Les Joies multiples de Baptiste Boiron
Hier, 31 mai, entouré de Médéric Collignon, Matthieu Naulleau, Hélène Labarrière et Antonin Volson, le saxophoniste improvisateur et compositeur Baptiste Boiron donnait un concert de fin de résidence à la Grande Boutique de Langonnet, célébrant ainsi la naissance d’un nouveau quintette, Les Joies multiples.
On l’a déjà présenté dans ces pages, notamment pour son trio “Là”, avec Fred Gastard et Bruno Chevillon. Implanté depuis peu dans la campagne bretonne, au sud de Pontivy, il s’est investi à corps perdu dans la pratique de la danse bretonne, l’initiation à l’art de sonner la bombarde dans le cadre du couple biniou-bombarde, et l’apprentissage de la langue bretonne ; le tout en restant fidèle à son enracinement dans l’Art contemporain, “Art” plus encore que “Musique”, tant son œuvre dans le domaine contemporain comme compositeur et sa pratique de l’improvisation sont enracinées dans son passé d’étudiant en Arts plastique qui le vit notamment associé à un cycle de musique de chambre autour de l’œuvre du peintre Pierre Tal-Coat. Rendez-lui visite dans sa maisonnette, et son accueil s’accompagnera aussi bien du partage de sa dernière émotion musicale (Anthony Braxton, Helmut Lachenmann, Herbie Hancok ou quelque artiste traditionnel breton) que de l’invitation à admirer sa dernière acquisition, parmi d’autres plus anciennes, d’un petit tableau (taille à l’échelle de ses moyens financiers et de sa surface habitable).
La plastique est donc au cœur de sa musique telle qu’il m’en dévoilait récemment la partition – partition de timbres et d’objets autant que de valeurs mélodiques et rythmiques – d’une œuvre dévoilée le 24 mai dernier par les élèves de l’école de musique de Baud dont il était l’artiste invité pour l’année 2023-2024. Et c’est sous le signe de la plasticité qu’il débutait son concert, seul avec son soprano soumis à un pétrissage des hauteurs et des durées, où l’on pouvait entendre se fusionner son expérience de tempéraments variés et variables de la musique traditionnelle bretonne avec son expérience du “quart de ton” dans le domaine de la musique contemporaine ; et s’amalgamer l’héritage de “nappes sonores” initiées par John Coltrane et des boiteries des musiques balkaniques (qu’il pratique depuis quelques temps au sein du Taraf de Kleg). Progressivement rejoint par les trilles de Médéric Collignon, les percussions d’Antonin Volson, les mailloches sur les cordes d’Hélène Labarrière, les deux instruments s’effacèrent le temps d’un solo de cette dernière en pizz, puis ramenèrent un continuum orchestral d’où m’a semblé surgir un thème coltranien, mais tellement inattendu et éloigné de son contexte habituel que, tout en le datant du début des années 1960, je n’ai su lui donner un titre ni même m’assurer que je n’avais pas rêvé. Peut-être étais-je influencé par le souvenir d’un essai de Boiron sur la dimension spectrale de la musique de Trane rapportée à la celle de Gérard Grisey, essai accompagnant un vieux projet inabouti de quintette avec Médéric Collignon, Christophe Monniot, Marc Ducret, Fred Gastard Bruno Chevillon et “un batteur à définir.”
Le batteur à définir, et bien le voici : Antonin Volson, peu connu hors de cette Bretagne dont il est une figure centrale, non seulement percussionniste, mais multi-instrumentiste, notamment bassiste et arrangeur, cœur battant du Badume’s Band dédié à la musique éthiopienne qu’il habite avec toute la plasticité requise. C’est cette plasticité, plurielle et non exclusivement dédiée aux grooves ethiopiens, à laquelle Boiron rend hommage dans le morceau suivant, chaque pièce du répertoire étant dédiée par ce dernier à l’un de ses complices, désignés chacun par un anagramme, comme pour décliner ces “joies multiples” qu’il a été chercher et a trouvé auprès d’eux réunis ainsi pour la première fois au cours de ces cinq jours de travail à la Grande Boutique immortalisé par le studio d’enregistrement du lieu. Où l’on verra la tension initiale se dénouer au fil du concert, révélant un complet dévouement des quatre invités au projet de leur hôte, et pour finir une amitié musicale chaleureuse et joyeuse.
À cette deuxième pièce dont la discontinuité est tissée d’un réseau serré de motifs disparates, succèdera un “mini-concerto” pour piano, véritable déferlement de doigts sur le clavier “à la Naulleau” avant qu’une fanfare folle et destructurée ne libère l’énergie bouillonnante de Collignon jusque dans le morceau suivant aux allures de “zouk réinventé”, dédié à Ornette Coleman dont sont ici combinés trois thèmes dans la veine frenetico-caribéenne de Latin Genetics. Après un moment d’onirisme accordée à Hélène Labarrière, le festif reprend ses droits avec un exercice de dérèglement d’une œuvre de Philidor l’Aîné, musicien attaché au service de Louis XIV, où Médéric (ou peut-être ses comparses) m’ont paru entraîner la Cour de Versailles vers le marabi sud-africain, version “Brotherhood of Breath”. En rappel, un souvenir de la bouleversante version que Baptiste Boiron et son trio “Là” donnèrent de Prayer de Keith Jarrett sur un tempo dédoublé(ballade en duo avec Charlie Haden de l’album “Death and the Flower”), mais ici réinventé sur le tempo doublé d’une valse d’où émergera une mélodie de Tom Cora, objet d’un final chanté bouleversant de Médéric Collignon jouant avec un petit haut-parleur relié à son téléphone mobile.
Je suis rentré de ce concert avec des rêves en tête et cette citation de Jean-Luc Godard que Baptiste Boiron avait placé en exergue à son essai sur Coltrane : « Nous sommes faits de nos rêves et nos rêves sont faits de nous. » Franck Bergerot