’autres nombreux concerts à venir.
Ce soir, 20 septembre, rendez-vous aux Bernardines pour, à 19h, les retrouvailles de deux vieux complices, le guitariste Philippe Deschepper et le joueur de serpent Michel Godard, à 20h, le septette de Régis Huby, avec Jan Bang (électronique), Guillaume Roy (violon alto), Atsushi Sakaï (violoncelle), Eivind Aarset (guitare électrique), Michele Rabbia (percussions, batterie, électronique). Franck Bergerot