Les Métamorphoses de Régis Huby
- Hier 25 mars, au Trident dans le somptueux théâtre à l’italienne de Cherbourg plein jusqu’au dernier balcon d’un public enthousiaste, Régis Huby présentait la première de ses Métamorphoses réunissant son grand ensemble Ellipse et une version chambriste de l’Orchestre régional de Normandie.
Les rapprochements entre musique symphonique et jazz sont devenus courants. Opportunité pour les orchestres symphoniques subventionnés de rafraîchir leur répertoire et leur public, opportunité pour les jazzmen d’accéder à une aide publique plus disponible du côté classique, réalisation pour le compositeur-improvisateur de jazz du rêve de mettre sa plume à l’épreuve du symphonique et d’entendre sa musique en grand format. Rêve réalisé avec plus ou moins de métier et de culture de l’orchestre. Même chez les plus compétents, les réussites ne sont pas gagnées d’avance les partitions proposées étant reçues avec plus ou moins de compréhension, de bienveillance, d’adhésion par les orchestres d’accueil et leurs chefs.
Pour ces Métamorphoses annoncées par Régis Huby, beaucoup de conditions semblaient réunies. Violoniste, il a connu le travail d’orchestre de l’intérieur du symphonique et possède une vaste connaissance du répertoire. Et de longue date, son travail de compositeur et chef de projet l’a vu combler le fossé entre l’expressivité de la musique de chambre et le dynamisme de l’orchestre de jazz, le sens de la forme de la musique écrite et le goût de l’inattendu de l’improvisation. Avec quelques étapes décisives Événement déclencheur en 2004 :
1. L’écriture orchestrale du projet de Lambert Wilson « La Nuit Américaine » où s’entrecroisaient les trames de la comédie musicale de Broadway et de la musique classique américaine de Charles Ives à Samuel Barber.
2. Premiers pas à cette occasion d’une collaboration avec Maria Laura Baccarini dont le répertoire chanté fut l’occasion pour lui de mettre à l’épreuve, seul au violon avec ses pédales d’effet (« All Around », « Barber io e le cose »), son goût pour le minimalisme répétitif au sujet duquel le mot de “métamorphoses” lui vient en aide pour préciser l’accent mis sur la polyrythmie et les micro-transformations qu’induisent ses ambivalences
3. Un fil continu initié en 1994 lors de la création du Quatuor Ixi, portant la grande tradition du quatuor à cordes d’une écriture nouvelle aux portes grandes ouvertes sur le langage improvisé
4. La rencontre avec Pierre-François Roussillon, clarinettiste basse, directeur de différents théâtres et scènes nationales, ces lieux trop souvent clos à la musique instrumentale de création et encore plus hermétiquement au jazz non vocal et aux musiques improvisées, qu’il a su leur ouvrir à Bourges et Malakoff où il accueillit Régis Huby dans le cadre d’un résidence avec Yves Rousseau, puis sous son nom.
5. La création au Théâtre 71 de Malakoff du grand ensemble Ellipse, réunion des habitués de ses différents projets en petite formation autour d’un vaste projet orchestral.
Or, la grande intelligence de Régis Huby, lorsque Pierre-François Roussillon lui proposa dans le cadre d’une résidence au Trident de Cherbourg de collaborer avec l’Orchestre régional de Normandie, ce fut, non de prendre l’effectif du symphonique tel quel, mais d’en extraire un ensemble de chambre en l’associant comme en miroir (à peu de choses près pupitre contre pupitre) au grand ensemble Ellipse.
Régis Huby (violon, composition, co-direction), Guillaume Roy (violon alto), Atsushi Sakaï (violoncelle), Matthias Mahler (trombone), Jocelyn Mienniel (flûte), Catherine Delaunay (clarinette), Jean-Marc Larché (saxophone soprano), Pierre-François Roussillon (clarinette basse), Olivier Benoît (guitare électrique), Pierrick Hardy (guitare acoustique et électro-acoustique), Illya Amar (vibraphone, marimba), Bruno Angelini (piano, Fender Rhodes, synthétiseur Moog “Little Phatty”), Claude Tchamitchian, Guillaume Séguron (contrebasse), Michele Rabbia (percussions, électronique), Jean Deroyer (co-direction) et l’Orchestre Régional de Normandie.
