Loin de Rueil
Empêché par une opération chirugicale, notre envoyé spécial n’a pu se rendre dans les restaurants de Rueil-Malmaison où, toute la soirée du 20 septembre, se dispersait le festival Jazz In Rueil/Femmes de jazz. Mais tandis que les festivités commençaient, il en a rêvé en salle de réanimation. Cette après-midi 21 octobre, peut-être aura-t-il retrouvé ses esprits pour aller écouter le quintette de Didier Levallet, le quartette d’Aurore Voilqué, le trio Looking for Parker et la chanteuse China Moses
…J’ai dû m’égarer dans les petites rues du dessus de l’église, que j’ai tendance à confondre entre elles, et suis arrivé au pied d’une escalier dans l’une des marches duquel s’ouvrait un soupirail. Deux yeux luisaient à l’intérieur. Les yeux jaunes d’un chat noir qui me regardait d’un air sournois puis qui sortit, luisant d’une eau dans laquelle il semblait avoir été immergé, et me tourna le dos avec un dédain qui me glaça le sang. Et pourtant je le suivis jusqu’en haut des marches où une grande porte en bois s’ouvrit. Un laquais chinois (laquais va bien avec chinois qui va bien avec canard laqué) s’inclina sur mon passage puis me précéda jusqu’à une couche environnée d’un dizaine de grandes pipes à eau. Distinguant dans la pénombre, d’autres personnes dans ma position, je les observai goûter ces pipes l’une après l’autre, agité de légers mouvements de pied ou de tête, sur des rythmes distincts selon les pipes, comme il arrive aux utilisateurs d’iPod.
Un concert de piPod
J’en goûtai une : des images et des sons me vinrent, effaçant toute autre sensation. Le temps de m’accoutumer, je distinguai un quartette de latin jazz emmené par une pianiste qui m’était inconnue, mais dont la lecture des étiquettes collées sur chacune de pipes m’apprendrait qu’elle est Marie Edwards, l’épouse du tromboniste qui lui donnait la réplique et dont la silhouettes dégingandée et la truculence sonore m’était familière : Jerry Edwards. J’essayai une autre pipe : un duo voix-guitare, Paul Jarret (tiens, celui-là même qui présentera son PJ5 au New Morning le 23 octobre) et Sarah Carso qui chantait Speak Low sur le moelleux tapis d’accords que lui déroulait son comparse. Je passai à un autre duo voix-guitare, celui de Clotilde Rullaud avec Hugo Lippi avant de changer encore de pipe et de reconnaître Patrica Bonner interprétant Waiting for You de Jean-Michel Proust, au ténor à ses côtés. Nouvelles bouffées et nouveau duo, violoncelle-vibraphone, une certaine Laure Zora donnant la réplique à David Patrois. Mais, bien que ma curiosité en fut piquée, avant même de m’en faire une idée, je m’enhardis à tenter une expérience et je tirai simultanément sur deux pipes dont les étiquettes attiraient mon regard : je réussis ainsi à susciter un fameuse « sax battle » entre Nicolas Montier et Philippe Pilon, réinventant la vieille rivalité Herschel Evans-Lester Young aux grandes heures de Kansas City. D’un saxophone à l’autre, j’embouchais la pipe “Alexis Avakian Quartet”, le ténor rueillois s’y trouvant entouré, sur ses propres compositions, d’un autre Pilon, le guitariste Romain Pilon, du contrebassiste Mauro Gargano et du batteur Fabrice Moreau. Auquel s’ajouta soudain, fort étrangement, un joueur de doudouk arménien…
Ouvrez les yeux
Ma tête me tourne, l’abus de substances probablement… Un grand coup de poignard dans le dos, Claude Barthélémy (dont j’ai appris la veille qu’il fait la rentrée au département jazz du conservatoire de Rueil en remplacement de son ancien titulaire Frank Hergott, au côté de Philippe Pilon justement) se penche sur moi : « Monsieur Bergerot, ça y est vous avez été opéré. Un peu plus compliqué que prévu, mais tout va bien. Vous souffrez du dos ? C’est normal, ça va vous tirer encore deux trois jours, mais on va vous donner quelque chose » Au visage de mon chirurgien se superpose à nouveau celui de Claude Barthélémy qui fait le geste de me tirer une balle dans la tête en faisant de ses doigts un canon de revolver. Je sombre à nouveau et je le revois faire mine de me tirer dessus d’un trottoir à l’autre, de