Liudas Mockünas, Marc Ducret et le jazz d’or
Arrivée à Strasbourg hier 10 novembre pour la deuxième soirée du 39ème festival Jazzdor, avec l’Improdimensija Orchestra et deux alchimistes de l’orchestre à l’affiche : Liudas Mockünas et Marc Ducret.
À vrai dire, j’étais également attiré par l’annonce d’une première partie confiée au clarinettiste Michael Riessler et au joueur d’orgue de Barbarie Pierre Charial dont il m’est m’arrivé de faire entendre à des étudiants des extraits de l’album “Big Circle” dans le cadre d’exposés sur l’histoire du jazz enregistré (l’orgue de barbarie ayant précédé le piano pneumatique puis le phonographe dans le domaine de la reproduction mécanique d’une écriture musicale sonore, et le retrouver en avant-propos sur un vocabulaire contemporain fournissait un mis en éveil de mon auditoire); ou en le présentant comme le premier des ancêtre de l’informatique musicale, sachant que c’est à peu près la seul machine “informatique” dont je sois capable d’expliquer le fonctionnement… Las ! Le trio annoncé de Pierre Charial, Michael Riessler et son fils Lorenzo (batteur) était hier déprogrammé, Charial s’étant trouvé souffrant.
Tout est souhaitant un prompt rétablissement à ce dernier qui côtoie improvisateurs et compositeurs contemporains depuis près d’un demi siècle, cette déprogrammation nous priva l’un de ces effets de contraste qu’affectionne Philippe Ochem, le patron de Jazzdor, mais nous valut une affiche d’une belle cohérence, trois membres de l’orchestre prévu en deuxième partie s’étant vu proposé de jouer la première partie, soit Samuel Blaser (trombone), Liudas Mockünas (saxes basse, ténor, soprano et clarinette) et Marc Ducret (guitare électrique).
De ce trio né il y a deux ans, mais inconnu de la scène française, on retient le naturel du geste et de l’expression pourtant très large, de la limpidité lyrique d’un mélodie enchanteresse (qui pourrait éveiller chez l’auditeur selon sa culture ou son humeur quelque réminiscence du côté du côté des songwriters américains des années ou du lied post-romantique) aux inextricables abstractions polyphoniques, une espèce de faconde orchestrale navigant boussole en tête de l’écriture à l’improvisation, parfois à la limite de chavirer lorsque les trois lignes se ré-arriment l’une à l’autre sur la base d’un rendez-vous écrit polyphonique ou non. Tout est clair et précis dans les intentions de ces trois musiciens au fil de ces suites qui relèvent plus de la musique de chambre que du jazz à proprement parler (soudain, là, une “ saveur Stravinsky” me travers le temps de quelques mesures), même si on sait d’où viennent le timing de leurs phrasés – qu’ils soient mesurés ou libres – et l’enveloppe de leurs timbres (voyez comme soudain, Mockünas adopte un son de ténor proche de David Murray avant une séquence quasi west-coast) ; même si l’énergie qu’ils déploient ne sont pas étrangères à l’esthétique des guitar-heros du metal ; même si les contours de leur lyrisme puisent également à sources multiples des musiques pop du 20e siècle. C’est qu’ils ont la faculté de faire œuvre de leur patrimoine ré-imaginé en un folklore intime et partagé, sans concession à une quelconque nostalgie, et par là-même la faculté de remuer le mien.
Et que l’on retrouve ces trois personnes physiques parmi le personnel de l’Improdimensija Orchestra n’était rien à côté du fait de retrouver porté à l’échelle de la grande formation ces attitudes artistiques :
Marc Ducret (guitare électrique, composition), Liudas Mockünas (clarinette contrebasse, saxes ténor et soprano), Dominykass Vyšniauskas (trompette), Samuel Blaser (trombone), Simonas Kaupinis (tuba), Mėta Pelegrimaitė, Kristupas Gikas (flûte) Kazimieras Jušinskas (saxes soprano et alto), Arminas Bižys (sax baryton), Arnas Mikalkènas (p), Bruno Chevillon (contrebasse), Peter Brunn (dm).