Soit le Quatuor Ixi, une partie du personnel de « La Nuit américaine », l’Acoustic Quartet de Pierrick Hardy, les deux tiers de l’Open Land Quartet de Bruno Angelini, les trois cinquièmes du quintette qui accompagnait Maria Laura Baccarini sur « Furrow » et j’en oublie… bien sûr l’Equal Crossing Quartet de Régis Huby où la guitare électrique de Marc Ducret serait remplacée par celle d’Olivier Benoît, complice de Régis Huby au sein de la dernière équipe de l’ONJ de Paolo Damiani, dont tous deux ont sauvé l’exercice (2000-2002) de mon oubli par leurs contributions au répertoire du concert d’adieu de l’orchestre au New Morning.
En les voyant prendre possession du plateau, sans façon pendant que le public s’installe, on imagine sans se tromper une bande copains. « Un ensemble qui monte sur scène qui ne soit pas un défilé de personnalités, mais qui soient des personnalités » avait prévenu Régis Huby en précisant : « Avoir un son d’orchestre, ça s’obtient en acceptant le son de l’instrumentiste à qui tu confies la musique. » Du côté de l’Ellipse, c’était gagné d’avance. Restait à conquérir la sympathie, l’empathie, l’adhésion de la machine symphonique qui – hors de toute différence de langage musicale – a des modes fonctionnements relevant plus de l’entreprise que de la bande de copains, avec une hiérarchie, des horaires calibrés, et bien sûr une rigueur différente dans son rapport à l’inattendu et à l’écrit. Ç’aura été l’objet d’une semaine de travail avec la complicité totale d’un chef, Jean Deroyer, acquis au projet, constamment attentif à ce qui se passait « derrière son dos » (son orchestre étant placé derrière l’Éllipse), et qui parvint à entrainer ici et là ses vents et ses cordes au-delà du tout-écrit par une gestuelle de « conduction » voire de « sound painting ».
Placé au parterre, donc « idéalement », j’ai cependant souffert de peu voir et mal entendre le « symphonique », l’Ellipse méritant faisant écran devant leurs comparses classiques qui bénéficiaient pourtant à l’arrière-plan d’un praticable. Régis Huby et Gérard de Haro, ingénieur et créateur du fameux Studio La Buissonne venu spécialement pour sonoriser cette création, ont regretté que je ne me sois pas trouvé au balcon pour de meilleures conditions d’écoute.
Il est difficile de rendre compte de manière détaillée de cette grande heure de musique découverte dans l’instant, où tout est « métamorphose », dérive et tuilage. André Hodeir aurait-il aimé ça, lui qui, se réclamant de l’art du glissement, voulait agrandir le jazz pour ne pas avoir à le quitter ? Aurait-il aimé cette distance d’avec le swing des origines, ce recours au symphonique qu’il fuyait, ces improvisations libres dont il se défiait et qui leur préférait l’usage du crayon et de la gomme… J’aurais aimé qu’il aime, car si j’ai aimé son œuvre c’est notamment pour avoir esquissé un avenir du jazz que je vois se réaliser de diverses manières chez Emler, chez Ducret, Fred Maurin ou Steve Lehmann ; et peu importe le nom qu’on lui donne aujourd’hui. Bref, pour revenir aux Métamorphoses d’Huby, on parlera d’entrelacs de l’écrit et l’improvisation, des cordes et des vents ; de glissements constant des timbres l’un vers l’autre ; de circulation des voix constamment recomposées entre elles, entre l’acoustique et l’électronique, du « figuratif mélodique » à « l’abstraction sonore », de la suspension à l’élan rythmique ; on parlera encore d’échange des fonctions rythmiques et mélodiques entre les percussions et les autres pupitres, entre l’avant et l’arrière-plan. Pour ne rien dire des solistes, tous animés par ce sens du récit qu’ils partagent avec Régis Huby ; ni de la connivence qui leur permet d’être rejoints par l’un et/ou l’autre, de s’effacer au profit d’une autre combinaison orchestrale avec un égal bonheur
Et lorsque tout cela fut fini, dans le très bref laps de temps qu’il fallut attendre avant les applaudissement, temps qui m’a paru plus long qu’il n’a duré, soudain inquiet : comment cette musique tellement atypique a-t-elle été reçue, vécue par le public de Cherbourg, en un temps ou sur la chaine de France Culture (sans parler des autres chaînes nationales hors le ghetto de France Musique), tout ce qui a trait à l’écoute ou au commentaire de la musique instrumentale de création semble sinon frappé d’interdit, du moins déconseillé, au nom du « tout fun », reflétant le peu d’estime que les milieux culturels actuels lui portent. Eh bien, c’est un tonnerre d’applaudissement et d’exclamations qui a rompu le silence. Et me retournant pour voir qui applaudissait j’ai vu les balcons garnis jusqu’au dernier de visages de tous âges et ravis. Franck Bergerot