ses deux doigts tendus, un soir dans la pénombre d’une rue parisienne, le lendemain de la parution d’une chronique où je m’étais montré déplaisant à son égard. Pilon, pilons, Rueil, Barthélémy… le monde est petit. Barthé s’empare de sa guitare, la hampe où balance mon sac à perfusion se transforme en crosse de contrebasse et j’aperçois au-dessus de moi Didier Levallet qui entame un étrange rubato. Sylvaine Hélary est à sa gauche, soufflant les premières notes de Olhos de Gato qu’elle entrecoupe de vers énigmatiques : « Ouvrez les yeux ! Ouvrez les yeux ! Je vais vous piquer… » Je la sens me tapoter le dos de la main, puis jurer : « Merde, alors ! Vous avez des veines impossibles ! »
Les musiciens ont disparu et je n’aperçois plus autour de moi que trois infirmières affairées parmi les patients qui sortent du bloc opératoire. Je sombre à nouveau : Airelle Besson et Céline Bonacina soufflent, soufflent, soufflent dans leurs binious, les joues toute gonflées… « Allez, laissez moi votre bras, que je puisse vous prendre la tension. »
Ni jazz, ni alcool
Progressivement, les contours se précisent qui distinguent la veille du sommeil et la réalité du rêve. Je m’endors à nouveau et me réveille dans la chambre du service ambulatoire où le programme de Jazz in Rueil est resté ouvert sur la tablette à la page du 20 septembre et où, en attendant ma prémédication le matin-même, j’avais déchiffré le programme détaillé des concerts dispersés dans les restaurants de Rueil. Dans l’agenda de Jazzmag, nous les avions cavalièrement passés sous silence, peut-être faute d’avoir chaussé les bonnes lunettes. La culpabilité du journaliste emprunte des voies mystérieuses.
Sur la même table, quelques recommandations sur un document type : ni jazz ni alcool pendant 24 heures suivant l’opération. Pas de concert au restaurant donc, ce soir. Serai-je suffisamment vaillant demain 21 octobre pour me rendre sur le parvis de la Médiathèque où se succèderont à partir de 15 heures le quintette Voix croisées de Didier Levallet (la trompettiste Airelle Besson, la flûtiste Sylvaine Hélary, la saxophoniste baryton Céline Bonacina, le batteur François Laizeau), Aurore Quartet (la violoniste Aurore Voilqué, l’organiste Florent Gac, le guitariste Siegfried Mandacé, la batteuse Julie Saury), Looking for Parker Trio (la saxophoniste Géraldine Laurent, le guitariste Manu Codjia et le batteur Christophe Marguet). J’y compte bien même si je ne suis pas certain de tenir le coup jusqu’au concert de China Moses, le soir, au Théâtre André Malraux.
Franck Bergerot
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Empêché par une opération chirugicale, notre envoyé spécial n’a pu se rendre dans les restaurants de Rueil-Malmaison où, toute la soirée du 20 septembre, se dispersait le festival Jazz In Rueil/Femmes de jazz. Mais tandis que les festivités commençaient, il en a rêvé en salle de réanimation. Cette après-midi 21 octobre, peut-être aura-t-il retrouvé ses esprits pour aller écouter le quintette de Didier Levallet, le quartette d’Aurore Voilqué, le trio Looking for Parker et la chanteuse China Moses
…J’ai dû m’égarer dans les petites rues du dessus de l’église, que j’ai tendance à confondre entre elles, et suis arrivé au pied d’une escalier dans l’une des marches duquel s’ouvrait un soupirail. Deux yeux luisaient à l’intérieur. Les yeux jaunes d’un chat noir qui me regardait d’un air sournois puis qui sortit, luisant d’une eau dans laquelle il semblait avoir été immergé, et me tourna le dos avec un dédain qui me glaça le sang. Et pourtant je le suivis jusqu’en haut des marches où une grande porte en bois s’ouvrit. Un laquais chinois (laquais va bien avec chinois qui va bien avec canard laqué) s’inclina sur mon passage puis me précéda jusqu’à une couche environnée d’un dizaine de grandes pipes à eau. Distinguant dans la pénombre, d’autres personnes dans ma position, je les observai goûter ces pipes l’une après l’autre, agité de légers mouvements de pied ou de tête, sur des rythmes distincts selon les pipes, comme il arrive aux utilisateurs d’iPod.
