Jazz live
Publié le 21 Sep 2024

Les Émouvantes 2024 / 2

Du duo au tentet, des impromptus de Sophia Domancich et Simon Goubert au poème symphonique de Riccardo Del Fra.

Présenté la veille par Claude Tchamitchian comme le co-directeur artistique des futures Émouvantes, Fabrice Martinez s’avance vers le devant de la scène, se tourne vers le fond pensant être suivi par son hôte, puis comprenant que ce dernier l’a lâché seul dans l’arène, assume pour la première fois ce rôle de premier plan. Sa tâche étant de présenter le duo Sophia Domancich/Simon Goubert, il est vite à son aise et l’on sent qu’il parle du cœur. En particulier, il se souvient qu’il considéra longtemps la batterie comme un instrument à part, un truc de technicien du rythme… jusqu’au jour où, ayant entendu Simon Goubert, il réalisa que la batterie était un instrument « de musique » et le batteur un « musicien » à part entière.

Je vibre à l’unisson de ce propos, non que j’ai attendu d’entendre Simon Goubert pour considérer les batteurs comme des musiciens, d’autant plus que j’ai appris à l’aimer assez tard. Je l’assimilais à une forme d’obédience un peu farouche, rassemblant en une sorte d’occultisme syncrétique le swing-bop, le tandem Elvin-Trane et la fréquentation de Magma… Jusqu’au jour où j’écrivis de Simon Goubert, à l’occasion de son premier concert avec Emmanuel Bex et Glenn Ferris, qu’il jouait de la batterie comme on compose. Formule facile de journaliste. Ça coût’ pas d’pain et ça vous fait déjà une petite ligne d’un article sur lequel on tire la langue. Mais c’était vraiment ça que je voulais dire : c’est qu’au-delà du swing, de la puissance, il y avait un art de la nuance, de la couleur, de l’écriture du rythme où, en dépit de la projection naturelle des idées propre aux grands improvisateurs, il y avait un art de l’anticipation, où chaque coup, chaque timbre, chaque formule était choisie et précisément pesée, comme le compositeur définit de la plume la hauteur d’une note, son placement, sa durée et l’instrument de l’orchestre auquel il va la confier dans la continuité de la phrase et du mouvement en cours.

Il n’est pas impossible que le personnage et musicien soit lui-même devenu celui dont je guette aujourd’hui le nom dans les programmes (et avec lequel j’aime à échanger après les concerts… Les musiciens ont toujours de merveilleuses histoires à raconter, mais Simon est en particulier un merveilleux conteur). Et il n’est pas impossible que, dans une moindre mesure (parce que je la connais depuis plus de quarante ans) Sophia Domancich soit aussi « devenue », ce qui revient à défoncer une porte ouverte, parce que, sauf à être mort-vivant, on « devient » tous. Disons « advenue ». Pour le dire plus clairement, il y a chez elle un avant et un après Simon Goubert… comme pour ce dernier un avant et un après Sophia Domancich. Le mot « après » étant d’ailleurs d’autant plus malvenu qu’ils sont là « maintenant » devant nous, avec leurs passés respectifs qu’il faut écrire au pluriel, et ce présent qui, en ce début de concert, voit nourrir le piano d’un ostinato qui n’est pas sans faire penser à Erik Satie, accompagné d’un infime mouvement de balais sur la peau de la caisse claire qui va s’épanouir, céder place aux baguettes jusqu’à une prodigieuse violence mais portée d’un geste minimal – tandis que le clavier module, gronde s’affole puis revient à ses couleurs originales sur une noire régulière posée sur la cymbale, jusqu’à l’unisson piano-batterie d’un accent conclusif, quasi télépathique.

