Louis Sclavis et son quartette font le mur à JazzContreBand
Hier, 12 octobre, dans le cadre du festival transfrontalier JazzContreBand, Christophe Lavergne, Sarah Murcia, Benjamin Moussay faisaient étape au Chorus, le jazz club de Lausanne, avec Louis Sclavis et son programme “Characters on a Wall” inspiré par les travaux muraux d’Ernest Pignon-Ernest.
Voici déjà deux ans que Louis Sclavis tourne avec “Characters on a Wall” et un an qu’il en a enregistré le répertoire à La Buissonne sous la direction artistique de Manfred Eicher pour ECM. Son passé, sa réputation, son public – même si celui-ci vieillit – et l’intérêt qu’on lui porte encore sur le marché du concert lui permettent d’échapper à la logique infernale selon laquelle il faut avoir fait un disque pour tenter de susciter l’attention des programmateurs qui lui demanderont de passer à un programme suivant avant même que le premier ait été rodé. Un privilège qui se mérite aussi… Même si la patte Louis Sclavis est désormais bien connue – à l’heure où les classes de musicologie se multiplient, elle mériterait une étude sur ce qui la rapproche et la distingue d’un autre omniprésent de la scène française, Henri Texier –, le clarinettiste a maintenu ce niveau d’exigence qui l’a fait émerger, dans la conception des répertoires et dans la façon de se renouveler en concevant des effectifs orchestraux et des cocktails de personnalités auxquelles, une fois ses partitions mises en place, il confie volontiers les clés de ces dernières. À quoi s’ajoute, une plume mélodique attrayante sans facilité assortie aux qualités dramatiques d’une écriture, dont on peut comprendre qu’elle ait pu séduire les réalisateurs de film et qui pourrait parfois n’être qu’illustrative, mais comporte en elle-même déjà tout ce qui fait un scénario, un moteur dramatique, avec en plus une dignité scénique qui a porte ce quelque chose qu’ont en commun le théâtre et la liturgie.
Deux ans donc, que le batteur Christophe Lavergne, la contrebassiste Sarah Murcia et le pianiste Benjamin Moussay arpentent ces “Characters on a Wall” qu’ils donnaient encore la veille à Bergame, et ça s’entend d’emblée. Un son collectif dans la compacité de ses tuttis comme dans la dispersion polyphonique de ses parties d’où surgissent parfois des entrelacs monophoniques, voire de vrais unissons souples comme des lianes, selon des associations où Louis Sclavis – qu’il plante un climat ou mette en branle une action –, joue de toutes les combinaisons disponibles entre les différents registres des clarinettes, du piano, de la contrebasse et de la batterie. Un univers orchestral où partout se présentent des lignes de fuite aux solistes, mais où ils peuvent aussi, avec de sublimes intuitions, s’engouffrer à plusieurs, improvisation collective ou accompagnée, accompagnement lui-même improvisé où “l’accompagnant” peut lui-même se faire “accompagné”, où plus exactement prendre les devants, le temps d’une rapide proposition ou plus durablement… La musique circule à toute vitesse entre les quatre, les oreilles et le cœur grands ouverts, avec cette entente très particulière qu’entretiennent depuis des lustres Christophe Lavergne et Sarah Murcia, notamment au sein des orchestres de Sylvain Cathala, et où le piano de Benjamin Moussay semble avoir pris greffe. L’héritage pianistique de ce dernier où l’on pourrait reconnaître les traces de Franz Lizst, Anton Webern, Chick Corea ou Paul Bley, sympathise tant avec les affinités pop de Murcia qu’avec l’enseignement de Jean-François Jenny-Clark dont celle-ci se montre digne, tant par la mobilité extrême du jeu que par sa musicalité. Christophe Lavergne bat, gronde, swingue, contreswingue, surgroove et dégroove, jusqu’à ce solo tout en rumeurs rubato dont les ponctuations orchestrales données par ses comparses m’évoquent, je ne sais trop pourquoi, les ambiances désolées imaginées par Bernard Hermann pour le Taxi Driver de Martin Scorsese.
Ces moments idéalement partagés dans la cave du Chorus de Lausanne donnent envie dés cette semaine d’aller y entendre par exemple le jeudi 17 octobre les travaux dirigés par le fameux bassiste irlandais Ronan Guilfoyle avec les étudiants des écoles de jazz suisses (hautes écoles de Berne, Lucerne, Bâle, Zurich et Lausanne) sur – association inattendue – les musiques de Jack Bruce (“Things We Like” auquel participa John McLaughlin avant de rejoindre Tony Williams à New York) et Thelonious Monk. Le vendredi 18, on pourra y entendre le Black Art Jazz Collective, all star newyorkais dirigé par le trompettiste Jeremy Pelt et le saxophoniste Wayne Escoffery, et le samedi 19, une habituée du Chorus, la pianiste Lynne Ariale. Mais le concert de Louis Sclavis prenait lui-même place dans une programmation plus large, celle transfrontalière entre Suisse et France, fédérant tout au long du mois d’octobre 28 lieux pour une série de 70 concerts, que conclura le 29 à l’Alhambra de Genève le trio ‘Eric Legnini et où se produit ce soir même 14 octobre à l’école de musiques actuelles ETM de Genève le duo de Louis Sclavis et Benjamin Moussay, à l’issue d’une master class du clarinettiste. Franck Bergerot