MAI AU MEJAN : IKUI DOKI et ENRICO PIERANUNZI QUARTET
Soirée du 25 mai
IKUI DOKI
Sophie Bernado (basson et chant)
Hugues Mayot (saxophone et clarinette)
Rafaëlle Rinaudo (harpe)
La soirée commence avec ce trio étonnant, au nom mystérieux IKUI DOKI (petit mobile en japonais), l’un des groupes émergents du dispositif JAZZ MIGRATION, en place depuis 2002
qui tente avec une saine fraîcheur, moins de bousculer le paysage de la musique actuelle que de tracer sa voie en soulignant quelques influences extra-européennes sur la musique française du début du xxème.
Un trio alerte, passionné par les innovations que permet la lutherie moderne, qui met en avant une instrumentation originale (basson, harpe et saxophone/clarinette) .
Cette musique se déguste sans précipitation, jouant sur une dimension insolite, poétique où le jazz se glisse ça et là dans une esthétique contemporaine.
Les filles sont bien présentes dans ce trio, la brune bassoniste Sophie Bernado (fleur à l’oreille) et la harpiste blonde Rafaëlle Rinaudo : comme elles s’ennuyaient quelque peu dans le cursus classique du CNSM, elles allèrent voir un peu ce qui se faisait dans le département jazz voisin, glanant des idées…et de nouveaux camarades de jeu. Hugues Mayot lui, dernier ONJ Benoît) avait choisi le jazz dès le début. D’un désir commun de musique est né ce trio uni, amoureux de beaux unissons.
Une conversation équilatérale, subtile et humoristique s’engage très vite dès ce « Debussy l’Africain », clin d’oeil à Monsieur Claude, décidément omniprésent en cette année du centenaire de sa naissance. Debussy africain? Un titre en forme de boutade, comme on a pu évoquer « Mozart l’Egyptien ». Cette composition nous entraîne dans une succession de tableaux sonores, un voyage exotique, sans cliché aucun, même si l’on a souvent tendance à dire que la musique est un voyage. Le répertoire du groupe plonge l’auditeur dans un ailleurs imaginaire, un cinéma virtuel que l’on se projette, une jungle peuplée d’animaux : du serpent ensorceleur (ligne rythmique répétitivement obsédante) au tigre beau et cruel que nous présente à la voix et au chant la bassonniste qui visiblement n’a peur de rien. Elle reprend ainsi l’un des plus célèbres poèmes du grand William Blake, également graveur et peintre, tiré des Songs of Experience (1794) :
« Tyger, Tyger, burning bright
In the forests of the night
What immortal hand or eye
could frame thy fearful symmetry? »
Cette première strophe doit réveiller bien des souvenirs chez les Anglosaxons : à la balance, le saxophoniste Seamus BLAKE s’arrête, étonné d’entendre ainsi, dans le contexte arlésien, son homonyme ainsi déclamé.
Dépaysement assuré avec des sonorités travaillées, des effets d’inquiétante étrangeté : une musique des lisières dont la fougue manifeste des interprètes est tempérée par la musicalité des timbres d’instruments volontiers appareillés. Les artifices technologiques ne travestissent pas pour autant le son et sa qualité plastique au coeur de la chapelle : Rafaëlle Rinaudo maîtrise tous les effets de son hyperharpe, une harpe préparée, avec des « freeze » (comme des coups qui gèlent le son), tripotant et frappant de sa mailloche les cordes dont l’une finit par casser. Lili Laskin écoute-t-elle cette descendante, au croisement de la musique improvisée et de l’électronique performative ?
D’ailleurs le morceau qui suit, « My tailor is Reich », à la sourde insistance, évoque les minimalistes américains, sans austérité marquée.
On saute ensuite avec 40 secondes d’un riff « rock around the clockien » sur « Cats and Dogs ».Toujours le bréviaire animal, où le félin attaque avant que les cadences très suggestives ne calment le jeu, et que la musique ne meure dans un souffle commun.