Je retrouve ici de larges fragments du projet « Twofold Head » consacré aux films de David Lynch, que j’ai vu naître au studio Sextant lors d’une projection privée et qui n’a pas connu le développement souhaité du fait de l’opposition de la production du réalisateur à toute projection publique de ce type. Projet pour lequel Sophia Domancich jouait sur deux claviers – piano et Fender-Rhodes. Mais la production des Émouvantes n’ayant pas pu obtenir le piano électrique souhaité, c’est sur le seul piano qu’elle jouait hier, d’ailleurs à sa grande satisfaction, pour un résultat différent de ce qu’il en reste sur l’album Pee Wee. Ses ostinatos aux allures reptiliennes, ses cauchemars languides, prenaient hier une allure plus dynamique, mettant en lumière cet étrange équilibre entre l’impromptu et la connivence des gestes, Simon Goubert désannonçant les morceaux pour annoncer qu’il ne connaît pas encore le prochain. Et ce qui est fascinant ici, c’est cette délicate balance entre l’imprévisible et la connivence, entre l’art presque constant du rendez-vous sous forme d’homophonie ou de contrepoint et le risque de la redondance ou du trop-plein. Cette musique respire jusque dans cette pièce quasi solalienne aux unissons farceurs qui clôturera ce précieux moment de musique.

Pause dîner. On entends au loin des archets et des pizzicatos testant l’accord des cordes, et des flèches de saxophone laissant deviner le choix d’une anche et son réglage, voire quelques traits de la partition qui nous est promise en deuxième partie de soirée.

Cette partition a été commandée il y a trois ans à Riccardo Del Fra par Claude Tchamichian qui rêvait de célébrait cette 30ème édition au son d’un orchestre à cordes. Et c’est une espèce de poème symphonique qui nous était donné à entendre, non au sens d’ « orchestre symphonique », puisqu’il s’agissait d’un tentet, mais répondant à la définition d’une œuvre d’un seul et unique mouvement (ici une cinquantaine, inspirée d’une idée extra-musicale : en l’occurrence, une femme qui présida à l’adoption de la culture, de la langue française et de la vie parisienne par Riccardo Del Fra, devenu le directeur du département jazz du Conservatoire national de musique et de danse de Paris, jusqu’à son récent départ à la retraite. Une folle allure, c’est la distinction et le destin flamboyant jusqu’à consummation de cette femme qu’il a voulu célébrer, avec cette légèreté et cette vivacité qu’autorise le format du tentet mis à profit dans la longue introduction d’un phrasé continu, d’une alerte fluidité jaillissant parmi les cordes et sur l’anche du saxophoniste Jan Prax, précis incisif, avec une autorité de premier alto qui le place tantôt au première plan, tantôt parmi les archets où l’on continue à le percevoir comme une colonne vertébral.

Début entièrement écrit, jusqu’au jaillissement improvisé accordé au saxophone vif-argent. Il partagera de ponctuelles parties improvisées avec l’épatant Carl-Henri Morisset qui – effet d’écriture ou choix fonctionnel du compositeur – fait figure d’électron libre, et Riccardo Del Fra hélas doublement desservi par un instrument d’emprunt qui lui convenait peu et les responsabilités que cette première faisait peser sur ses épaules. Cinquante minutes de musique privilégiant homophonies et ce raffinement harmonique que Riccardo Del Fran peaufine depuis Silent Call, « œuvre de jeunesse »créée au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival de Paris de 1996 pour orchestre à cordes et quartette de jazz avec François Jeanneau en soliste. Au mœlleux harmonique des premières couleurs, succèderont lors d’une dramatique bascule les premières tensions d’une sorte d’interlude évoquant Ligetti, jusqu’au final doux amer, où l’acidité des timbres obtenus par l’archet des violons au-delà du chevalet chercheront la consolation d’une partition au final d’oraison funèbre.

Ce soir, 21 septembre, final avec la musique de Sylvain Cathala dont les expériences laborantines finissent toujours pas s’évader par la fenêtre du poète, puis un hommage de Fabrice Martinez à Stevie Wonder et son art du groove. Franck Bergerot