Un concert de piPod
J’en goûtai une : des images et des sons me vinrent, effaçant toute autre sensation. Le temps de m’accoutumer, je distinguai un quartette de latin jazz emmené par une pianiste qui m’était inconnue, mais dont la lecture des étiquettes collées sur chacune de pipes m’apprendrait qu’elle est Marie Edwards, l’épouse du tromboniste qui lui donnait la réplique et dont la silhouettes dégingandée et la truculence sonore m’était familière : Jerry Edwards. J’essayai une autre pipe : un duo voix-guitare, Paul Jarret (tiens, celui-là même qui présentera son PJ5 au New Morning le 23 octobre) et Sarah Carso qui chantait Speak Low sur le moelleux tapis d’accords que lui déroulait son comparse. Je passai à un autre duo voix-guitare, celui de Clotilde Rullaud avec Hugo Lippi avant de changer encore de pipe et de reconnaître Patrica Bonner interprétant Waiting for You de Jean-Michel Proust, au ténor à ses côtés. Nouvelles bouffées et nouveau duo, violoncelle-vibraphone, une certaine Laure Zora donnant la réplique à David Patrois. Mais, bien que ma curiosité en fut piquée, avant même de m’en faire une idée, je m’enhardis à tenter une expérience et je tirai simultanément sur deux pipes dont les étiquettes attiraient mon regard : je réussis ainsi à susciter un fameuse « sax battle » entre Nicolas Montier et Philippe Pilon, réinventant la vieille rivalité Herschel Evans-Lester Young aux grandes heures de Kansas City. D’un saxophone à l’autre, j’embouchais la pipe “Alexis Avakian Quartet”, le ténor rueillois s’y trouvant entouré, sur ses propres compositions, d’un autre Pilon, le guitariste Romain Pilon, du contrebassiste Mauro Gargano et du batteur Fabrice Moreau. Auquel s’ajouta soudain, fort étrangement, un joueur de doudouk arménien…
Ouvrez les yeux
Ma tête me tourne, l’abus de substances probablement… Un grand coup de poignard dans le dos, Claude Barthélémy (dont j’ai appris la veille qu’il fait la rentrée au département jazz du conservatoire de Rueil en remplacement de son ancien titulaire Frank Hergott, au côté de Philippe Pilon justement) se penche sur moi : « Monsieur Bergerot, ça y est vous avez été opéré. Un peu plus compliqué que prévu, mais tout va bien. Vous souffrez du dos ? C’est normal, ça va vous tirer encore deux trois jours, mais on va vous donner quelque chose » Au visage de mon chirurgien se superpose à nouveau celui de Claude Barthélémy qui fait le geste de me tirer une balle dans la tête en faisant de ses doigts un canon de revolver. Je sombre à nouveau et je le revois faire mine de me tirer dessus d’un trottoir à l’autre, de ses deux doigts tendus, un soir dans la pénombre d’une rue parisienne, le lendemain de la parution d’une chronique où je m’étais montré déplaisant à son égard. Pilon, pilons, Rueil, Barthélémy… le monde est petit. Barthé s’empare de sa guitare, la hampe où balance mon sac à perfusion se transforme en crosse de contrebasse et j’aperçois au-dessus de moi Didier Levallet qui entame un étrange rubato. Sylvaine Hélary est à sa gauche, soufflant les premières notes de Olhos de Gato qu’elle entrecoupe de vers énigmatiques : « Ouvrez les yeux ! Ouvrez les yeux ! Je vais vous piquer… » Je la sens me tapoter le dos de la main, puis jurer : « Merde, alors ! Vous avez des veines impossibles ! »
Les musiciens ont disparu et je n’aperçois plus autour de moi que trois infirmières affairées parmi les patients qui sortent du bloc opératoire. Je sombre à nouveau : Airelle Besson et Céline Bonacina soufflent, soufflent, soufflent dans leurs binious, les joues toute gonflées… « Allez, laissez moi votre bras, que je puisse vous prendre la tension. »
Ni jazz, ni alcool
Progressivement, les contours se précisent qui distinguent la veille du sommeil et la réalité du rêve. Je m’endors à nouveau et me réveille dans la chambre du service ambulatoire où le programme de Jazz in Rueil est resté ouvert sur la tablette à la page du 20 septembre et où, en attendant ma prémédication le matin-même, j’avais déchiffré le programme détaillé des concerts dispersés dans les restaurants de Rueil. Dans l’agenda de Jazzmag, nous les avions cavalièrement passés sous silence, peut-être faute d’avoir chaussé les bonnes lunettes. La culpabilité du journaliste emprunte des voies mystérieuses.