Des pièces très très courtes, d’autres plus développées qui laissent le temps de se raconter une histoire. On reste charmé par cette musique d’atmosphère, qui pourrait accompagner vidéo ou documentaire, où les timbres et couleurs se marient à merveille, en un magma très personnel comme dans le dernier et énigmatique « L.S.P ».
ENRICO PIERANUNZI QUARTET
Changement radical en dernière partie de soirée avec le programme cent pour cent jazz du pianiste romain, qui nous transporte au mythique Village Vanguard new yorkais où fut enregistré en 2015 ce New Spring pour Cam Jazz. C’est une « jazz machine » parfaitement huilée qu’il nous est donné d’entendre, avec un personnel quelque peu différent de celui du disque : une formation « européenne » où Enrico Pieranunzi s’est entouré de son vieux complice André Ceccarelli à la batterie et du fidèle contrebassiste italien Luca Bulgarelli ; le saxophoniste canadien d’origine Seamus Blake remplace Donny McCaslin, moins disponible depuis le succès du Black Star du regretté Bowie.
Ce soir est le dernier concert d’une tournée européenne consistante qui a conduit le quartet de Rouen à Zurich, de Genève à Vicenza, Dudelange (L), Dortmund. Beau coup pour Jazz in Arles que de les avoir interceptés, avant le retour à la maison.
La musique est tout à fait réjouissante : un jazz tout en énergie avec un sax ténor qui joue selon les codes américains.
Pieranunzi, avec plus de quatre vingt albums à son nom, a acquis une telle réputation dans le piano jazz qu’il peut absolument jouer tous les répertoires, passer d’un phrasé et d’une sensibilité romantiques, devenir mélancolique, se lancer dans la musique de film ou servir avec une fougue jamais en défaut, la tradition du jazz des années soixante.
Avec enthousiasme et rigueur, il transmet exigence et imprévisibilité dans le jeu par ses ruptures ou ses relances : plus encore que sous le charme d’un beau piano, on est sous son emprise, tant il tient son groupe en éveil. Si le maestro veille au grain, il peut compter sur son équipe. Jamais la tension ne se relâche tout au long de pièces, plutôt longues, ouvertes à l’improvisation. Le blues « Entropy » peu languissant, l’inévitable ballade « Loveward » ou le mélodique « Permutation » ont une saine vigueur. Chacun est en place, la rythmique est solide et carrée : Dédé Cecarelli est le gardien du tempo, impassible, d’une précision sèche aux baguettes. Luca Bulgarelli chante la mélodie, colore ses solos, trop rares à mon goût, rejoignant le pianiste dans sa fonction d’accompagnateur. C’est le sax ténor qui, dès le premier titre « Amsterdam avenue » s’élance et jamais ne se départira de cette intensité « droite », sans arabesques ni joliesse.
Un programme qu’Enrico Pieranunzi a composé, sans véritable tube, favorisant un travail d’équipe. Ce soir, il ne rejoue aucun standard. On aurait pu s’attendre au programme de son dernier Monsieur Claude avec Dédé Cecarelli et Didier Imbert. Contrepied intelligent de la programmation, ce sera du jazz, du vrai : si le pianiste sait reprendre ô combien toutes les pièces du répertoire classique, il instille avec humour et un sens pédagogique certain, ce phrasé « classique » dans son jazz :
il nous livre ainsi une musique brillante, précise et incarnée, jouant de tout le clavier avec de franches attaques, une main gauche puissante, des accords plaqués avec force. Lyrique et swinguant … avec cette obsession du plein sans saturation pour autant. Un discours essentiel, fluide, où rien ne serait gratuit ni délayé : ça cascade, ça virevolte jusqu’au rappel sur le Steinway divinement accordé.
Une création libre à plus d’un titre mais pas free. Un embrasement continu, une musique ardente dans ses commencements qui entraîne, nerveuse mais sans violence tant on la sent contrôlée dans ses emportements même.
Encore un coup gagnant pour Jazz in Arles avec cette soirée contrastée où domine cependant la jouissance du jeu.
Sophie Chambon