Les splendides « Anomalies » de Bruno Ruder
Hier 13 janvier au Triton (Les Lilas), le pianiste Bruno Ruder célébrait la sortie de son disque « Anomalies » et transformait, comme au rugby, l’essai de son premier solo « Lisières », ou transformait le [Choc] discographique que nous lui attribuons dans notre numéro de décembre en quelque chose de plus grand que constitue l’expérience du concert.
Il y avait hier une qualité d’écoute au Triton – où se pressait les plus fins connaisseurs parmi lesquels quelques pianistes – à la hauteur de ce que nous offrit Bruno Ruder, seul face au Fazioli du lieu et à quelques partitions qu’il tournerait au fil du concert et de son inspiration, aide-mémoire auquel il n’accorde que de rares coups d’œil, enchaînant l’une à l’autre dans l’ordre qui lui chante à l’instant, son répertoire ayant plus l’allure d’un paysage dont la géographie est une invitation à quitter les sentiers balisés pour le hasard des taillis et des friches. Certes, il connaît ses sous-bois, et garantit à son récital une cohérence globale qui mérite toute notre attention. Sa musique n’est pas du genre saute-au-paf, elle se mérite, et si elle n’est pas dépourvue de lyrisme, elle nous refuse la facilité du refrain, les balises du chorus, sa chanson se présentant comme une perpétuelle fuite en avant. Non qu’il nous entraîne sur des tempos à perdre haleine. Sa marche est patiente, son pas est attentif comme celui d’un grimpeur de montagne et s’il lui arrive de faire advenir un motif récurrent en réponse à son improvisation, il le travaille, le malaxe, le mâche comme un grand vin, l’improvisation qui s’était placée sur son orbite l’entraînant à son tour sur le sien, comme deux étoiles jumelles.
Il est de ces pianistes qui m’évoquent Paul Bley au point que mes comptes rendus ont fait de cette référence une facilité assez pratique et même assez grossière – mais j’aimerais vous y voir – et, si je m’étais promis de l’éviter, elle m’est revenue hier à propos d’un de ces motifs (jamais très développés, bien des motifs plus que de longues mélodies offertes au ravissement de l’auditeur) qui m’évoquait Paul Bley, ou plus exactement ce que l’écriture iconoclaste de Carla Bley a offert à l’œuvre de Paul.
Mais parlons du piano, ce piano dont il exploite toute la dynamique, qu’il fait tantôt murmurer, tantôt chanter à tue-tête, tantôt gueuler comme un fauve que l’on égorge, dont il explore toutes les fibres de la table d’harmonie, œuvrant de ses deux pieds sur les trois pédales du piano avec une virtuosité qui ne laisse rien au hasard sinon à celui relevant de l’art de l’improvisation, et qui ne laisse rien perdre des virtualités de son bel instrument.
En rappel, I Concentrate on You de Cole Porter, dont il fait une matière vivante et imprévisible, sans pourtant rien ne nous dissimuler de ses charmes originaux. Franck Bergerot