Sur la même table, quelques recommandations sur un document type : ni jazz ni alcool pendant 24 heures suivant l’opération. Pas de concert au restaurant donc, ce soir. Serai-je suffisamment vaillant demain 21 octobre pour me rendre sur le parvis de la Médiathèque où se succèderont à partir de 15 heures le quintette Voix croisées de Didier Levallet (la trompettiste Airelle Besson, la flûtiste Sylvaine Hélary, la saxophoniste baryton Céline Bonacina, le batteur François Laizeau), Aurore Quartet (la violoniste Aurore Voilqué, l’organiste Florent Gac, le guitariste Siegfried Mandacé, la batteuse Julie Saury), Looking for Parker Trio (la saxophoniste Géraldine Laurent, le guitariste Manu Codjia et le batteur Christophe Marguet). J’y compte bien même si je ne suis pas certain de tenir le coup jusqu’au concert de China Moses, le soir, au Théâtre André Malraux.
Franck Bergerot
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Empêché par une opération chirugicale, notre envoyé spécial n’a pu se rendre dans les restaurants de Rueil-Malmaison où, toute la soirée du 20 septembre, se dispersait le festival Jazz In Rueil/Femmes de jazz. Mais tandis que les festivités commençaient, il en a rêvé en salle de réanimation. Cette après-midi 21 octobre, peut-être aura-t-il retrouvé ses esprits pour aller écouter le quintette de Didier Levallet, le quartette d’Aurore Voilqué, le trio Looking for Parker et la chanteuse China Moses
…J’ai dû m’égarer dans les petites rues du dessus de l’église, que j’ai tendance à confondre entre elles, et suis arrivé au pied d’une escalier dans l’une des marches duquel s’ouvrait un soupirail. Deux yeux luisaient à l’intérieur. Les yeux jaunes d’un chat noir qui me regardait d’un air sournois puis qui sortit, luisant d’une eau dans laquelle il semblait avoir été immergé, et me tourna le dos avec un dédain qui me glaça le sang. Et pourtant je le suivis jusqu’en haut des marches où une grande porte en bois s’ouvrit. Un laquais chinois (laquais va bien avec chinois qui va bien avec canard laqué) s’inclina sur mon passage puis me précéda jusqu’à une couche environnée d’un dizaine de grandes pipes à eau. Distinguant dans la pénombre, d’autres personnes dans ma position, je les observai goûter ces pipes l’une après l’autre, agité de légers mouvements de pied ou de tête, sur des rythmes distincts selon les pipes, comme il arrive aux utilisateurs d’iPod.