Ça commence par une partition de souffles non timbrés dans les bois et les cuivres, dont l’intensité et l’attaque remplaceraient la notion de hauteur, organisée comme en hoquet puis progressivement plus “symphonique”, ici et là rassemblés en tutti qui vont se faire plus récurrents jusqu’à un sorte de riff, pendant qu’une légère bruine sonore se dégage du côté de la contrebasse et du piano, celui-ci se déployant progressivement, avec une partie de batterie tellement musicale que l’on ne réalise son existence que par un effort de renoncer à l’extase musicale (nullement interdite) au profit d’une écoute plus analytique.
Mais alors que le baryton d’Arminas Bižy est invité à l’improvisation solo dont il s’empare crescendo, d’abord avec des accents évoquant John Surman, des fonds, timbrés cette fois-ci, s’organisent d’abord de manière croissante – trombone/tubas/sax alto, auxquels vont s’ajouter deux flûtes, puis la trompette – jusqu’en un tutti où viendra s’épuiser le baryton. La partition se prolonge ainsi multipliant et diversifiant les réorganisation de voix et de timbres, les sections d’écriture se nourrissant l’une l’autre selon un phénomène de perpétuelle régénération, avec ostinatos brefs ou très longs, voire lignes mélodiques s’étirant, se dispersant ou se répartissant parmi l’orchestre…
D’une possible coda en suraigu du ténor (à l’issue d’un long et fiévreux solo de Mockünas ponctué de nombreux évènements) surgit une flûte (Mėta Pelegrimaitė) qui organisera son babil de façon à venir dialoguer avec la guitare, puis reprendra son autonomie pour s’épanouir au-dessus d’un phrasé généré par la contrebasse et la guitare, bientôt distribué au reste de l’orchestre. Et de cette complicité entre guitare et contrebasse, je conclue que peut-être (après qu’un nouvelle ostinato sur un semblant de shuffle ait laissé la guitare s’émanciper avec le trombone de Blaser, puis avec la piano d’Arnas Mikalkènas) nous avons birfurqué vers une partition de Ducret. Impression qui frise la certitude lorsque je surprends une réminiscence du thème récurrent de Julie s’est noyée (Marc Ducret “Gris”, 1990 ; Andy Emler “Dreams In Tune” ; Marc Ducret “Tower, vol.3”). Questionné à la hussarde à la sortie du concert, Marc Ducret : « Si l’on veut, remaniée, inversée, travestie… [rires]. » Aveu ou pique d’ironie? Mais peut-être parlait-il d’ailleurs de tout autre chose sur une autre partition du programme.
Et à l’issue de cette première page de mon rapport, on n’arrive qu’à la fin d’un premier morceau (première suite faudrait-il dire). Il y en aura trois autres, deux signés Ducret, une de Mockünas, avec encore de puissantes interventions solistes notamment du trompettiste Dominykass Vyšniauskas, un furieux maelstrom d’Arnas Mikalkènas et l’omnisprésence de Bruno Chevillon, dans sa relation complice avec le guitariste-compositeur, avec des ostinatos ou des improvisations où les mains du contrebassiste semblent réinventer l’instrument… Alors le regard et l’ouïe s’associent pour leur découvrir une existence éminemment plastique, observation qui concerne tout autant son complice guitariste.
Il y aura un rappel, sorte de lamento comme Ducret sait en écrire (et peut-être était-ce cette pièce à laquelle il faisait allusion lorsqu’il répondit à ma question sur une éventuelle reprise de Julie s’est noyée). Si l’un et l’autre leader de l’Improdimensija Orchestra ont tendance à réfuter l’étiquette de jazz, avec raisons, reste que cette musique n’aurait pu exister sans la préexistence de grandes pratiques de l’improvisation, d’une certaine liberté d’écriture et d’émission sonore, d’une façon de penser le placement rythmique ; et qu’elle ne réussit à exister que sur les scènes du jazz et avec le soutien d’une partie de leur public. J’aurais tendance à dire que l’or du jazz est là ; que ce festival strasbourgeois est d’or et qu’il mérite bien son nom de Jazzdor. Franck Bergerot
NB : Né au festival de jazz de Vilnius en octobre 2021, l’Improdimensija Orchestra ayant été imaginé par Liudas Mockünas et Arnas Mikalkènas avec leurs anciens étudiants de l’Académie lituanienne de musique, est invité à Jazzdor avec le soutien de la Saison de la Lituanie en France, du Lithuanian Culture Institute et de l’Institut Français, et le support des États français et lituaniens.