Lettre à Guy Le Querrec, officier des Arts et des Lettres
Cher Guy, aujourd’hui, 24 octobre vers 16 heures, tu recevras le titre d’Officier des Arts et des Lettres des mains de François Lacharme lui-même officier, pour « la constance et la qualité de ta contribution au rayonnement de la création artistique française ».
La cérémonie se déroulera dans ton appartement de Redon dont les habitués du train Paris-Quimper peuvent apercevoir fugitivement la fenêtre entre les murs de la vieille ville de Redon. C’est là que tu t’es réfugié, condamné à l’usage du déambulateur par de permanents vertiges, toi qui était si fier de tes qualités de danseur et de ce sens de l’espace qui te permettait de te “déplacer” en toute discrétion parmi les musiciens sur un plateau ou dans un studio afin de te placer à l’endroit exact où la bonne lumière, le bon angle serait au rendez-vous de l’événement et de la situation.
Nous nous sommes connus assez tard dans ta carrière, vers la fin des années 1980. Tu avais déjà bourlingué pour Jeune Afrique sur le Continent africain, sur les routes duquel tu guiderais plus tard tes amis Louis Sclavis, Henri Texier et Aldo Romano pour vos fameux “Carnets”. Mais déjà tes photos publiées dans Jazz Magazine m’interpelaient de longue date et au fil des années je n’avais pas tardé à les associer à ton nom. Je commençais à remarquer tes déplacements au pied des scènes ou autour des musiciens, ton regard affûté disparaissant tout à coup derrière le viseur de ton Leica, le doigt dans l’attente de « l’instant décisif ». Je t’ai entendu raconter des histoires à un public d’après-concert, croulant de rire et en réclamant une autre, parce que non content d’être danseur, tu étais conteur, des qualités indissociables de ton génie photographique. Je t’ai vu imprimé en couverture de Jazz Magazine ou sur les pochettes de disques, exposé voire affiché dans les couloirs du métro parisien (campagne d’affichage Banlieues bleues 1998), publié (Jazz de J à ZZ, Sur la piste de Big Foot), projeté (Jazz comme un image, L’Œil de l’éléphant)… J’ai même eu l’honneur d’avoir une photo de toi sur mon premier livre sur Miles Davis au Seuil.
Entre-temps, j’avais appris à mieux te connaître lors de tes visites dans les bureaux de Jazzman, jusqu’à mon transfert à Jazz Magazine où tu t’arrêtais régulièrement le temps de distraire mes très longues journées de rédacteur en chef. Un jour, je t’ai demandé de nous choisir une dizaine de photos destinées à célébrer le trentième anniversaire de l’Eurojazz Festival du Mans. Tu m’as dit : « C’est trop énorme, viens les choisir. » Je me revois dans ton appartement parisien, dans le XIVe arrondissement, sur cette longue table au pied d’interminables étagères d’où tu tirais de leurs classeurs tes planches contact des différentes éditions du Festival du Mans, dans l’ordre chronologique. Je les tournais l’une après l’autre… Je me souviens des premières planches, celles de la première année. Il s’agissait d’une séance de répétition de je ne sais plus quel orchestre. De cliché en cliché, de planche en planche, on pouvait suivre tes déplacements parmi les musiciens indifférents à ta présence comme si tu t’étais rendu invisible, toi l’œil aux aguets, te tournant d’un côté, puis de l’autre… et quasiment chaque cliché racontait un nouvel épisode de la même histoire. À la quatrième planche, j’avais déjà retenu huit images. J’avais encore vingt-neuf années à parcourir et je n’avais encore considéré qu’un seul orchestre de la première édition. On a décidé de changer de méthode.
Depuis, tu t’es retiré en Bretagne, cette Bretagne dont tu as si bien saisi les mutations dans les années 1970 à travers tes reportages dont chaque cliché isolé fonctionne déjà comme un petit court-métrage à travers ses arrière-plans voire ses hors-champs, ses illusions et ses coïncidences, ses fausses évidences et ses incongruités révélatrices, ses calembours et ses contrepèteries photographiques, ses effets de miroir, ses transparences et ses sous-entendus s’articulant entre eux comme d’authentiques cadavres exquis. Enfermé dans ton appartement, tu luttes désormais contre l’oubli. Avec l’aide de ta précieuse assistante Marine Hurson, tu feuillettes, tes 40 000 planches contacts, soit plus d’un million de négatifs, avec l’inquiétude de l’artiste qui se demande ce que deviendra son œuvre après sa mort, inquiétude d’autant plus vive en un temps où les archives prolifèrent de façon exponentielle. Tu les considères, les examines, les tries, reclasse, en quête d’un cliché qui t’aurait échappé, d’une coïncidences qui pourrait l’associer à un autre, de thématiques nouvelles. L’an passé, il ressortait de ces recherches ton Michel Portal au fur et mesure, bilan d’une amitié vieille de six décennies.
Ces clichés et l’inlassable quête que tu leur consacres constituent ton dernier lien avec l’extérieur, ainsi que tes appels téléphoniques pour prendre des nouvelles des amis, ceux qui vivent, ceux qui souffrent, ceux qui n’appellent plus et, de plus en plus souvent, ceux qui meurent ; pour évoquer aussi les bons souvenirs, les grands moments, les grandes rencontres, les grandes amitiés, les grandes rigolades dont le rappel permet de tenir le coup, hélas aussi pour partager nos inquiétudes sur l’état du Monde tellement éloigné de nos espoirs passés. Ce peut être aussi, un mail accompagné d’une photo dont tu cherches à identifier l’un des personnages qui t’est inconnu ou dont tu as oublié le nom, voire pour retrouver une date, un lieu, une circonstance ou le reportage qu’elle illustra.
Tout à l’heure, lorsque tu recevras cette haute distinction, je ne serai pas présent comme tu l’aurais souhaité, retenu par diverses obligations, mais bien présent par la pensée. Je sais combien tu es fier de l’honneur qui t’est faite et je t’imagine dans tes petits souliers à l’heure d’être élevé au rang d’Officier des Arts et des Lettres. Quant à ta mère qui, telle que tu la photographias autrefois, figure sur le communiqué annonçant la cérémonie, on dirait bien qu’elle s’est mise au garde-à-vous pour l’occasion. Ton ami Franck