Un concert de piPod
J’en goûtai une : des images et des sons me vinrent, effaçant toute autre sensation. Le temps de m’accoutumer, je distinguai un quartette de latin jazz emmené par une pianiste qui m’était inconnue, mais dont la lecture des étiquettes collées sur chacune de pipes m’apprendrait qu’elle est Marie Edwards, l’épouse du tromboniste qui lui donnait la réplique et dont la silhouettes dégingandée et la truculence sonore m’était familière : Jerry Edwards. J’essayai une autre pipe : un duo voix-guitare, Paul Jarret (tiens, celui-là même qui présentera son PJ5 au New Morning le 23 octobre) et Sarah Carso qui chantait Speak Low sur le moelleux tapis d’accords que lui déroulait son comparse. Je passai à un autre duo voix-guitare, celui de Clotilde Rullaud avec Hugo Lippi avant de changer encore de pipe et de reconnaître Patrica Bonner interprétant Waiting for You de Jean-Michel Proust, au ténor à ses côtés. Nouvelles bouffées et nouveau duo, violoncelle-vibraphone, une certaine Laure Zora donnant la réplique à David Patrois. Mais, bien que ma curiosité en fut piquée, avant même de m’en faire une idée, je m’enhardis à tenter une expérience et je tirai simultanément sur deux pipes dont les étiquettes attiraient mon regard : je réussis ainsi à susciter un fameuse « sax battle » entre Nicolas Montier et Philippe Pilon, réinventant la vieille rivalité Herschel Evans-Lester Young aux grandes heures de Kansas City. D’un saxophone à l’autre, j’embouchais la pipe “Alexis Avakian Quartet”, le ténor rueillois s’y trouvant entouré, sur ses propres compositions, d’un autre Pilon, le guitariste Romain Pilon, du contrebassiste Mauro Gargano et du batteur Fabrice Moreau. Auquel s’ajouta soudain, fort étrangement, un joueur de doudouk arménien…
Ouvrez les yeux
Ma tête me tourne, l’abus de substances probablement… Un grand coup de poignard dans le dos, Claude Barthélémy (dont j’ai appris la veille qu’il fait la rentrée au département jazz du conservatoire de Rueil en remplacement de son ancien titulaire Frank Hergott, au côté de Philippe Pilon justement) se penche sur moi : « Monsieur Bergerot, ça y est vous avez été opéré. Un peu plus compliqué que prévu, mais tout va bien. Vous souffrez du dos ? C’est normal, ça va vous tirer encore deux trois jours, mais on va vous donner quelque chose » Au visage de mon chirurgien se superpose à nouveau celui de Claude Barthélémy qui fait le geste de me tirer une balle dans la tête en faisant de ses doigts un canon de revolver. Je sombre à nouveau et je le revois faire mine de me tirer dessus d’un trottoir à l’autre, de ses deux doigts tendus, un soir dans la pénombre d’une rue parisienne, le lendemain de la parution d’une chronique où je m’étais montré déplaisant à son égard. Pilon, pilons, Rueil, Barthélémy… le monde est petit. Barthé s’empare de sa guitare, la hampe où balance mon sac à perfusion se transforme en crosse de contrebasse et j’aperçois au-dessus de moi Didier Levallet qui entame un étrange rubato. Sylvaine Hélary est à sa gauche, soufflant les premières notes de Olhos de Gato qu’elle entrecoupe de vers énigmatiques : « Ouvrez les yeux ! Ouvrez les yeux ! Je vais vous piquer… » Je la sens me tapoter le dos de la main, puis jurer : « Merde, alors ! Vous avez des veines impossibles ! »
Les musiciens ont disparu et je n’aperçois plus autour de moi que trois infirmières affairées parmi les patients qui sortent du bloc opératoire. Je sombre à nouveau : Airelle Besson et Céline Bonacina soufflent, soufflent, soufflent dans leurs binious, les joues toute gonflées… « Allez, laissez moi votre bras, que je puisse vous prendre la tension. »
Ni jazz, ni alcool
Progressivement, les contours se précisent qui distinguent la veille du sommeil et la réalité du rêve. Je m’endors à nouveau et me réveille dans la chambre du service ambulatoire où le programme de Jazz in Rueil est resté ouvert sur la tablette à la page du 20 septembre et où, en attendant ma prémédication le matin-même, j’avais déchiffré le programme détaillé des concerts dispersés dans les restaurants de Rueil. Dans l’agenda de Jazzmag, nous les avions cavalièrement passés sous silence, peut-être faute d’avoir chaussé les bonnes lunettes. La culpabilité du journaliste emprunte des voies mystérieuses.
Sur la même table, quelques recommandations sur un document type : ni jazz ni alcool pendant 24 heures suivant l’opération. Pas de concert au restaurant donc, ce soir. Serai-je suffisamment vaillant demain 21 octobre pour me rendre sur le parvis de la Médiathèque où se succèderont à partir de 15 heures le quintette Voix croisées de Didier Levallet (la trompettiste Airelle Besson, la flûtiste Sylvaine Hélary, la saxophoniste baryton Céline Bonacina, le batteur François Laizeau), Aurore Quartet (la violoniste Aurore Voilqué, l’organiste Florent Gac, le guitariste Siegfried Mandacé, la batteuse Julie Saury), Looking for Parker Trio (la saxophoniste Géraldine Laurent, le guitariste Manu Codjia et le batteur Christophe Marguet). J’y compte bien même si je ne suis pas certain de tenir le coup jusqu’au concert de China Moses, le soir, au Théâtre André Malraux.
Franck Bergerot
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Empêché par une opération chirugicale, notre envoyé spécial n’a pu se rendre dans les restaurants de Rueil-Malmaison où, toute la soirée du 20 septembre, se dispersait le festival Jazz In Rueil/Femmes de jazz. Mais tandis que les festivités commençaient, il en a rêvé en salle de réanimation. Cette après-midi 21 octobre, peut-être aura-t-il retrouvé ses esprits pour aller écouter le quintette de Didier Levallet, le quartette d’Aurore Voilqué, le trio Looking for Parker et la chanteuse China Moses
…J’ai dû m’égarer dans les petites rues du dessus de l’église, que j’ai tendance à confondre entre elles, et suis arrivé au pied d’une escalier dans l’une des marches duquel s’ouvrait un soupirail. Deux yeux luisaient à l’intérieur. Les yeux jaunes d’un chat noir qui me regardait d’un air sournois puis qui sortit, luisant d’une eau dans laquelle il semblait avoir été immergé, et me tourna le dos avec un dédain qui me glaça le sang. Et pourtant je le suivis jusqu’en haut des marches où une grande porte en bois s’ouvrit. Un laquais chinois (laquais va bien avec chinois qui va bien avec canard laqué) s’inclina sur mon passage puis me précéda jusqu’à une couche environnée d’un dizaine de grandes pipes à eau. Distinguant dans la pénombre, d’autres personnes dans ma position, je les observai goûter ces pipes l’une après l’autre, agité de légers mouvements de pied ou de tête, sur des rythmes distincts selon les pipes, comme il arrive aux utilisateurs d’iPod.
Un concert de piPod
J’en goûtai une : des images et des sons me vinrent, effaçant toute autre sensation. Le temps de m’accoutumer, je distinguai un quartette de latin jazz emmené par une pianiste qui m’était inconnue, mais dont la lecture des étiquettes collées sur chacune de pipes m’apprendrait qu’elle est Marie Edwards, l’épouse du tromboniste qui lui donnait la réplique et dont la silhouettes dégingandée et la truculence sonore m’était familière : Jerry Edwards. J’essayai une autre pipe : un duo voix-guitare, Paul Jarret (tiens, celui-là même qui présentera son PJ5 au New Morning le 23 octobre) et Sarah Carso qui chantait Speak Low sur le moelleux tapis d’accords que lui déroulait son comparse. Je passai à un autre duo voix-guitare, celui de Clotilde Rullaud avec Hugo Lippi avant de changer encore de pipe et de reconnaître Patrica Bonner interprétant Waiting for You de Jean-Michel Proust, au ténor à ses côtés. Nouvelles bouffées et nouveau duo, violoncelle-vibraphone, une certaine Laure Zora donnant la réplique à David Patrois. Mais, bien que ma curiosité en fut piquée, avant même de m’en faire une idée, je m’enhardis à tenter une expérience et je tirai simultanément sur deux pipes dont les étiquettes attiraient mon regard : je réussis ainsi à susciter un fameuse « sax battle » entre Nicolas Montier et Philippe Pilon, réinventant la vieille rivalité Herschel Evans-Lester Young aux grandes heures de Kansas City. D’un saxophone à l’autre, j’embouchais la pipe “Alexis Avakian Quartet”, le ténor rueillois s’y trouvant entouré, sur ses propres compositions, d’un autre Pilon, le guitariste Romain Pilon, du contrebassiste Mauro Gargano et du batteur Fabrice Moreau. Auquel s’ajouta soudain, fort étrangement, un joueur de doudouk arménien…
Ouvrez les yeux
Ma tête me tourne, l’abus de substances probablement… Un grand coup de poignard dans le dos, Claude Barthélémy (dont j’ai appris la veille qu’il fait la rentrée au département jazz du conservatoire de Rueil en remplacement de son ancien titulaire Frank Hergott, au côté de Philippe Pilon justement) se penche sur moi : « Monsieur Bergerot, ça y est vous avez été opéré. Un peu plus compliqué que prévu, mais tout va bien. Vous souffrez du dos ? C’est normal, ça va vous tirer encore deux trois jours, mais on va vous donner quelque chose » Au visage de mon chirurgien se superpose à nouveau celui de Claude Barthélémy qui fait le geste de me tirer une balle dans la tête en faisant de ses doigts un canon de revolver. Je sombre à nouveau et je le revois faire mine de me tirer dessus d’un trottoir à l’autre, de ses deux doigts tendus, un soir dans la pénombre d’une rue parisienne, le lendemain de la parution d’une chronique où je m’étais montré déplaisant à son égard. Pilon, pilons, Rueil, Barthélémy… le monde est petit. Barthé s’empare de sa guitare, la hampe où balance mon sac à perfusion se transforme en crosse de contrebasse et j’aperçois au-dessus de moi Didier Levallet qui entame un étrange rubato. Sylvaine Hélary est à sa gauche, soufflant les premières notes de Olhos de Gato qu’elle entrecoupe de vers énigmatiques : « Ouvrez les yeux ! Ouvrez les yeux ! Je vais vous piquer… » Je la sens me tapoter le dos de la main, puis jurer : « Merde, alors ! Vous avez des veines impossibles ! »
Les musiciens ont disparu et je n’aperçois plus autour de moi que trois infirmières affairées parmi les patients qui sortent du bloc opératoire. Je sombre à nouveau : Airelle Besson et Céline Bonacina soufflent, soufflent, soufflent dans leurs binious, les joues toute gonflées… « Allez, laissez moi votre bras, que je puisse vous prendre la tension. »
Ni jazz, ni alcool
Progressivement, les contours se précisent qui distinguent la veille du sommeil et la réalité du rêve. Je m’endors à nouveau et me réveille dans la chambre du service ambulatoire où le programme de Jazz in Rueil est resté ouvert sur la tablette à la page du 20 septembre et où, en attendant ma prémédication le matin-même, j’avais déchiffré le programme détaillé des concerts dispersés dans les restaurants de Rueil. Dans l’agenda de Jazzmag, nous les avions cavalièrement passés sous silence, peut-être faute d’avoir chaussé les bonnes lunettes. La culpabilité du journaliste emprunte des voies mystérieuses.
Sur la même table, quelques recommandations sur un document type : ni jazz ni alcool pendant 24 heures suivant l’opération. Pas de concert au restaurant donc, ce soir. Serai-je suffisamment vaillant demain 21 octobre pour me rendre sur le parvis de la Médiathèque où se succèderont à partir de 15 heures le quintette Voix croisées de Didier Levallet (la trompettiste Airelle Besson, la flûtiste Sylvaine Hélary, la saxophoniste baryton Céline Bonacina, le batteur François Laizeau), Aurore Quartet (la violoniste Aurore Voilqué, l’organiste Florent Gac, le guitariste Siegfried Mandacé, la batteuse Julie Saury), Looking for Parker Trio (la saxophoniste Géraldine Laurent, le guitariste Manu Codjia et le batteur Christophe Marguet). J’y compte bien même si je ne suis pas certain de tenir le coup jusqu’au concert de China Moses, le soir, au Théâtre André Malraux.
Franck Bergerot